17.12.2024
Le Pakistan dans un équilibre précaire
Tribune
8 janvier 2010
La non-résolution de la question talibane
L’offensive de l’armée pakistanaise dans le sud-Waziristan n’a été qu’un demi-succès pour le compte d’Islamabad. Une des sept provinces des zones tribales, le sud-Waziristan constituait le centre de l’insurrection talibane où la plupart des militants étaient rassemblés. Des camps d’entraînement talibans et liés à al-Qaïda se situaient dans la région, et leur influence locale croissait au rythme de l’arrivée des combattants étrangers. Cette offensive militaire complète les opérations conduites dans la vallée de Swat début 2009. Certes, l’armée a réussi à pénétrer dans des régions reculées au relief escarpé. Néanmoins, elle n’a pas soumis l’insurrection des quelques milliers de talibans à la capitulation sans condition. Proches d’al-Qaïda, les militants du Mouvement des talibans pakistanais ont affronté 28.000 soldats des forces armées. Malgré leur infériorité numérique, ils sont parvenus à maintenir quelques poches de résistance.
La victoire militaire tarde à se transformer en une victoire politique pour le compte d’Islamabad. Avoir défait partiellement l’insurrection talibane dans le sud-Waziristan ne met cependant pas un terme définitif au problème taliban dans les enjeux politiques et sécuritaires du Pakistan depuis 2001. Si plus de mille talibans sont tombés au combat durant l’offensive, un grand nombre de militants ont réussi à fuir les zones de combat pour s’établir ailleurs dans le pays. Historiquement, les opérations militaires dans ces zones limitrophes de l’Afghanistan sont toujours difficiles à mener. En effet, depuis la partition de l’Inde et du Pakistan en 1947, les zones tribales disposent d’une large autonomie vis-à-vis du pouvoir politique d’Islamabad. Les FATA (Federally Administered Tribal Areas) sont devenues des zones de non-droit où s’appliquent davantage le code d’honneur pachtoune et une version rigoriste de l’islam. Hostiles à la ligne gouvernementale, les zones tribales restent la région la plus violente du Pakistan. Comme en Somalie, ce manque manifeste d’autorité de l’Etat profite aux organisations terroristes qui parviennent ainsi à former une base arrière pour ses militants et ses leaders. Nationaux ou étrangers, les candidats au djihad affluent dans cette région pour se préparer à rejoindre les rangs des terroristes sur divers fronts. En guise de révélateur, la police pakistanaise arrêtait le mois dernier cinq citoyens américains à Islamabad. Etudiants issus de la côte Est des Etats-Unis, ils s’apprêtaient à rejoindre des camps d’entraînement dans le Waziristan avant de partir combattre les forces de la coalition sur le front afghan.
Après les bombardements aériens de l’armée américaine en Afghanistan en réponse aux attaques du 11 septembre, de nombreux talibans et membres d’al-Qaïda auparavant basés sur le sol afghan ont franchi la poreuse frontière afghano-pakistanaise. Ces djihadistes étrangers ont grossi les rangs des militants pakistanais et font de la frontière afghano-pakistanaise un enjeu sécuritaire essentiel dans la lutte globale contre le terrorisme islamiste relatif à al-Qaïda et ses groupes affiliés. Sur le plan interne, talibans et extrémistes islamistes ont répondu aux diverses offensives militaires pakistanaises en multipliant les attentats-suicides, notamment dans les grands centres du pouvoir du pays. Rawalpindi, Islamabad et Peshawar sont devenues le théâtre d’une insécurité croissante due à des attentats de plus en plus fréquents et meurtriers. En 2008, le Pakistan recensait déjà plus de 2.300 victimes d’attentats terroristes (1). Seul l’Irak avait dépassé le nombre des victimes pakistanaises. La persistance de la menace terroriste empêche le Pakistan de sortir d’une crise politique où les gouvernements se succèdent. En effet, les espoirs suscités par l’élection à la présidence d’Asif Ali Zardari se sont vite dissipés. La faiblesse des institutions démocratiques, le poids de l’armée et l’insécurité compliquent fortement l’exercice du pouvoir politique. En outre, la récente décision de la Cour suprême ne va pas dans le sens d’un renforcement du gouvernement actuel.
La décision de la Cour suprême déstabilise un gouvernement déjà impopulaire
Au-delà des questions de sécurité relatives au Cachemire et au combat contre les talibans et les extrémistes dans les zones tribales, le Pakistan vit également des heures difficiles à la tête de l’Etat. Rendue inconstitutionnelle par la Cour suprême, l’ordonnance de réconciliation nationale met en cause certains membres du gouvernement mais aussi le président lui-même. Votée en 2007 sous Pervez Musharraf, cette amnistie levait tout risque de poursuite judiciaire pour plus de 6.000 politiciens accusés de corruption. Cette mesure concernait également Benazir Bhutto, Asif Ali Zardari et d’autres dirigeants du Parti du Peuple Pakistanais (PPP). Dans un premier temps, l’ordonnance devait permettre au président Musharraf de se maintenir au pouvoir tout en le partageant avec Benazir Bhutto, de retour d’exil. Ensuite, le vote de cette amnistie devait permettre de normaliser la situation institutionnelle. En nommant Benazir Bhutto au poste de Premier ministre, le président Musharraf conférait une partie du pouvoir aux forces civiles, peu présentes dans les sphères de décision depuis son coup d’Etat militaire de 1999. Face à une impopularité croissante et une corruption généralisée dans le milieu politique pakistanais, le gouvernement actuel est plongé dans une sérieuse crise de confiance. Dès la publication de la décision le 16 décembre, la Ligue musulmane pakistanaise, principal parti d’opposition, appelait le président Zardari et deux de ses ministres à démissionner. Cette décision aggrave la situation interne du milieu politique pakistanais. Au-delà des intérêts politiques personnels de chacun et des aspirations de l’opposition, la levée de l’amnistie risque d’affaiblir davantage le gouvernement dont l’autorité est déjà largement remise en cause.
Par ailleurs, la décision de la Cour suprême pourrait affecter également l’équilibre régional en Asie du Sud. La principale crainte ne réside pas dans les Etats trop puissants mais au contraire dans ceux trop faibles pour affirmer leur légitimité sur leur propre territoire. Dans un monde dominé par les acteurs étatiques, ces derniers tendent à préférer savoir à qui ils ont affaire. Impuissants et vecteurs d’instabilité, les collapsed ou failed states sont devenus des proies faciles pour des groupuscules politiques ou religieux dont les ambitions constitueraient une menace considérable sur les différents équilibres régionaux. Dans le cas du Pakistan, le risque est d’autant plus important que le pays possède l’arme nucléaire, comme son voisin indien. Par conséquent, la sécurité régionale de l’Asie du Sud a évidemment besoin d’un Pakistan suffisamment puissant pour résister aux menaces issues de l’intérieur, notamment afin de garantir la stabilité du statu quo nucléaire avec l’Inde. Or, ce constat intervient alors que le procès de Mohammad Ajmal Amir Iman et l’arrestation de David Coleman Headley mettent en avant les connexions pakistanaises dans les attentats de Bombay de novembre 2008.
Attentats de Bombay et tensions des relations indo-pakistanaises
Les tensions indo-pakistanaises se sont ranimées par la mise en cause des services secrets pakistanais dans la planification des attentats de Bombay, ayant causé plus de 170 victimes. Les magistrats indiens accusent le groupe militant Lashkar-e-Taiba d’être derrière les attaques. Ces accusations corroborent celles émises à l’encontre de David Coleman Headley, arrêté début octobre à Chicago. Détenant la bi-nationalité américaine et pakistanaise, il est soupçonné par le FBI d’avoir été l’intermédiaire entre les planificateurs au Pakistan et les exécutants en Inde. Il fut chargé de sélectionner les cibles choisies, tels la gare centrale, un hôtel luxueux et un centre culturel juif. Headley a pu se rendre de nombreuses fois à Bombay entre 2006 et 2008 en grande partie grâce à son passeport américain. En réalité, ses auditions ont révélé des contacts étroits avec Lashkar-e-Taiba et Jaish-e-Mohammed, deux groupes islamistes cachemiris extrêmement violents. En outre, Headley nourrissait l’ambition de s’en prendre aux locaux du Jyllands Posten , le quotidien danois ayant publié les caricatures du prophète Mahomet en 2005. Le cas du militant djihadiste américano-pakistanais montre les proportions prises par la problématique terroriste au Pakistan.
Enfin, la crise profonde traversée par le Pakistan repose sur une question primordiale : la place de la religion et en l’occurrence de l’islam dans la société pakistanaise actuelle. Tiraillée par les fondamentalistes et les groupes extrémistes usant de la violence politique, l’identité nationale pakistanaise mérite débat.
La place de la religion dans l’identité de la société pakistanaise actuelle et ses implications dans l’effort contre-terroriste
Alors que le Pakistan s’était fondé dès son indépendance sur son caractère musulman exclusif, force est de constater que la place de l’islam au sein de la société civile et politique pakistanaise pose désormais problème. Après la réislamisation du pays par le dictateur Zia ul-Haq dans les années 1980, Pervez Musharraf avait difficilement tenté d’en limiter l’influence croissante. Très certainement influencé par le modèle kémaliste, le général Musharraf – qui a passé une partie de son enfance en Turquie – avait dissous une dizaine de partis musulmans et interdit des organisations terroristes liées à la question cachemirie, sans pour autant aborder sérieusement le rôle déterminant des madrasas . De plus en plus nombreuses, les madrasas demeurent un problème de premier plan. Ces écoles coraniques très fréquentées ont, pour certaines, véhiculé des messages politiques subversifs appelant à affronter le régime d’Islamabad. Le faible contrôle des autorités sur ces écoles leur a permis de se multiplier de façon exponentielle sur tout le territoire, et notamment au sein des dangereuses zones tribales, où tout étranger est interdit d’accès. Sans l’appui de la société pakistanaise, les différents gouvernements rencontreront d’énormes difficultés pour juguler l’extrémisme et le « succès » des talibans, de Jaish-e-Mohammed ou bien de Lashkar-e-Taiba.
Comme tout mouvement clandestin, une organisation terroriste a besoin d’une solide base sociale si elle veut durer. Sinon, elle sera rejetée par la société et versera dans des activités violentes illégales autres. Les programmes de contre-terrorisme ne dérogent pas à cette règle et nécessitent eux aussi l’approbation et le soutien moral de la société afin d’être efficaces. Ces efforts n’auront aucun effet si une part de la population reste sympathique aux idéaux et aux méthodes de l’organisation terroriste. Ainsi, la population reste l’enjeu essentiel de cette bataille idéologique entre groupes extrémistes et le gouvernement qui se doivent de développer une contre-idéologie attractive à l’égard des individus les plus vulnérables au radicalisme politico-religieux. Jusqu’à présent, les organisations terroristes pakistanaises bénéficiaient de l’appui de cette base sociale si importante. Cela avait même amené Islamabad à, par exemple, entamer un dialogue avec les insurgés talibans du district de Malakand, dans la province frontalière du Nord-Ouest. En contrepartie d’une cessation des combats, Islamabad a autorisé une application plus stricte de la loi islamique localement. Cette décision, très critiquée par Washington qui refuse les négociations avec les talibans, illustre le paradoxe actuel du Pakistan. Les Etats-Unis ont besoin du Pakistan pour combattre efficacement les talibans alors que dans le même temps, le Pakistan ne peut se passer de l’aide économique et financière américaine. Le Pakistan sous Pervez Musharraf fut un allié américain de la première heure dans sa lutte contre le terrorisme islamiste, bien que dans le passé les services secrets pakistanais avaient eux-mêmes assisté à l’accession au pouvoir des talibans à Kaboul. Cette alliance, plus ou moins contrainte, continue de peser lourdement sur les décisions du pays en matière de défense. Les offensives militaires pakistanaises, qu’elles fassent reculer la menace djihadiste ou non, resteront lettre morte si les autorités n’abordent pas les raisons qui attirent des individus dans les sphères de la radicalisation islamiste. Le Pakistan ne résoudra pas le problème de l’extrémisme religieux et de son corollaire terroriste s’il ne parvient pas à gagner la bataille des cœurs et des esprits.
Conclusion
La situation interne au Pakistan est difficilement tenable pour le président Zardari dont la marge de manœuvre se réduit continuellement. Peu habitué à la stabilité des institutions démocratiques, le Pakistan risque de se tourner vers l’institution considérée comme la plus encline à ramener le calme, l’armée. En effet, bien vu par Washington, le chef de l’état-major des armées, le général Ashfaq Kayani, est devenu le principal interlocuteur de l’administration américaine. Même s’il exclut être officiellement ouvert à la présidence, l’importance du général Kayani est appelée à croître si l’instabilité perdure au Pakistan.
Sources :
STEWART, Scott, « Pakistan : The South Waziristan Migration », World Security Network, 16 octobre 2009
STEWART, Scott, “Tactical Implications of the Headley Case”, Stratfor, 16 décembre 2009
(1) “Bombed again”, 27 mai 2009, Economist.com