19.11.2024
Les raisons du leadership de Vladimir Poutine
Tribune
2 octobre 2012
Ancien lieutenant-colonel du KGB, le passé de Vladimir Poutine suffit bien souvent à expliquer la montée des hommes à épaulettes dans le cours politique de la Russie. Or cet amalgame masque une question essentielle : pourquoi le rôle et l’influence des siloviki ont été bien accueillis par la majeure partie de la société ?
En reprenant le contrôle des empires médiatiques et des industries d’extraction des énergies fossiles par le réseau des siloviki (1), Vladimir Poutine s’est avant tout émancipé de l’héritage de Boris Eltsine. Mais les siloviki , ont aussi été déterminants dans la réhabilitation du sentiment patriotique. Deux tendances se distinguent. Le courant des « tchékistes orthodoxes » est regroupé autour du Centre de la Gloire Nationale de la Russie, présidé par Vladimir Iakounine depuis sa création le 25 avril 2001. Président des Chemins de fer russes et ancien membre du renseignement extérieur, l’homme a su fédérer autour de lui des siloviki qui allient leur foi orthodoxe à la défense du patriotisme. L’originalité des « tchékistes orthodoxes » réside dans la synthèse qu’ils opèrent entre le renouveau de l’éducation patriotique et l’assimilation du peuple russe au peuple orthodoxe prônée par le Patriarche Kirill. Selon eux, le patriotisme acquiert sa valeur dans l’affirmation de l’orthodoxie, qui devient une référence religieuse, ethnique et civilisationnelle dans la restauration de l’État en Russie. Le second pôle d’influence est formé autour d’Igor Setchine. Principal instigateur du démantèlement de la compagnie pétrolière Ioukos, Igor Setchine n’est pas un idéologue, mais son action en faveur de la reconstruction d’un capitalisme d’État dans le secteur des matières premières s’inscrit dans une mouvance populaire qui considère les siloviki comme la seule réserve de cadres capable d’assurer la stabilisation socio-économique du pays contre les tentatives d’ingérence étrangère.
Synthèse d’une conception populaire de la souveraineté territoriale et dernière élite restante au service de l’État, les siloviki forment la principale force du nouveau conservatisme de Vladimir Poutine dont le but est de réconcilier la Russie soviétique avec la Russie libérale.
Mais la montée de la contestation sociale depuis les manifestations contre les fraudes aux élections législatives du 4 décembre 2011 a altéré la position de Vladimir Poutine sur les questions nationalistes et sociales qui sous-tendent le sentiment patriotique. La campagne présidentielle de 2012 a donc été l’occasion pour le candidat Vladimir Poutine de renforcer son discours sur ces deux questions. Le 13 février 2012, il publie un article dans le journal Komsomolskaâ Pravda sur la défense de l’État social et la réalisation de la justice ( spravedlivost’ ) avec pour mesure phare le renforcement de la politique nataliste. Puis une semaine plus tard dans le journal officiel Rossiskaâ Gazeta, Vladimir Poutine annonce des investissements massifs dans l’industrie militaire (évalués entre 440 et 500 milliards d’euros) présentée comme le moteur de la modernisation de la société. Il encourage notamment l’idée d’un mouvement de soutien pour l’armée et le complexe militaro-industriel au sein du Front Populaire Panrusse ( ONF ). Créé le 26 février 2012, le silovik Dmitri Rogozine préside cette sous-direction de l’ ONF et souhaite consolider, avec le soutien du Patriarcat de Moscou, le lien entre la société et l’armée grâce à l’éducation patriotique de la jeunesse.
On aurait pourtant tort de croire que Vladimir Poutine veuille incarner le retour des forces réactionnaires au sein d’une société en quête d’ordre. Il se présente plutôt comme la seule personne capable de résoudre les tensions internes qui parcourent la notion de puissance , essentielle pour le projet de modernisation de la société.
Le nouveau format interne de la puissance russe postsoviétique
Mais comment, en suivant la voie ouverte par Evgueni Primakov, Vladimir Poutine utilise-t-il le ressort de l’effondrement et du renouvellement des forces vives du pays pour définir le nouveau format de la puissance russe ?
L’idée de puissance sert d’abord d’instrument pour l’examen autocritique des frustrations de l’État face à la dégradation de son statut international et pour la récupération électoraliste d’une population nostalgique en proie à des difficultés socio-économiques récurrentes. Le discours patriotique de Vladimir Poutine vise à rétablir la confiance de la société dans l’État sur la base des valeurs morales. Ici, l’orthodoxie renoue le lien entre le citoyen et l’État. La dégradation physique et psychologique des Russes dans les années 90 a stimulé la croyance en une communauté nationale menacée et l’impératif de régénérer spirituellement la société. L’orthodoxie devient la première ressource morale capable de concilier les contradictions de la puissance postsoviétique et de les surmonter. Elle projette le citoyen russe dans un mouvement de subjectivation qui le transforme en une figure héroïque renouvelée et moderne. Ainsi recomposé, l’État orthodoxe devient un élément de cohésion du dialogue intergénérationnel et focalise le désir de la société d’appartenir à une grande nation du XXIe siècle. Il confère au citoyen un nouveau statut social porteur de valeurs personnelles : façon d’être, d’avoir et de se comporter.
Le lien intrinsèque entre l’État et l’orthodoxie conduit à la revitalisation des valeurs civiques d’ordre politique, social et culturel. Ce processus se construit en réaction contre la désocialisation partielle de la population, le règne de l’arbitraire et le sentiment d’impunité résumés par ce néologisme russe : bespredel . Il alimente le fatalisme historique lié à l’idée de l’arriération générale de la Russie, reléguée en-dehors de la zone imaginaire des « pays civilisés occidentaux ». Le renouveau des valeurs civiques est présenté par Vladimir Poutine comme la promesse d’une sortie de crise et du passage à une nouvelle modernité, associée au culte de la performance individuelle et à la régulation sociale par l’État, pour la défense d’une communauté d’intérêts et de valeurs nationales. La politique de stabilisation de Vladimir Poutine n’est plus un contrepoids à « l’ochlocratie » mais un « mécanisme d’harmonisation sociale » de la société garanti par la puissance de l’État, dont la force réside en l’accès pour le citoyen-patriote à de nouvelles ressources socio-économiques.
En 2012, les valeurs morales et civiques sont de nouveau le signe d’une appartenance commune à un seul et même État. Mais un basculement s’est opéré dans la société qui, en rupture avec la conception traditionnelle de l’État pluriethnique, considère le Russe ethnique à l’origine de l’État historique. Vladimir Poutine a su capter ce changement, décrivant les Russes ethniques comme le peuple qui transcende les régionalismes en une culture et des valeurs communes propres à la civilisation russe. À l’image de la Chine ou de l’Inde, la Russie future ne serait pas un État-empire ou un État-nation, mais une civilisation supranationale à l’intérieur d’un « État-civilisation » ( Gossudarstvo-civilizaciâ ).
Au cours des années 2000-2012, Vladimir Poutine a su réaliser la synthèse de la puissance militaire de 1945 avec la puissance socio-économique de 1961. À partir de ces deux références, le président russe a rétabli la continuité historique de l’État et redéfini le format interne de la puissance postsoviétique. La réussite de Vladimir Poutine réside dans la mise en relation de ce format interne avec le renouvellement de l’influence régionale et mondiale de la Russie sur la scène internationale. Elle lui a permis d’incarner cette nouvelle puissance étatique, au point d’être considéré comme le leader national naturel par la majorité des Russes.
(1) Le silovik (au pluriel siloviki) désigne une personne dont les fonctions sont ou ont été liées à des ‘structures de force’ : Ministère de la Défense, Ministère de l’Intérieur (MVD), Prokuratura, FSB et les différents services spécialisés dans le renseignement. Les siloviki sont estimés à 2,5 millions de personnes.