20.12.2024
Quand l’Europe inquiétait le Monde…
Tribune
3 janvier 2012
Que s’est-il passé ? Et bien, cette crise révèle une évolution, perçue jusque-là essentiellement par les marchés financiers depuis plusieurs années : la zone euro est devenue un acteur systémique c’est-à-dire un acteur central du système économique international au même titre que les Etats-Unis et peut-être même plus que la Chine pour le coup (l’avenir confirmera ou infirmera si demain la Chine connaît la crise financière que certains lui prédise !). Cela signifie par conséquent que si elle s’effondre, les conséquences en seront mondiales. Cette prise de conscience des marchés financiers explique d’ailleurs en partie pourquoi une crise de la dette souveraine dans un pays, somme toute secondaire de la zone euro, a entraîné une telle déflagration en Europe et suscité autant de réactions dans le monde.
Comment la zone euro est-elle en quelques années devenue cet acteur systémique là où l’Union européenne, malgré des décennies de construction, ne l’est pas ? Plusieurs raisons apparaissent. Parmi celles-ci, on peut citer le rôle croissant que joue l’euro au niveau international. Pour nombre de pays, Russie et Chine en tête, la création de l’euro fut perçue comme une opportunité de diversifier enfin leur réserve de change jusqu’alors constituée de beaucoup de dollars, d’un peu d’or et de Yen (voire en son temps de Deutschemark). L’évolution est assez lente mais elle n’en est pas moins significative : la plupart des banques centrales de la plupart des pays dans le monde détiennent des avoirs en euro qui ont eu, qui plus est tendance à se valoriser ces dernières années grâce à l’appréciation relative de l’euro face au dollar !
Une autre raison tient aussi au fait que la zone euro a parachevé l’intégration des économies européennes, amplifiant encore les interdépendances entre les pays européens et le risque d’effets domino à l’intérieur même de la zone. La zone euro reste une forteresse assez peu ouverte au reste du monde qui s’est constituée presque comme une zone économique autonome où les consommateurs sont au Sud et les entreprises industrielles restent au Nord (le trait est à peine exagéré). Dans un pays, prenons la France par exemple, une telle situation a des conséquences assez limitées : l’économie du Sud s’adapte au développement du tourisme et au vieillissement de la population. Les ingénieurs du Midi s’installent à Toulouse, à Nantes ou à Paris faute d’emploi sur la côte. L’Etat, via sa politique budgétaire, d’aménagement du territoire ou autres, réalise les transferts nécessaires pour équilibrer ces différences. Il ne choque personne que des régions perçoivent plus de prestations sociales que d’autres et que des régions financent le modèle social plus que la moyenne !
En Europe, de tels rééquilibrages sont inenvisageables, comme si un certain patriotisme (le mot nationalisme serait plus explicite mais dans le cas européen, il peut donner lieu à des interprétations discutables et choquantes) continuait à dominer nos relations, comme si personne n’avait encore totalement digéré une construction européenne qui, rappelons-le, en gommant ces « fiertés nationales » a construit une région pacifiée donc prospère ! C’est dur de payer pour des pays « club med » lorsqu’on a fait des efforts et des sacrifices importants pour redresser son économie, la rendre compétitive et adaptée à la mondialisation. Et, les Allemands ne sont pas les seuls à avoir cette perception dans la zone euro… Nos destins sont toutefois liés et nous n’avons plus le choix.
Parallèlement, bien que relativement européo-centrée, l’économie européenne n’en est pas moins un marché important pour d’autres pays non européens. Elle est le premier client de la Chine, de l’Inde ou de la Russie aujourd’hui, un partenaire de premier plan pour les Etats-Unis. De ce point de vue, c’est plus le ralentissement de l’économie de la zone qui peut inquiéter ces pays et affecter le commerce international et l’économie mondiale.
La relative autonomie de la zone, et c’est une autre raison de sa dimension systémique, tient aussi au rôle et à l’implication des banques européennes. Au début de la crise en 2009, le coupable fut vite désigné : une grande banque américaine qui avait usé de techniques financières complexes pour piéger un gouvernement grec corrompu et peu regardant. Et puis, progressivement, il est apparu que les banques européennes étaient bien plus exposées qu’il n’y paraissait. Conséquence immédiate de ce constat : un défaut de paiement partiel ou total de l’un des pays entraînerait des pertes colossales pour les institutions financières européennes. Il pourrait alors provoquer une nouvelle crise du système financier mondial dont huit des dix premières institutions les plus internationalisées au monde sont européennes (classement 2010 de la CNUCED pour l’année 2009 ; on y retrouve dans l’ordre BNP Paribas, Allianz Generali, Société Générale, Unicredito Italiano, HSBC, Axa et la Deutsche Bank). Les banques européennes aussi, grâce à ce marché unique doté d’une monnaie unique (voire aussi à une législation insuffisamment contraignante), étaient devenues des acteurs systémiques « too big » pour qu’il puisse être accepté qu’elles défaillent (« to fail »).
Etre un acteur systémique a toutefois des conséquences politiques essentielles. Cela crée un certain nombre de responsabilités au premier rang desquelles se trouvent la responsabilité politique, quel qu’en soit le prix à payer, de sauver l’économie et les acteurs économiques de la zone. La prise de conscience mais aussi la solidarité économique doivent être générale : on doit accepter que dans une telle économie, des transferts sont indispensables pour éviter les déséquilibres (et si on ne les accepte pas en tant que tel, il faut envisager des investissements productifs qui permettront un rattrapage des économies les moins développées en Europe et une amélioration de leur compétitivité) ; pour d’autres, on doit aussi accepter une plus grande rigueur budgétaire : on ne peut pas dans une telle zone se comporter tel un enfant gâté dépensant sans compter (et sans tenter de la gagner) un argent dont on ne dispose pas ; on ne peut pas non plus se faire concurrence via des politiques fiscales ou économiques différentes ; on ne peut plus gaspiller des moyens financiers limités à développer des systèmes de défense (équipements et technologies) concurrents alors même qu’ils sont destinés à lutter contre les mêmes menaces ; on doit également donner à la banque centrale d’une telle région les moyens de mener une politique monétaire « complète », d’être un maillon fort et décisif de l’activité économique et financière, garant de la stabilité mais aussi de la crédibilité de la zone. On doit enfin accepter une plus grande transparence et une intégration accrue : la construction d’une Europe politique est aujourd’hui indispensable. Elle suppose pour les Etats d’accepter des pertes de souveraineté importantes (d’accroître massivement le budget de l’UE ou d’un éventuel gouvernement de la zone euro) et pour les citoyens d’accepter enfin de devenir des citoyens européens. Ce ne sera pas aisé (certains diront même que cela est impossible !) mais il faut bien comprendre que plus que la désintégration de la zone euro ou la sortie de certains pays, cette intégration politique est la solution à la crise.