17.12.2024
Face à la Chine, le partenariat stratégique Inde-Japon ne cesse de se renforcer
Tribune
10 février 2012
De telles relations ne sont pas le fruit du hasard mais de la nécessité. La menace croissante(4) que fait peser, ou en tout cas est ressentie comme telle par Tokyo et New Delhi, le développement militaire chinois sur l’Inde et le Japon ; l’instabilité générée par la piraterie internationale – les deux pays dépendent à 97 % et 100 % du commerce maritime – ; les menaces nord-coréennes (essais nucléaires, tirs de missiles balistiques, transferts de technologies sensibles au Pakistan, ennemi de l’Inde) ont entraîné une convergence des points de vue et des intérêts stratégiques des deux pays.
Mais cette relation s’explique aussi par l’histoire. Sans remonter au bouddhisme qui irrigue les deux cultures, les deux pays ont établi peu après la Seconde guerre mondiale des relations diplomatiques(5) – c’était le 28 avril 1952. Cette date a une double importance : d’abord l’Inde fut un des premiers pays à reconnaître ainsi le Japon vaincu et à signer avec lui un traité de paix, de plus en 2012 on fêtera les 60 ans de cette relation particulière entre deux nations qui sont devenues les 2e et 3e économies d’Asie.
Certes pendant la Guerre froide, l’Inde a privilégié l’allié russe, alors que le Japon s’abritait sous le parapluie nucléaire et militaire américain. Cependant la chute de l’URSS a ouvert une nouvelle ère dans les relations entre les deux géants(6). Après les essais nucléaires indiens de 1998 qui avaient gelé l’aide japonaise à l’Inde – très importante, New Delhi est la première récipiendaire d’aide au développement japonais, qui est la première du monde en valeur absolue – , la relation prend un très grand essor au début des années 2000. La visite du premier ministre japonais Mori en août 2000 donne l’impulsion décisive pour renforcer la relation Inde-Japon. Elle est axée sur la coopération sécuritaire et plusieurs dates et visites clés jalonnent la progression de cette relation bilatérale devenue vitale pour les deux nations. Depuis août 2000, des rencontres annuelles entre premiers ministres se tiennent, notamment celle de Koizumi en Inde en avril 2005, celle de Singh au Japon en octobre 2006, celle d’Abe en Inde en août 2007 ou encore celle à nouveau de Singh en octobre 2008. Elles ont conduit à signer en octobre 2008 la Déclaration sur la coopération en matière de sécurité entre Inde et Japon(7). C’est seulement le 3e pays après les Etats-Unis et l’Australie avec lequel Tokyo développe une telle relation. 9 domaines de coopération sécuritaire sont identifiés que les deux pays doivent renforcer. Il s’agit notamment d’organiser des rencontres régulières entre ministres de la Défense, de développer les exercices militaires communs, d’accroître la coopération entre gardes-côtes, ou encore de mieux gérer en commun les catastrophes naturelles.
Cette coopération continuait ensuite de se renforcer malgré le changement de majorité à la Diète (Parlement japonais), le Parti démocrate du Japon remportait les législatives japonaises le 30 août 2009 face au Parti Libéral-démocrate, qui régnait depuis près de 50 ans quasiment sans discontinuité sur le Parlement. En effet, pendant la visite du premier ministre japonais Hatoyama en Inde en décembre 2009 publiait une déclaration commune, « Nouvelle étape du partenariat stratégique et global Inde-Japon », qui donnait de nouveaux « outils » pour accroître ce partenariat, notamment l’accélération de la coopération sur les questions régionales et mondiales comme le désarmement et la non-prolifération ou le contre-terrorisme. Sur le plan des mécanismes de coopération, un des points importants a été de décider de tenir des discussions 2+2 (ministres des Affaires étrangères et de la Défense) au niveau du cabinet et des fonctionnaires de haut niveau.
Ce rapprochement entre les deux puissances asiatiques est aussi le résultat des initiatives indiennes et de sa politique orientée vers l’Asie de l’Est, la « Look East Policy(8) » initiée par Manmohan Singh répondant notamment au besoin de l’Inde de trouver des partenaires solides en l’absence de voisins immédiats, au mieux indifférents et faibles, au pire hostiles. Ce rapprochement prenait une forte dimension diplomatique lorsqu’Inde et Japon forment avec le Brésil et l’Allemagne le G4, rassemblement de quatre puissances désirant un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU.
Coopération maritime et partenariat économique étendu
La diplomatie a poursuivi ensuite son œuvre et la visite de M. Noda a, elle, été l’occasion les 27 et 28 décembre 2011 de mettre l’accent sur la coopération maritime, – notamment pour lutter contre la piraterie au large de la Somalie-, qui doit se renforcer en 2012 et au-delà avec des exercices conjoints des gardes-côtières et surtout des marines nationales (Indian Navy et Maritime Self Defense Forces) des deux Etats… Cependant en réalité les deux sont des forces militaires côté japonais, la JCG est en effet, malgré sa dénomination civile, une organisation paramilitaire dotée d’une puissante flotte et qui passerait sous commandement de l’état-major japonais en cas de conflit !
Mais la relation stratégique a aussi un très important volant économique. Le commerce bilatéral connaît un essor rapide, même s’il reste très en deçà de celui entre le Japon et la Chine.
Un accord de libre-échange – appelé CEPA ou Comprehensive Economic partnership Agreement – entre les deux Etats a été signé en février 2011 et est entré en vigueur en août de l’année dernière. Il doit permettre un véritable décollage des échanges commerciaux. MM. Noda et Singh ont annoncé le 29 décembre que l’objectif est d’atteindre des échanges bilatéraux de 25 milliards de dollars d’ici 2014 (contre 4 milliards de dollars en 2002).
La visite de M. Noda a ouvert de nouveaux champs de coopération(9) et d’investissements qui étaient déjà en discussion depuis de nombreuses années. C’est ainsi que le Japon va investir dans de nombreux projets d’infrastructures en Inde, notamment 4,5 milliards de dollars d’ici 2015 pour développer « un corridor industriel » selon les termes employés par la déclaration commune de Singh et Noda, entre Delhi et Mumbai (Bombay) afin de stimuler l’économie du pays.
Le Japon a également fourni après cette visite, via un accord de swap financier de 15 milliards de dollars, des fonds pour soutenir la monnaie indienne, la roupie.
La coopération dans le domaine nucléaire devrait aussi s’accroître, l’Inde s’intéresse à la technologie civile japonaise, même si l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima a retardé un accord.
Les perspectives du partenariat Inde-Japon sont « brillantes » selon certains experts. Sur le plan du commerce bilatéral, le potentiel est énorme(10) au regard de son niveau actuel plutôt modeste – 15 milliards de dollars en 2011 contre environ 340 milliards de dollars pour le commerce sino-japonais !) et au regard de l’écart de niveau de vie – PIB par habitant de 1371 dollars en Inde contre 4382 dollars en Chine – et de la dynamique de l’économie et de la population indiennes.
Le domaine de la coopération nucléaire est un autre champ important et en 2012, selon certains experts, un accord en la matière pourrait voir le jour. La déclaration conjointe Noda-Singh « réaffirme l’importance de la coopération nucléaire entre les deux pays ». « Les deux premiers ministres ont accueilli les progrès faits dans les négociations entre le Japon et l’Inde sur un Accord de coopération pour les usages pacifiques de l’énergie nucléaire, et ont dirigé leurs négociateurs à faire des efforts supplémentaires afin de conclure l’accord (…) en prenant en compte la sécurité nucléaire ».
Sur le plan militaire et sécuritaire, les enjeux sont multiples. Il s’agit notamment de développer l’interopérabilité entre les forces navales des deux pays pour qu’elles soient, selon les termes de l’ancien premier japonais Abe Shinzo il y a quelques mois, « interconnectées de manière harmonieuse ».
Le deuxième enjeu est de développer des systèmes de défense et la coopération sur des technologies indispensables pour la sécurité commune. De ce point de vue, la décision, fin décembre, du gouvernement japonais de lever une partie des restrictions aux exportations d’armement japonais pourrait se traduire par une coopération industrielle sur des projets précis. La revue Jane’s Defence Weekly a calculé que la politique d’acquisition de l’Inde en matière de défense représenterait au total entre 2011 et 2015 la somme astronomique de 100 milliards de dollars(11). Il y a donc un champ des possibles très vaste. Certains estiment mêmes qu’en matière de défense antimissile, l’Inde et le Japon qui collaborent respectivement avec Israël et les Etats-Unis sur le sujet, pourraient travailler ensemble sur la question à l’avenir.
Enfin, la coopération sécuritaire s’inscrit dans un cadre plus vaste, celui des relations stratégiques avec les Etats-Unis et leurs alliés. Les Etats-Unis, l’Inde et la Chine ont d’ailleurs tenu le 20 décembre leur premier dialogue trilatéral(12) à Washington et ont abordé des questions régionales et mondiales. Les pays ont réaffirmé « leurs valeurs communes » et ont convenu de se revoir à Tokyo en 2012.
L’année 2012 est celle du soixantième anniversaire des liens diplomatiques indo-japonais. Elle pourrait être particulièrement riche et approfondir fortement un partenariat qui prend une dimension impressionnante.
(1) India, Japan Coast Guard units demonstrate capabilities, Dinesh Verma, The Hindu, 30 janvier 2012 http://www.thehindu.com/news/national/article2843129.ece
(2) The Indian Coast Guard – ‘Focused on Maritime Safety and Security’ , The Ministry of Defence, India, 31 janvier 2012, http://pib.nic.in/newsite/erelease.aspx?relid=79986
(3) Vision for the Enhancement of Japan-India Strategic and Global Partnership upon entering the year of the 60th Anniversary of the Establishment of Diplomatic Relations, Ministry of Foreign Affairs Japan, 28 décembre 2011 http://www.mofa.go.jp/region/asia-paci/india/pmv1112/joint_statement_en.html
(4) Strategic Asia 2011-12: Asia Responds to Its Rising Powers – China and India. Japan, India, and the Strategic Triangle with China ; Michael J. Green, The National Bureau of Asian Research, Seattle and Washington D.C., 2011 http://www.nbr.org/publications/issue.aspx?id=235
(5) Japan-India Relations, Ministry of Foreign Affairs, Japan, février 2012, http://www.mofa.go.jp/region/asia-paci/india/index.html
(6) India and Japan Changing Dimensions of Partnership in the post-Cold War Period, K.V. Kesavan, Observer Research Foundation, mai 2010, New Delhi http://116.50.64.16/cms/export/orfonline/modules/occasionalpaper/attachments/india_japan_1275545633112.pdf
(7) Joint Declaration on Security Cooperation between Japan and India, Ministry of Foreign Affairs of Japan, 22 octobre 2008, http://www.mofa.go.jp/region/asia-paci/india/pmv0810/joint_d.html
(8) « India-Japan Bilateral Partnership: The ‘Look East’ and ‘Vigor of Asia’ Initiatives », Mukesh Williams, Boloji.com, 24 octobre 2010, http://www.boloji.com/index.cfm?md=Content&sd=Articles&ArticleID=9757
(9) The Implications of Noda’s Visit to India, Rajaram Panda and Shamshad A. Khan, 13 janvier 2012, IDSA Issue brief, http://www.idsa.in/system/files/IB_TheImplicationsofNodasVisittoIndia.pdf
(10) « Bolstering Japan-India ties », Editorial, The Japan Times, 21 janvier 2012 http://www.japantimes.co.jp/text/ed20120121a2.html
(11) « Vieil armement et nouvelles menaces: l’Inde revoit sa politique de défense », G. Hewitt, AFP, 2 février 2012
(12) India, Japan, US Discuss Issues of Mutual Interest, Lalit K Jha, OutlookIndia.com, 20 décembre 2011 http://news.outlookindia.com/items.aspx?artid=744925