ANALYSES

Le Yémen et l’avenir de la stratégie antiterroriste américaine

Tribune
1 novembre 2010
Par Colin Geraghty, diplômé de l’ISRIS
En mai 2010, John Brennan, conseiller auprès de la Maison-Blanche pour la lutte contre le terrorisme, exposait les grandes lignes de la lutte globale contre le terrorisme ; cette nouvelle approche devait se caractériser par l’emploi du « scalpel » au lieu du « marteau ». Selon des révélations récentes dans les médias américains (1), il apparaît que la stratégie de l’administration Obama passe concrètement par un élargissement de la lutte clandestine contre le terrorisme sur un nombre croissant de théâtres d’opérations, au premier rang desquels le Yémen. Al Qaeda dans la Péninsule Arabique (AQAP) s’affirme de fait comme une menace stratégique croissante aux yeux des responsables américains, qui ont décidé d’intensifier les efforts pour contrer ce réseau.

Entre décembre 2009 et mai 2010, des forces américaines auraient ainsi lancé quatre attaques contre Al Qaeda au Yémen, le 17 décembre, le 24 décembre, le 14 mars et le 25 mai – des opérations officiellement menées par les forces yéménites avec un soutien logistique des forces spéciales américaines. D’après un article du New York Times , le Représentant Adam Smith, qui siège aux Comités des Forces armées et du Renseignement de la Chambre des Représentants, aurait déclaré à ce propos : « ¨Pour la première fois de notre histoire, une entité a déclaré une guerre clandestine contre nous. Et nous utilisons des éléments semblables de la puissance américaine pour répondre à cette guerre clandestine ». Il semblerait que les forces spéciales américaines jouent un rôle prépondérant dans les actions américaines, conformément à l’ Execute Order émis par le général Petraeus (2) lorsqu’il était commandant du CENTCOM (ne pas confondre avec les Executive Order , émis par le président des États-Unis).

Avec l’évolution de la CIA vers une agence paramilitaire (frappes de drones au Pakistan contre des cibles militaires et non simplement des cadres talibans) d’une part, la multiplication des activités clandestines, notamment de renseignement, exécutées par les forces spéciales américaines de l’autre (regroupées sous l’appellation « Special Access Programs »), les moyens retenus dans la lutte contre le terrorisme exposent cette dernière à une dérive possible. Le risque de voir se brouiller la frontière entre opérations proprement militaires et actions de renseignement se pose avec une insistance plus grande encore dans la stratégie plus affirmée qu’envisageraient actuellement des responsables au sein de l’administration Obama pour la lutte antiterroriste au Yémen, notamment sous la forme d’une campagne soutenue d’assassinats ciblés. La CIA et le Département de la Défense s’accordent désormais à dire qu’Al Qaeda dans la Péninsule Arabique, situé au Yémen, développe une coopération plus étroite avec les structures d’Al Qaeda au Pakistan, mais aussi avec, le groupe al-Shabaab (« la jeunesse ») en Somalie. Ces concertations viseraient à organiser des attaques terroristes contre des cibles américaines. Les États-Unis étudient par conséquent la possibilité d’intensifier les opérations qu’ils mènent au Yémen. Un haut responsable de l’administration Obama a ainsi déclaré « nous souhaitons exploiter tous les moyens à notre disposition », et a décrit une « montée en puissance [de l’action américaine] sur un certain nombre de mois ».

La CIA et les forces spéciales ont déjà positionné des drones, du matériel et des hommes au Yémen, au Kenya, à Djibouti et en Éthiopie, pour pouvoir viser AQAP et al-Shabaab. Selon un responsable américain de la lutte contre le terrorisme, « la trajectoire s’oriente dans la direction » d’une coopération de plus en plus étroite entre ces deux groupes. Alors que le Pentagone est convaincu depuis longtemps de la menace que représentent les liens entre AQAP et al-Shabaab, la CIA ne partageait pas cet avis et affichait habituellement un certain scepticisme quant aux risques sécuritaires émanant d’une convergence entre les deux groupes. Une évaluation récente par la Maison Blanche de la menace que représente al-Shabaab aurait été l’occasion pour la CIA de rejoindre l’analyse du Pentagone et de définir cet alignement comme une menace sécuritaire grave. L’agence de renseignement compte ainsi augmenter ses effectifs au Yémen, qui sont actuellement dix fois moindres que ceux déployés en soutien du théâtre pakistanais.

Il ne s’agirait pas uniquement d’accroître l’ampleur des activités actuellement menées, mais plutôt de redéfinir les modalités mêmes de la stratégie américaine au Yémen ainsi que les acteurs chargés de l’exécuter. Elle serait notamment considérée comme une offensive intense et soutenue sur le modèle des attaques de drones menées par la CIA au Pakistan. Les forces spéciales américaines ont tenu une place prépondérante dans la conduite des actions menées jusqu’à présent, mais des membres de l’administration Obama sembleraient privilégier la CIA aux dépens des militaires en cas d’une intensification des efforts américains.

Outre les liens noués par AQAP avec al-Shabaab, le rôle de plus en plus important joué par le ressortissant américain Anwar al-Alwaki au Yémen inquiète certains responsables américains, et amplifie à leurs yeux le danger posé par la montée en puissance de AQAP. Les dirigeants d’Al Qaïda « sont en train de faire entrer [au Yémen] des personnes qui comprennent les États-Unis. Ils savent quels peuvent être les points vulnérables » d’une frange de la population musulmane aux États-Unis, susceptible d’accueillir favorablement un discours extrémiste, selon un responsable américain. On se souviendra également que c’est AQAP qui avait tenté d’organiser l’attentat terroriste par un jeune Nigérien en décembre 2009 qui fut déjoué par les passagers à bord de l’avion. L’administration Obama s’inquiète enfin de voir al-Shabaab étendre son contrôle sur une part toujours plus grande de la Somalie ; cette zone pourrait servir de nouveau sanctuaire pour des membres d’Al Qaïda actuellement au Pakistan, en Afghanistan ou en Iraq où ils sont traqués par les forces américaines et la CIA.

(1) Scott Shane, Mark Mazzetti et Robert Worth, “Shadow War”, New York Times, 14 août 2010.
(2) Mark Mazzetti, “U.S. is Said to Expand Secret Actions in Mideast”, New York Times, 24 mai 2010.


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