ANALYSES

Amérique latine et Europe : la vengeance de Moctezuma est-elle inévitable ?

Tribune
10 novembre 2011
Par [Jean Jacques Kourliandsky->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=kourliandsky], chercheur à l’IRIS
L’entrée du pétrolier mexicain Pemex dans le capital de l’espagnol Repsol en effet a bousculé une histoire qui semblait définitivement figée. Le Mexique est certes membre du G-20, directoire apparent de l’économie-monde. Mais cette adhésion, comme celle d’autres pays dits « du Sud », ressemblait beaucoup à l’assiette du pauvre placée en bout de table par les familles nanties, celles du G-7, ici, en l’occurrence. L’évènement, inhabituel, de la prise d’actions d’une société européenne par une entreprise latino-américaine, aurait-il brisé un tabou ? Il signale en tous les cas une rupture, et plus encore l’entrée en contestation du Mexique, un pays internationalement marginal, bénéficiant du soutien de ses voisins, face à un Occident jusque-là sûr de lui et dominateur.

Moctezuma parait ainsi sur le point d’être vengé par d’insolites conquérants latino-américains en quête de reconnaissance et de souveraineté. D’autres entreprises ont suivi l’exemple de Pemex, qui investissent en Europe et aux États-Unis, et tissent des liens nouveaux avec leurs homologues asiatiques et africains. L’avionneur brésilien Embraer a ainsi investi au Portugal, aux États-Unis et en Chine. Les Indiens Arcelor-Mittal et Tata sont présents au Brésil. Marco-Polo, constructeur d’autobus brésilien, étudie la faisabilité d’une coopération avec l’indien Tata. En Amérique latine, les grosses entreprises nationales passent les frontières et se créent des alliances : les compagnies aériennes chilienne LAN et brésilienne TAM viennent de s’unir. Claro, société de téléphonie cellulaire mexicaine, couvre la totalité du sous-continent et taille des croupières à ses concurrents européens et nord-américains. Le pétrolier brésilien Petrobras est désormais passé en 2010 devant Total. Les grands groupes européens ont d’ores et déjà pris acte à leur façon de ce nouveau rapport de forces économiques. FIAT, Citroën, Peugeot, Renault, ferment leurs usines européennes, et annoncent la construction de nouvelles unités au Brésil. Carlos Ghosn, président de Renault-Nissan, était le 4 octobre à Brasilia pour tirer les conséquences concrètes de cet état des lieux avec Dilma Rousseff, présidente du Brésil.

Les nations qualifiées d’émergentes il y a peu par les pays du Nord s’efforcent parallèlement de capitaliser politiquement les dividendes de leurs avancées économiques. C’est vrai en Asie, et ça l’est tout autant en Amérique latine. La crise financière de l’Europe et des États-Unis donne aux uns et aux autres l’opportunité de prendre une main dans le jeu des puissances. Le Mexique a présenté un candidat pour diriger le FMI en juin dernier. Le Brésil a proposé il y a quelques mois une aide financière au Portugal : il a décidé, aux côtés de la Chine, de participer au renflouement d’une Europe très endettée. Mais l’investissement n’est pas gratuit, et le Brésil aspire, comme la Chine et l’Inde, à occuper une place plus significative au sein du FMI.

L’Espagne, habituée à gérer par délégation les relations de l’Europe avec l’Amérique latine, a subi un camouflet diplomatique le 28 octobre 2011 à Asunción, capitale du Paraguay, siège de la XXIème conférence ibéro-américaine. Et avec elle Bruxelles et une Union qui avec l’Angleterre s’accroche aux Malouines, ainsi que la France, qui s’est posée en donneur de leçons de morale, tançant successivement les autorités colombienne et mexicaine. Onze chefs d’État sur vingt et un ont en effet boudé Asunción et fait l’école buissonnière, laissant le Roi d’Espagne et son président de gouvernement débattre avec des ministres. Quant à ceux qui étaient là, ils ont profité de l’occasion pour tenir d’autres conciliabules, sanctionnant l’assurance et la majorité internationale nouvelle de l’Amérique latine. À peine le Roi d’Espagne avait-il repris l’avion pour Madrid que les participants latinos au sommet ibéro-américain ont tenu une assemblée de l’UNASUR, l’Union des nations d’Amérique du Sud. Ils ont à cette occasion condamné la présence militaire britannique dans les Malouines.

Brésil, Équateur, Pérou, Argentine, les élections qui se sont succédé ces derniers mois en Amérique du Sud ont confirmé la tendance et les équipes sortantes. La démocratie a pris racine. Une démocratie qui favorise les dirigeants affichant un nationalisme collectif consolidé par d’ambitieux programmes sociaux : Rafael Correa (Equateur), Ollanta Humala (Pérou), Cristina Kirchner (Argentine), et Dilma Rousseff (Brésil), ont consolidé leur légitimité. Daniel Ortega (Nicaragua) et Hugo Chavez (Venezuela) s’apprêtent à passer victorieusement l’épreuve des urnes. Le Colombien Juan Manuel Santos, considéré pourtant à droite, ne jure plus depuis son élection en 2010 qu’amitié et coopération avec le Venezuela, l’Équateur et le Brésil.

Ces gouvernants défenseurs de leur souveraineté ne sont pas les partenaires que les Européens et les États-Unis auraient souhaités. Bénéficiant du soutien de leurs peuples respectifs, ainsi que d’une conjoncture économique porteuse, ils exigent avec une force renouvelée une place dans le directoire des affaires du monde. Ils l’ont dit urbi et orbi , devant l’Assemblée générale des Nations unies à New York, fin septembre, avec une rare unanimité. Le 18 octobre, à Montevideo, l’Association latino-américaine d’intégration, l’ALADI, a adopté une résolution demandant une invitation collective aux sommets du G-20. Leçons de démocratie et de droits de l’Homme à la française, rappels à l’ordre à la nord-américaine, défense des positions acquises à la britannique, se heurtent désormais à une fin de non recevoir de moins en moins diplomatique. Les contre-feux allumés par les Occidentaux n’y peuvent rien, sauf à encourager des aventures politiques antidémocratiques comme au Venezuela en 2002 et au Honduras en 2009.

Un monde nouveau émerge en effet aujourd’hui, plus de vingt ans après la fin de l’ordre soviéto-nord-américain. L’histoire ne s’est pas arrêtée sur le méridien du vainqueur apparent de 1990, les États-Unis. Les chaises musicales des directoires internationaux sont désormais âprement disputées de tous côtés et horizons. L’Amérique latine et ses diverses composantes jouent des coudes pour en arracher au moins une au Conseil de sécurité de l’ONU, au FMI, et dans d’autres enceintes. Les dossiers chauds de ces derniers mois (nucléaire iranien, évènements de Libye et de Syrie , crise financière de l’Europe, contentieux bilatéral franco-mexicain), sont autant d’étapes d’un champ de bataille diplomatique qui reste ouvert. Mais plutôt que de perpétuer une relation inégale devenue inviable, pourquoi les Européens et les latino-américains ne tourneraient-ils pas la page Moctezuma, la légende noire, les tristes tropiques, pour construire des compromis équitables au nom des valeurs démocratiques qui leurs sont communes ?

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