ANALYSES

Journée Mondiale de la Liberté de la Presse 2011 : une occasion historique pour la Tunisie et l’Europe

Tribune
31 mai 2011
Par Adrien Gévaudan, consultant en intelligence économique et rédacteur indépendant
Invité pour parler de la sécurité des journalistes et des nouveaux obstacles à la liberté d’expression, j’aimerais revenir sur l’étonnante complémentarité qui existe aujourd’hui entre le Sud et le Nord, entre la Tunisie et la France. Il s’agira d’étudier les enseignements (et ils sont nombreux) des situations, particulières et communes, de deux sociétés médiatiques radicalement opposées ; tout en rejetant, si possible, tout paternalisme néo-colonialiste « à l’occidentale » exprimé envers une société qui, dans le fond, vient de donner aux peuples européens une véritable leçon d’engagement politique.

Une réappropriation militante

Quelle surprise, en effet ; voilà un peuple opprimé depuis des décennies, qui décide subitement qu’il en a assez, et déloge son historique et réputé inamovible dictateur, Zine El-Abidine Ben Ali. Peu importent les causes ; observons la méthode. Au final, elle est assez classique : manifestations, revendications démocratiques et affrontements avec les ben-aliesques forces de police. Mais, pour la première fois dans un mouvement de cette ampleur, la mobilisation citoyenne intègre l’utilisation de TIC afin d’informer, communiquer, organiser, coopter et coordonner.

« Merci Facebook » , clame un des grafitis de l’avenue Habib Bourguiba. En effet, voilà qu’une utilisation subversive des réseaux sociaux se démocratise ; Mark Zuckerberg a du être le premier étonné, lui qui était si pleinement satisfait du bouillon narcissique dans lequel baignait son bébé. Voilà que Facebook est utilisé à des fins politiques concrètes, c’est-à-dire pour autre chose que dénoncer l’interdiction d’un spectacle ou condamner des prières de musulmans.

Un journalisme « pavlovien »

Les citoyens tunisiens ont donc démontré de leur capacité à être acteurs d’une vie politique qu’on leur avait confisquée. Les journalistes, eux, étaient divisés en deux groupes : les illégaux poussés à la clandestinité à cause de leur attachement à la liberté d’expression ; et les « chiens de garde du pouvoir » (Nizan/Halimi). Mais là où la dictature de Ben Ali a été particulièrement efficace, cela a été dans la définition de mesures de contrôle intériorisables. Le journalisme tunisien créé par Ben Ali avait ceci d’original qu’il intégrait dans son quotidien les mécanismes de contrôle du régime.

Lors de la Journée Mondiale de la Liberté de la Presse, au centre culturel El Menzah de Tunis, j’ai pu être témoin de l’héritage de ce déficit de méthode : de nombreux journalistes ont demandé de l’aide, aux intellectuels tunisiens et aux Européens, car ils semblent ne plus connaître les détails de la pratique journalistique quotidienne (conférences de rédaction, méthode d’écriture, limites du langage, etc). Si une certaine irritation, voire animosité, a pu être constatée, notamment envers les Marocains et les Français, les journalistes tunisiens semblent conscients de leurs carences actuelles, et demandeurs de formation. Problème : l’existence d’une certaine tendance à l’idéalisation des sociétés médiatiques occidentales.

France : un monde médiatique professionnel mais en quête de définition

Un philosophe tunisien, intervenant lors de la conférence de l’UNESCO, a cité en exemple « l’indépendance éditoriale existant, en France, entre l’équipe rédactionnelle et les propriétaires du journal » . Il suffit de lire le dernier livre d’Ignacio Ramonet, L’explosion du journalisme , pour se faire une idée du panorama médiatique actuel, et du décalage entre l’assertion du philosophe tunisien et la situation française. Le journalisme français cherche actuellement à se redéfinir, devant l’inadéquation de ses modèles économiques historiques avec la réalité d’une société de l’information désormais instantanée.

Mais si cette définition d’un modèle économique viable reste à inventer, force est de constater que le débat bat son plein, et que les exemples sont légion ( Mediapart , New-York Times , Le Monde.fr , etc.). Ce qui peut particulièrement intéresser le milieu journalistique tunisien, cependant, c’est une certaine gestion quotidienne de l’information ; et si beaucoup d’initiatives en ce sens ont déjà été lancées, notamment par la France et la Belgique, j’ai pu constater que la forme de ces dernières répugnait, parfois, les journalistes tunisiens. Appelées « mises à niveau » dans certains cas, elles souffrent d’un manque de tact vis-à-vis d’une société déjà réticente à accepter de l’aide d’un ancien colonisateur.

Les leçons citoyennes de la jeunesse tunisienne

Certes, la Tunisie a beaucoup à apprendre de l’Europe ; en ce qui concerne la pratique démocratique, bien sûr, mais également d’un point de vue journalistique. En revanche, ce serait une erreur que de croire que l’Europe, elle, n’a rien à apprendre de la Tunisie, et plus généralement des révolutions arabes. Que des peuples qui se laissaient porter par des régimes en place décident de se réapproprier leur citoyenneté, et reprennent en main leur destin, voilà qui peut être porteur d’espoir pour une jeunesse européenne marquée par le désengagement politique. Et qu’on ne s’y trompe pas : ceci n’est pas une idée en l’air, en témoigne la mobilisation de la jeunesse espagnole, qui se revendique de « l’esprit de la place Tahrir ».

Plutôt que de mettre en place des « mises à niveau » à sens unique, il serait intéressant qu’un programme d’échanges mutuels soit établi ; et que les jeunes tunisiens viennent former les jeunes français… ?
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