Du G20 à la Révolution tunisienne : la France peut-elle encore parler au monde ?
Crise de la mondialisation et « gouvernance mondiale à la française »
En vertu du droit constitutionnel de la Ve République, il incombe d’abord et avant tout au chef de l’État de définir et d’exprimer la conception française du monde. La France défendra l’idée d’un monde ‘ plus régulé, moins brutal où l’indépendance oblige chacun à davantage écouter l’autre ‘, a déclaré le président français Nicolas Sarkozy lors de ses voeux à la France et aux Français, vendredi soir, à l’occasion du nouvel an. Il a souligné que la France portera la lourde responsabilité de la double présidence du G20 et du G8, tout au long de l’année 2011. « Elle (la présidence du G20 et du G8) défendra la France vigoureusement ses intérêts sans jamais renoncer à ses valeurs, quant au multilatéralisme, au respect des droits de l’Homme, au combat pour le développement et à l’impératif de la protection de notre planète », a-t-il précisé.
La mondialisation a-t-elle un sens ? La France post-gaullienne a-t-elle encore un message à délivrer à un « monde-marché » ? Si toute ambition nationale en la matière doit éviter l’écueil de l’arrogance à la française, le rôle historique de la France l’amène à se positionner. Si le principe du multilatéralisme et la promotion d’un ordre multipolaire demeurent l’axe majeur du discours diplomatique, de manière plus ambitieuse, la diplomatie française est tentée par la rhétorique de l’« humanisation de la mondialisation » en remettant l’individu au centre de ce mouvement. Il ne s’agit pas de donner de leçons, mais de contribuer à définir une mondialisation rimant avec civilisation. Cela suppose l’identification d’un intérêt général global. Son identification risque de se heurter à l’hétérogénéité/contradiction des volontés nationales, convaincues de l’autonomie et de la supériorité de leur intérêt individuel. Cette conviction largement partagée au sein de la société des Etats traduit l’inexistence d’une véritable société mondiale dont les membres seraient liés par un sentiment de solidarité. C’est l’un des déséquilibres ou paradoxe de la mondialisation : un monde interdépendant, mais peu solidaire.
Si la « mondialisation » demeure la réalité prégnante de ce début de XXIe siècle, elle s’accompagne de phénomènes inhérents qui permettent d’identifier la complexité du monde actuel. Un monde multipolaire, caractérisé par l’émergence de puissances étatiques non occidentales aux intérêts et aux valeurs propres, un monde dans lequel le modèle de l’Etat-nation est lui-même confronté à une dynamique d’interaction/d’interdépendance et à des forces ou acteurs supranationaux ou transnationaux qui altèrent la souveraineté des Etats et la frontière entre les niveaux national, régional et mondial. Sur ce point, le cas des sociétés multinationales symbolise le phénomène de la mondialisation. Enfin, de manière apparemment paradoxale, le monde produit plus de richesses, mais il est de plus en plus inégalitaire. Cette forme d’injustice est l’une des causes de la contestation de la mondialisation. Même si la crise financière internationale a le mérite de déconstruire le mythe néo-libéral de l’autorégulation des marchés, elle révèle une crise de nature plus existentielle : quel est le sens – si tant est qu’il existe – de ce monde globalisé en rupture avec la donne géopolitique qui a prévalu depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ? Quel type de mondialisation souhaitent les citoyens du monde ? Soutiennent-ils le principe d’une compétition mondiale entre les travailleurs ? Ce sont précisément certains effets de la mondialisation qui sont à l’origine d’un mouvement intellectuel et politique favorable à la « démondialisation », c’est-à-dire concrètement au retour à une forme de protectionnisme commercial.
L’enjeu semble avoir été partiellement saisi par le chef de l’Etat, qui affiche un certain volontarisme politique et tente de faire entendre la voix de la France sur des thématiques spécifiques telles que la « moralisation » du capitalisme financier, la lutte contre le réchauffement climatique, la réforme de la gouvernance mondiale ou la régulation sociale de la mondialisation (objet du rapport que Christine Boutin a été chargée d’élaborer par le Président de la République en vue de la présidence du G20). Sous cet angle, on peut néanmoins douter de la volonté et de la capacité de la présidence française de mettre en cause les doctrines dominantes qui conçoivent le libre-échange comme une finalité en soi. La doctrine néo-libérale voit la libéralisation des échanges commerciaux et financiers comme une condition sine qua non au développement. Mis à l’épreuve des faits en général et de la crise en particulier, ce discours a perdu toute crédibilité. La libéralisation produit des inégalités et pose donc un problème d’équité et de légitimité démocratique. Sous cet angle, les réponses aux enjeux globaux et la démocratisation de la gouvernance mondiale supposent de repenser la solidarité internationale. À la différence des États-nations ou même de l’Union européenne, la gouvernance internationale ne s’est guère dotée d’une fonction redistributive. L’aide au développement remplit dans une certaine mesure cette fonction, mais elle est davantage conçue comme une réponse à des défaillances du marché des capitaux que comme une véritable redistribution du revenu. Le constat en la matière est implacable : l’aide internationale n’est pas gage de développement (durable).
Révolution tunisienne et crise de la diplomatie française
La diplomatie française est encore marquée par la maladresse de certains discours présidentiels. L’écho des déclarations tenues à Dakar ou encore à Grenoble est encore perceptible. Il traduit un « malaise français ». Que dire de l’incohérence et du déficit de crédibilité qui découlent des positions asymétriques de la France au sujet de la défense des droits de l’homme et la démocratie ? D’un côté, un soutien appuyé au mouvement populaire en Iran et un appel – tout aussi appuyé – à quitter le pouvoir lancé à Laurent Gbabgo ; de l’autre, l’absence de toute expression de solidarité avec le peuple tunisien, malgré des semaines de révolte à l’encontre d’une dictature sanguinaire. Cet aveuglement sur le caractère décadent et autoritaire du régime de Ben Ali fut pour le moins prégnant et persistant, malgré une violation éhontée des valeurs de démocratie et de respect des droits de l’homme que Nicolas Sarkozy avaient pourtant placé au cœur de sa campagne présidentielle. En cela, la Révolution tunisienne n’a pas seulement mis en fuite le Président au pouvoir et sa famille. Elle a aussi fait vaciller la diplomatie française, qui a opté – suivant une analyse à la fois erronée et cynique de la situation – pour l’ordre établi, aussi corrompu et injuste soit-il. Et ce, toujours sous couvert de lutte contre l’islamisme, le terrorisme, l’extrémisme… Malaise perceptible dans le silence face au soulèvement populaire en Tunisie : entre silence présidentiel assourdissant et prise de parole surréaliste de la ministre des Affaires étrangères, comme le mardi 12 janvier lorsque Michèle Alliot-Marie proposa de mettre le savoir-faire français au service de la police tunisienne pour « régler les situations sécuritaires » ? Etait-ce vraiment tout ce qu’avait à proposer la France en matière de savoir-faire ? Les propos de notre ministre des Affaires étrangères et du Colonel Kadhafi, étrangement redondants, soulignent d’ailleurs cette concordance des temps inter-méditerranéens, ce compromis tournant autour de trois axes définissants les rapports entre la Tunisie et la France : soutien (ou silence) inconditionnel de Carthage sur la politique occidentale dans le monde arabo-musulman et maintien de l’ordre interne (afin de favoriser les investissements étrangers), d’une part, et mainmise des clans Ben Ali et Trabelsi sur l’économie tunisienne, de l’autre. Le discours anti-islamiste/anti-terroriste a prévalu, dans ce système, comme Plus Petit Dénominateur Idéologique Commun, squelette programmatique, programme flou, regroupant les Etats-nations modernes et leurs PVD « amis ».
La diplomatie française – sous le mandat de Nicolas Sarkozy – s’est convertie à la realpolitik, certes, mais dans une version particulièrement cynique. Il convient aujourd’hui de prendre acte de cette « normalisation » française, qui vient rompre avec la rhétorique et l’expression idéalisée de l’« exception française ».