ANALYSES

« Dire que le terrorisme est la menace majeure des temps modernes a été une erreur fondamentale »

Tribune
9 septembre 2011
Si le terrorisme est ancien, en quoi les attentats du 11 septembre ont-ils constitué un véritable tournant dans sa perception ?

Ce fut d’abord un tournant émotionnel. Les attentats auxquels nous avions déjà assisté par le passé avaient fait beaucoup moins de victimes. Par conséquent, la perception du risque terroriste n’était pas la même. On savait qu’en prenant le métro, on risquait d’être exposé à un attentat terroriste, mais un évènement d’une ampleur telle que celui du 11 septembre était inenvisageable. Par conséquent, l’émoi a été absolument considérable, non simplement aux Etats-Unis, mais aussi dans le reste du monde, et en particulier en Occident, où d’un seul coup la mesure a été prise que quelque chose de terrible pouvait se produire sans que l’on puisse prévoir quand, ni où. En ce sens, on pourrait dire qu’il y a eu un renouveau du terrorisme.
D’une certaine manière, il y a eu un saut qualitatif dans la représentation du terrorisme dans l’imaginaire collectif, puisqu’un certain nombre de thèses ont été avancées pour comprendre comment un tel phénomène avait pu se produire. C’est là qu’un certain nombre d’erreurs ont été faites : on a parlé « d’hyper-terrorisme », d’un terrorisme qui se mettrait au niveau de l’hyperpuissance américaine, d’une déclaration de guerre aux États-Unis, et le président George W. Bush lui-même a invité à une « réponse militaire » et à une « nécessaire réaction face à ce nouvel ennemi qu’est le terrorisme ».
A cet égard, il y a donc eu un véritable changement dans la représentation du terrorisme au sein des sociétés occidentales : on estime aujourd’hui qu’il ne s’agit plus simplement d’attentats et d’actes criminels, mais surtout de véritables déclarations de guerre, avec des conséquences non seulement sécuritaires, mais aussi géopolitiques. En cela, le changement est absolument majeur.
Le dernier changement important réside dans le fait que ce ne sont plus des pays qui sont choisis pour cible, ni même des régimes politiques, mais l’ensemble du monde occidental, voire même les symboles de la mondialisation. A l’époque, Jean Baudrillard, sociologue et philosophe français, disait que « Le 11 septembre, c’est le monde qui regarde la mondialisation ». Je crois que ces paroles sont tout à fait justes. On découvre finalement non seulement que la mondialisation existe, mais aussi qu’elle ne plaît pas à tout le monde, et qu’elle crée de nombreuses frustrations, dont certaines mènent à des radicalismes.

Quel bilan peut-on dresser de cette décennie de « guerre contre le terrorisme » ? A-t-elle permis d’en enrayer la machine ? En quoi reste-t-elle imparfaite ?

Un nombre impressionnant de mesures ont été prises au cours des dix dernières années pour lutter contre le terrorisme identifié comme international. Ces mesures ont été prises par différents États mais aussi de façon interétatique, aux Nations unies et dans de multiples organisations, et visent à un meilleur contrôle des flux de personnes et de biens mais aussi des différentes voies de transport ou d’accès (maritimes, aériennes, ou autres).
De nombreux études et travaux ont été faits sur la question, qu’il me serait ici bien impossible à traiter tant ils sont nombreux. On constate tout de même que si l’on s’en tient simplement aux faits et aux chiffres, on peut se dire que ces mesures ont été efficaces : il n’y a pas eu, depuis dix ans, d’attentats comparables à ceux du 11 septembre. On peut donc se dire que c’est le résultat direct de ces différentes initiatives qui ont été adoptées.
Par ailleurs, certains attentats ont été déjoués au cours de la décennie écoulée, ce qui prouve une nouvelle fois que ces mesures n’ont pas été totalement inutiles, et qu’elles ont réussi à combler les failles qui avaient permis aux attentats du 11 septembre d’avoir lieu. Un certain nombre d’initiatives devaient être prises, et cela a été fait de manière efficace.
Bien sûr, on peut ajouter que la mort de Ben Laden, et d’une certaine manière la « disparition » d’Al-Qaïda, ou du moins sa mise en veille, est une forme de victoire puisqu’il représentait l’ennemi identifié au lendemain des attentats du 11 septembre. En ce sens, on peut se dire que oui, les résultats ont été plutôt probants.
La thèse que je défends, c’est que, malheureusement, on peut se demander s’il ne s’agit pas de la face immergée d’un immense iceberg. Derrière ces succès se cachent finalement un certain nombre de leçons qui n’ont pas été apprises de manière efficace, et de mesures qui n’ont pas eu les effets escomptés. D’abord, des attentats ont eu lieu lors de la dernière décennie. Certes, moins spectaculaires que le 11 septembre, mais extrêmement nombreux et sur des cibles variées. On peut bien évidemment mentionner les attentats de Madrid et de Londres, ou encore les multiples attentats dans les pays du monde arabo-musulman, qui sont les principales victimes des attentats terroristes aujourd’hui ; je pense notamment au Pakistan, qui est sans doute le pays le plus frappé par le terrorisme. Malgré toutes les mesures qui ont pu être prises depuis dix ans, nous ne sommes pas parvenus à contrer ces différentes attaques. Nous ne sommes pas parvenus à anticiper l’attentat de Madrid, nous ne sommes pas parvenus à anticiper l’attentat de Londres, et plus récemment et dans un autre registre, l’attentat d’Oslo n’a lui non plus absolument pas été anticipé par les forces de police ni par le gouvernement norvégien. Il n’y a eu aucun changement dans la manière dont nos sociétés sont préparées à faire face au risque terroriste. D’une certaine manière, c’est surtout par chance, et peut-être aussi grâce aux différentes mesures qui ont été adoptées, que nous n’avons pas subi d’attentat aussi important que celui du 11 septembre.
Nous n’avons pas réussi à éradiquer le terrorisme. Je crains que les différentes mesures que nous avons prises ne soient pas aussi efficaces qu’on veut bien le dire et qu’elles ne cachent la réalité d’un terrorisme qui continue à exister, et qui surtout peut continuer à frapper n’importe où et à n’importe quel moment.


Vous expliquez dans votre ouvrage que la lutte armée n’est pas la meilleure réponse contre le terrorisme. Selon vous, quelle serait-elle ?

Je ne suis évidemment pas le seul à penser que la lutte armée n’est pas la meilleure réponse face au terrorisme. Je me souviens des propos de Michèle Alliot-Marie, qui, à l’occasion d’un défilé du 14 juillet, alors qu’elle était encore ministre de la Défense, avait indiqué que l’on ne pouvait pas répondre au terrorisme de façon militaire. Elle avait expliqué que l’usage de la force armée était applicable sur certains théâtres d’opérations, comme en Afghanistan ou en Irak, mais que l’on ne pouvait pas répondre au terrorisme avec des moyens militaires. L’effort doit être policier. On peut effectivement renforcer la sécurité dans un certain nombre de sites et de manière globale de notre société. Le militaire peut être mis à disposition du policier, mais les opérations doivent avant tout rester de cet ordre.
L’autre réponse, qui je pense est beaucoup plus importante, est politique. On ne peut pas répondre sur le long terme au terrorisme simplement en cherchant à ériger des barricades ou des murailles pour essayer de nous isoler ou de nous protéger d’un risque, même si celui-ci est réel. Pourtant, d’une certaine façon, c’est ce que nous avons essayé de faire ; le terrorisme existait déjà avant les attentats du 11 septembre, et la plupart des sociétés, consécutivement à des attentats, cherchaient simplement à renforcer les contrôles à la frontière, à renforcer les moyens de contrôle des activités de certaines personnes. Mais au final, on s’est rendu compte que ces mesures n’empêchaient en rien la tenue d’attentats. Cette méthode n’est donc pas probante, pour une raison très simple : les terroristes sont toujours en avance sur ceux qui pratiquent le contre-terrorisme. Ce sont eux qui, d’une certaine manière, mènent la danse. Ce sont eux qui apportent de nouvelles règles, de nouvelles formes de combat. Si on se contente, face à eux, de s’adapter à ce qu’ils ont déjà fait, alors on prend un train de retard, et on n’est pas préparé à la prochaine attaque. C’est malheureusement un domaine dans lequel nous n’avons quasiment pas progressé au cours de la décennie écoulée.
On continue à parler de la force armée et de la sécurité, mais malheureusement, on élude trop le discours politique, qui consisterait à mettre en avant la démocratie, à chercher à réduire le terreau du terrorisme, notamment en réduisant la fracture nord-sud et la frustration, qui sont à l’origine de ce radicalisme. Tant que nous ne prendrons pas en compte de tels impératifs, je crains que l’on ne puisse parvenir à lutter efficacement contre cette menace.

Selon vous la mort de Ben Laden ne change rien à la problématique du terrorisme transnational, mais elle risque en plus d’en révéler la complexité. Pourquoi ? Comment lutter efficacement contre un terrorisme sans visage ?

La mort d’Oussama Ben Laden est plutôt une bonne nouvelle puisqu’il était l’ennemi public numéro 1, et qu’il a enfin été mis hors d’état de nuire. Maintenant, la question qui se pose est de savoir si le terrorisme a trouvé un nouveau visage, après celui de Ben Laden. Il saute aux yeux que non. Il n’y a pas de « chef » terroriste, il n’y a pas de « visage » du terrorisme qui prendrait la relève d’Oussama Ben Laden, et qui deviendrait le nouvel ennemi public numéro 1, dont le portrait serait affiché dans les bureaux du FBI et ailleurs.
Je crains d’ailleurs que cette situation soit encore plus inquiétante. Tant que Ben Laden était en vie, on savait qui était notre ennemi, et on pouvait donc mettre en œuvre un certain nombre de dispositifs. De plus, l’objectif était clair : l’élimination de ce personnage. On pouvait donc s’assurer du soutien de l’opinion publique et de ce fait, engager un certain nombre de procédures. Cela s’est notamment vérifié quand il y a eu une succession d’attentats dans plusieurs pays, et que la seule réponse a été de se dire « Al-Qaïda sévit encore », « nous en avons réduit les capacités en Afghanistan, mais son chef est toujours vivant, donc il continue à planifier des d’attentats ».
On se rend aujourd’hui compte que la réalité est malheureusement ailleurs : le vrai terrorisme transnational n’a plus de visage officiel. Cependant, d’une certaine manière, il n’en a jamais véritablement eu ; Ben Laden était un instigateur d’attentats, qui prêchait un discours haineux et séduisait un certain nombre de radicaux, mais ce n’est pas lui qui perpétrait les attentats. Ceux du 11 septembre 2001 n’ont pas été organisés par Oussama Ben Laden. Il les a seulement chapeautés. Ce n’est pas la même chose : les kamikazes ont agi de manière beaucoup plus indépendante, et tous les attentats que l’on a pu voir durant la décennie écoulée n’ont selon la même logique pas été organisés par Al-Qaïda. Ce n’est donc pas parce que Ben Laden n’est plus de ce monde que des radicaux ne vont plus se revendiquer de son nom et de son combat. Il n’y a donc pas de changement majeur de ce côté-là.
Malheureusement, le meurtre de Ben Laden lui a permis d’accéder, d’une certaine façon, au rang de martyr. Il devient donc un symbole encore plus fort que ce qu’il a pu être par le passé. Ce qu’il faut prendre en compte et retenir à la fois de la mort de Ben Laden et de ce que l’on a pu observer au cours de la décennie écoulée, c’est qu’au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, c’est un terrorisme high-tech qui nous a été présenté, un terrorisme qui pouvait utiliser des armes de destruction massives, déclarer la guerre aux Etats-Unis, et d’une certaine manière se mettre au niveau de la grande puissance. Or, la réalité n’a absolument rien à voir avec cela. Ben Laden était caché dans une maison extrêmement anonyme, et pas dans un bunker ultrasophistiqué d’où il pouvait contrôler des activités aux quatre coins du monde. Il ne dirigeait pas une sorte de « supernationale du crime », contrairement à ce qui a pu être pensé.
Les différents attentats ont été perpétrés par ceux qui sont appelés les « loups solitaires », des terroristes qui agissent seuls, qui parfois même s’endoctrinent seuls, sur internet, se radicalisent par eux-mêmes, puis décident de passer à l’acte. Et ces individus sont d’autant plus dangereux que jusqu’à ce que leur attentat ait lieu, ils restent totalement invisibles. Leur intention de nuire ne peut absolument pas être décelée. Je crois que c’est la principale leçon qu’il faut retenir de cette décennie, et malheureusement, nous n’avons pas fait le moindre progrès de ce côté-là.

Vous dites que l’une des grandes erreurs depuis les attentats du 11/09 a été de considérer que le terrorisme est la principale menace des temps modernes. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Effectivement, dans les sociétés occidentales on a beaucoup parlé de « menace » terroriste, plutôt que de « risque » terroriste. Personnellement, je préfère faire mention d’un « risque » terroriste, car il s’agit bien d’un risque sécuritaire pour nos sociétés, mais pas d’une menace : les attentats du 11 septembre 2001 ne mettaient pas en péril l’existence de la démocratie américaine, pas plus que ceux de Londres en 2005 ne menaçaient l’existence du royaume britannique.
Je crois que lorsqu’on a érigé le terrorisme au rang de « menace », on a fait une erreur fondamentale, en en faisant l’absolue priorité sécuritaire et en lui octroyant une place trop importante dans la politique internationale.
Dix ans plus tard, on constate que cette lutte contre le terrorisme n’a pas été aussi efficace que ce que nous avions espéré. Mais parallèlement à cela, nous avons fait face à une crise économique majeure, avec des conséquences qui sont encore difficiles à évaluer et qui pourrait malheureusement être plus grave que ce que l’on pense, ainsi qu’à un nombre important de conflits. Certains pour des raisons à bien des égards louables (on peut mentionner le récent cas de la Libye), et d’autres dont la gestion s’est avérée beaucoup plus difficile, et dont les conséquences sont bien plus dramatiques (Afghanistan, Irak).
La sécurité n’a donc pas été renforcée depuis dix ans, et le fossé Nord-Sud a continué de se creuser. Il s’est creusé d’un point de vue quantitatif, avec des écarts de richesse encore plus grands qu’ils ne l’étaient auparavant, mais il s’est surtout creusé d’un point de vue qualitatif, et une véritable séparation existe aujourd’hui entre nos deux mondes : l’Occident n’est plus considéré comme un grand frère capable de venir en aide aux pays du Sud. Il est aujourd’hui montré du doigt, critiqué, considéré comme étant à l’origine de tous les maux dont souffrent ces peuples. C’est une réelle menace, puisque cela pourrait engendrer des situations de crise à la fois à l’intérieur de ces sociétés, mais aussi à l’échelle internationale.
Nous dire que le terrorisme est la menace majeure des temps modernes a été une erreur absolument fondamentale. Répondons à la crise économique, à la fracture dans les sociétés, à la pauvreté, et en faisant cela, sans doute, nous serons capables d’avoir des résultats beaucoup plus probants dans la lutte contre le terrorisme.
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