ANALYSES

La défense antimissile japonaise : développements et perspectives

Tribune
4 février 2011
Dans un document annexe à ce texte qui est valable pour une durée de cinq ans, il est notamment prévu de renforcer le nombre de destroyers Aegis à capacité antimissile balistique, qui passeraient de 4 à 6. Par ailleurs, le nombre de batteries terrestres PAC-3 devrait augmenter et être déployés plus largement passant de trois à six bases des forces aériennes d’autodéfense (1).

Cela montre que ces différents thèmes sont liés et concourent ensemble au développement d’une défense antimissile cohérente en partenariat très étroit avec les Etats-Unis.

La coopération avec les Etats-Unis est déjà ancienne. « Le dialogue sur les questions de défense antimissile entre le Japon et les Etats-Unis a commencé peu de temps après l’annonce originale de l’Initiative de défense stratégique (IDS) en 1983, amenant à un accord en 1987 sur la participation japonaise à la recherche sur l’IDS(2)» . Cet accord devint la base pour le bureau de l’IDS, et entre 1989 et 1993, des firmes de défense, notamment Mitsubishi HI et Raytheon, des deux pays conduisirent une étude sur « l’architecture de missile du Pacifique Ouest ». Le Japon s’intéressait à l’IDS en raison de la prolifération balistique en Asie orientale et plus généralement dans le monde. Après la Guerre du Golfe, où les Américains utilisèrent leur système Patriot pour intercepter les missiles irakiens et en réaction aux tirs de missiles No-Dong-1 nord-coréens en mai 1990 et mai 1993, le Japon décida de moderniser ses missiles sol-air Patriot pour acquérir des missiles anti-missiles balistiques PAC-2 dont la portée peut atteindre 160 kilomètres.
Entre 1995 et 1998 par ailleurs, le Japon dépensa 560 millions de yens dans des recherches sur la défense anti-missiles. Mais jusqu’au choc provoqué par le tir nord-coréen d’un missile de moyenne portée Taepodong-1 en août 1998, le gouvernement japonais demeurait réticent à s’engager complètement au développement de la défense anti-missiles avec les Etats-Unis. Ce missile, qui passa au-dessus de l’espace aérien japonais, provoqua un choc psychologique.
Aussi en décembre 1998, le Japon approuva des recherches communes avec les Etats-Unis sur la question, signant un échange de notes en août 1999 conduisant à stimuler le programme de coopération. Cependant bien que le Japon ait envisagé au départ que la phase de recherche commune s’achève vers 2003-2004, celle-ci fut retardée de quelques années notamment à cause de retard dans les essais américains de missiles anti-missiles.

Mais les révélations sur le programme nucléaire nord-coréen et le retrait de Pyongyang du Traité de non-prolifération en 2003 ont convaincu Tokyo d’acquérir une capacité de défense antimissile. Le 19 décembre 2003, le cabinet japonais a publié une décision « Sur l’introduction du système de défense antimissile balistique et autres mesures ». Depuis l’établissement du bouclier est devenu une priorité de la politique de défense japonaise.

La coopération sur le présent bouclier antimissile au Japon a donc commencé véritablement en 2004 sous l’administration du premier ministre japonais Junichiro Koizumi. Entre 2006 et 2009 des recherches communes ont été menées. Puis pour une nouvelle période de 6 ans à partir de l’année fiscale 2010. Le coût total du programme atteignait pas loin de 9 milliards de dollars jusqu’en 2012. Néanmoins, le coût reste relativement « modéré » : sur l’année fiscale 2009, 111,2 milliards de yens avaient été dépensés pour la défense antimissile, soit 2,3 % du budget totale du ministère de la défense (4703 milliards de yens).

A la menace nord-coréenne s’est ajoutée aussi celle de la Chine communiste, dont le budget de la défense a connu un bond spectaculaire à partir des années 1990 et 2000. L’armée chinoise s’est dotée d’un solide potentiel de missiles offensifs. Potentiel dont elle a montré les capacités dès les années 1990 face à Taïwan : « En 1995 et mars 1996, la Chine a organisé des manœuvres militaires à grande échelle dans le détroit de Taïwan utilisant des missiles balistiques à courte portée, afin d’intimider Taïwan dans ce que la Chine percevait comme étant une offre permanente et officielle de séparation du continent, provoquant d’importantes perturbations du commerce international et de l’aviation civile. Le président Clinton se sentit forcé de déployer deux porte-avions dans le détroit afin d’affirmer les engagements de sécurité américains (3) » .

Ces menaces prennent la forme actuellement d’un impressionnant dispositif de missiles balistiques chinois et de missiles balistiques nord-coréens, un jour peut-être équipés d’armes atomiques. Actuellement, les experts pensent que Pékin possède de 170 à 180 missiles balistiques armés de têtes nucléaires (4) (Dong Feng 3 (DF3), DF-4, DF-5, DF-31, DF-31 A intercontinental et DF-21 de moyenne portée). De plus Pékin aurait déployé de 1050 à 1150 missiles à courte portée équipés de tête conventionnelle DF-11 et DF-15 devant Taïwan. La Chine a aussi déployé de 200 à 500 DH-10 missiles de croisière. Elle prévoit de déployer un missile de croisière à longue portée largable par avion. Ces différentes armes lui donneront la possibilité de frapper les bases américaines ou alliées dans tout le Pacifique Ouest.

De son côté, la Corée du Nord aurait construit de 8 à 12 bombes atomiques. Il n’est pas encore certain qu’elle ait développé la technologie pour fabriquer des têtes nucléaires ou qu’elle a la capacité de les miniaturiser pour qu’elles puissent les monter sur des missiles balistiques. Néanmoins, elle possède des missiles No-Dong d’une portée de 1300 km au nombre d’environ 300 qui peuvent donc frapper le Japon et des missiles à portée intermédiaire Musudan (de 100 à 200) d’une portée de 3000 à 4000 km, susceptibles de frapper les bases américaines de Guam et d’Okinawa.
Elle développe un missile Taepo Dong 2 qui serait susceptible selon l’espionnage américain de délivrer une charge de quelques centaines de kilos jusqu’à 10 000 km de distance – assez pour pouvoir frapper l’Alaska, Hawaï et une partie des Etats-Unis. Un test a cependant échoué en juillet 2006. En avril 2009, un autre essai d’un TD-2 a vu un vol de 2300 miles.
En tout cas, la National intelligence community, une fédération de 17 agences du renseignement américain a prévenu que : « Avant 2015, les Etats-Unis feront très probablement face à la menace des missiles intercontinentaux de la Corée du Nord (et de l’Iran »…(5) » . On pourrait ajouter que le Japon sera « sur le chemin » de ces missiles.

Dans ce contexte, le Japon a mis en place sa défense antimissile qui consiste actuellement en une défense à deux niveaux. 4 destroyers Aegis de la classe Kongo sont équipés de missiles SM-3 (Standard Missile-3) qui ont une capacité d’interception à haute altitude. La portée des missiles est de 1000 kms et ils visent à intercepter des missiles à courte et moyenne portée. A cela s’adjoint une défense terrestre avec 16 systèmes de missiles PAC-3 (Patriot Advance Capability-3) qui opèrent l’interception de missiles ennemis en phase terminale, c’est-à-dire lors de leur courte et rapide rentrée dans l’atmosphère. L’ensemble est coordonné par un système de commandement et de contrôle et par un réseau de 4 radars FPS-5 et 7 radars modernisés FPS-3.

Le système se développe convenablement puisque presque tous les destroyers de la classe Kongo qui ont participé aux tests d’interception ont détruit leur cible depuis 2007. Seul un test a échoué sur quatre. Mais le dernier essai réalisé en octobre 2010 par le destroyer Kirishima a été un plein succès : un intercepteur SM-3 ayant détruit à une altitude de plus de 100 miles (160 kilomètres) sa cible au large d’Hawaï. Le système basé en mer est opérationnel en principe depuis novembre 2010.

Les réactions chinoises témoignent d’une inquiétude croissante vis-à-vis de cette coopération américano-japonaise et de la mise en place de cette défense antimissile de théâtre. Pékin n’est d’ailleurs pas seule. La Russie s’est dite aussi inquiète d’un système dont le but « est d’assurer la supériorité militaire », selon le ministre des Affaires étrangères russes Sergeï Lavrov (6).
Pékin a peur que ce système ne transforme l’équilibre des puissances dans la région et qu’il ne provoque une véritable course aux armements en Asie. Les critiques chinoises à l’encontre des activités américano-japonaises en matière de défense antimissile ont attaqué celles-ci en soulignant qu’elles menaçaient la stabilité régionale en fournissant des capacités offensives au Japon, encourageant la militarisation du Japon, en étant utilisées à protéger Taïwan et en provoquant une course aux armements (7).

Plus récemment, un diplomate chinois a déclaré en décembre que : « La Chine n’aura pas d’autres choix que de répondre en améliorant ses propres capacités » . Le porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois, Jiang Yu, a décrit le plan japonais comme « irresponsable (8) ».

En réalité, les Chinois ont le sentiment d’être de plus en plus encerclé par un ensemble de systèmes antimissile alliés. Le colonel de l’armée de l’air chinoise, Dai Xu, un stratège militaire chinois réputé a indiqué en février 2010 que : « La Chine est dans un anneau croissant d’encerclement. L’anneau commence au Japon, s’étend ensuite à travers les pays dans la Mer de Chine du Sud jusqu’à l’Inde et termine en Afghanistan » (9).
Il est vrai que Washington espère vendre des systèmes PAC-3 à l’Inde et d’autres pays d’Asie du Sud-Est. Par ailleurs, en janvier 2010, l’administration américaine a indiqué que la vente de systèmes antimissile balistique ferait partie d’un gros contrat d’armements américain à Taïwan d’un montant de 6,4 milliards de dollars.

Cependant Pékin ne s’est pas que contenté de protester contre la menace américano-japonaise. L’idée de développer ses propres capacités antimissile existe depuis de nombreuses années (10).
Il semble que cela soit dans la période d’après la première guerre du Golfe (après 1991-1992) qu’il « y a eu une accélération et une expansion des efforts de la Chine pour construire un système antimissile. Elle a acquis de la Russie 100 ou plus missiles SA-300, capable de fournir une protection limitée contre les missiles balistiques… ». Et commencé à développer une force nationale, même si l’on en connaît assez mal tous les contours.
Il semble cependant que Pékin en soit déjà à un stade assez avancé puisqu’elle développe avec la Russie « la nouvelle génération S-400 « Triumf » (SA-21) et une version plus avancée du S-300PMU-2 avec une portée de 400 km et une capacité accrue d’intercepter des missiles de croisière et balistiques »(11).
Elle développe aussi des capacités antisatellites comme le montre deux tests réussis avec succès en 2007 et 2010.

Dans un tel environnement, la coopération avec les Américains ne peut que se renforcer. Pendant la récente visite entre le ministre des affaires étrangères japonais, Seiji Maehara, et la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, le 6 janvier 2011 à Washington, les participants se sont « mis d’accord pour stimuler la coopération sécuritaire » et ils ont annoncé que « les objectifs de la coopération seraient dévoilés durant la visite du premier ministre japonais Naoto Kan aux Etats-Unis au printemps »(12). Cette coopération militaire au sens large s’accroît comme le montrent les très importants exercices navals conjoints entre Etats-Unis et Japon en décembre dernier, en Mer de Chine orientale, les plus importants jamais menés avec plus de 60 navires et 400 avions ! Ils visaient à réaffirmer notamment le soutien américain au Japon sur la question des îles Senkaku qui font l’objet d’un contentieux territorial entre Tokyo et Pékin comme l’a rappelée la crise de septembre 2010.

En matière de défense antimissile, la coopération progresse. Le Japon a indiqué le 6 janvier 2011 qu’il allait déplacer cette année le centre de commandement de sa défense antimissile de la base des forces aériennes d’autodéfense à Fuchu dans la base aérienne américaine de Yokota. Ce déplacement commencera en mars et sera terminé dans le courant de l’année. Ceci facilitera la coopération en matière de défense antimissile. 1200 personnes seront transférées dans la nouvelle base. Le nouveau centre opérationnel japonais sera relié au 613e centre d’opérations aériennes et spatiales à Hickham à Hawaï, qui synchronise toutes les missions aériennes, spatiales et cyberespaces américaines dans ce théâtre d’opération du Pacifique. Et améliorera la vitesse de détection et de réponse aux missiles ennemis repérés grâce aux satellites américains. Par ailleurs, le nouveau centre japonais sera relié par un tunnel au Quartier général des Forces américaines au Japon. On voit bien là le rapprochement des liens et des personnels.

Le déploiement de la défense antimissile au Japon a des implications très larges. En effet, la coopération étroite avec les Etats-Unis et la possession du système Aegis largement interopérable avec celui des Etats-Unis accroît la probabilité que les Etats-Unis attendent que le Japon déploiera ces éléments comme soutien à des coalitions menées par les Américains ou multinationales hors de son territoire, même dans des zones de combat. Il y a aussi la possibilité que le système japonais fonctionne si nécessaire pour la défense pas seulement du Japon mais aussi des Etats-Unis mêmes !
Plusieurs personnalités importantes comme le ministre de la défense américain Robert Gates (13) ont progressivement fait clairement comprendre aux Japonais que les Etats-Unis attendent que le Japon utilise ses éléments de sa défense antimissile pour intercepter des missiles dirigés contre leur pays. Et « même si le Japon a résisté à l’intégration ouverte de son système de BMD dans les plans américains globaux de défense antimissiles, il est implicitement devenu un composant clé et inextricable au soutien de la puissance régionale et globale américaine dans ce domaine(14) ». Notons enfin que les Etats-Unis ont accru depuis 2006 aussi le déploiement de leurs propres unités antimissiles balistiques au Japon : déploiement d’un radar à Bande-X pour mieux repérer ces missiles, de systèmes PAC-3 et de destroyers américains Aegis autour du Japon (15).

Par ailleurs, le 10 janvier 2011, la presse japonaise avec le grand quotidien Yomiuri Shimbun , a révélé que : « Le gouvernement approuvera le transfert par les Etats-Unis de la nouvelle génération de missiles antimissile actuellement en cours de développement entre les Etats-Unis et le Japon à des pays tiers ». Ce qui est une violation flagrante de la règle constitutionnelle de l’interdiction pour le Japon de participer à l’autodéfense collective. Mais le Japon a toujours été capable d’interpréter de façon large ses restrictions constitutionnelles, en premier lieu pour créer ses forces d’autodéfense en 1954, qui forment une véritable armée.
Cette initiative permettra que : « Les Etats-Unis puissent déployer les SM-3 Block IIA en Europe et dans d’autres régions du monde » et « vise à montrer la résolution du Japon à approfondir son alliance avec les Etats-Unis, ont révélé plusieurs sources du gouvernement ». « L’administration Obama a cherché l’accord du Japon au déploiement de la nouvelle génération de missiles, pour renforcer les défenses antimissile japonaise, américaine et européenne », rappelle le journal. Le SM-3 Block II A pourrait avoir une capacité d’interception de missiles intercontinentaux. On voit là que c’est un nouveau progrès, de taille, et qui accroîtra l’intégration de facto de la défense japonaise à celle du Japon (16).
Le gouvernement japonais devra cependant devra vérifier que sa décision est conforme aux trois principes définis en 1967 de ne pas exporter d’armes vers les pays du bloc communiste, vers des pays soumis à embargo ou des pays impliqués ou pouvant être impliqués dans des conflits internationaux. Ces principes interdisent de facto des exportations d’armes ou de technologies d’armement, sauf s’agissant du développement et de la production conjointe d’armes liées à la défense antimissile. Une exception qu’avait imposée Junichiro Koizumi en 2004. Il devrait y avoir un délai d’environ un an selon plusieurs sources gouvernementales japonaises pour que le gouvernement détaille les procédures applicables permettant d’étendre les bénéfices d’une fructueuse coopération nippo-américaine qui devrait durer encore de nombreuses années.

(1) “Patriot batteries to be expanded”, Kyodo News, 12 décembre 2010
(2) “US-Japan missile defense cooperation : current status, future prospects”, Gregg A. Rubinstein, Center for Pacific Asia Studies (CPAS), Stockholm University, 5 septembre 2007
(3) Lars Assman, Theater missile defense (TMD) in Asia, Implications for Beijing and Tokyo, LIT Verlag, 2007
(4) “The case for comprehensive missile defense in Asia”, Bruce Klingner, The Heritage Foundation, 7 janvier 2011
(5) “North Korea’s imminent threat”, Bruce Klingner, The Wall Street Journal, 12 janvier 2011
(6) “Russia opposes missile defense”, The Japan Times, 16 octobre 2007.
(7) “US-Japan missile defense cooperation : current status, future prospects”, Gregg A. Rubinstein, Center for Pacific Asia Studies (CPAS), Stockholm University, 5 septembre 2007
(8) « China warns of escalating arms race in Asia », Want China Times, 20 décembre 2010
(9) « China circled by chain of US anti-missile systems », Qin Jize et Li Xiaokun, China Daily, 22 février 2010
(10)“China and ballistic missile defense : 1955 to 2002 and beyond”, Brad Roberts, Proliferation papers, IFRI, winter 2004
(11) “The Asia-Pacific’s Emerging Missile Defense and military space competition”, Ian Easton, December 2010, Project 2049 Institute.
(12) « US recruits Japan as a global military partner », Rick Rozoff, Global Research, 21 janvier 2011
(13) « U.S. calls on Japan to shield it from missiles », The Japan Times, 17 mai 2007.
(14)Christopher W. Hugues, Japan’s remilitarisation, p94, The International Institute for Strategic Studies, 2009
(15) “The Asia-Pacific’s Emerging Missile Defense and military space competition”, Ian Easton, December 2010, Project 2049 Institute.
(16) Lire pages 163 et suivantes et 180 et suivantes sur ces questions dans Edouard Pflimlin, Le retour du Soleil Levant. La nouvelle ascension militaire du Japon, Ellipses, juin 2010.

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