ANALYSES

Départ de Justin Trudeau : quelles perspectives pour le Canada ?

Interview
9 janvier 2025
Le point de vue de Romuald Sciora


Le Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a annoncé ce 6 janvier qu’il allait quitter le pouvoir et son poste qu’il exerçait depuis l’automne 2015. Cette décision intervient alors que le président élu des États-Unis, Donald Trump, multiplie les provocations et les menaces économiques à l’égard du pays. Alors que le Canada, traditionnellement allié indéfectible de Washington, se trouve confronté à ces tensions inédites, cette annonce le plonge dans une période d’incertitude, tant sur le plan intérieur qu’international. Comment expliquer la décision de Justin Trudeau ? Quel a été l’impact des déclarations de Donald Trump ? Quelles sont les perspectives d’avenir pour le Canada ? Les réponses de Romuald Sciora, chercheur associé à l’IRIS et directeur l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS.

Au pouvoir depuis 2015, le Premier ministre canadien Justin Trudeau a annoncé sa démission ce 6 janvier. Quel bilan peut-on tirer de ses neuf ans à la tête du Canada ?

Depuis son arrivée au pouvoir en 2015, Justin Trudeau a marqué la politique canadienne par des réformes ambitieuses, mais également par des controverses qui ont terni l’aura de renouveau qu’il incarnait à ses débuts. Élu sur une plateforme progressiste, il a mis en avant des valeurs telles que l’égalité des sexes, la diversité et la lutte contre le changement climatique. Son engagement pour l’accueil des réfugiés syriens en 2015 et ses politiques favorisant l’immigration ont contribué à forger une image d’ouverture internationale.

Toutefois, ces ambitions se sont heurtées à des défis majeurs. La politique d’immigration de Justin Trudeau, bien qu’initialement saluée, a montré ses limites. Les délais bureaucratiques pour les demandes d’asile se sont allongés, créant des tensions dans les communautés locales. Par ailleurs, son gouvernement n’a pas su répondre efficacement aux difficultés d’intégration des nouveaux arrivants, notamment en matière d’emploi et de logement, alimentant les critiques sur un manque de préparation et de coordination.

Sur le plan économique, Trudeau a mis en œuvre des politiques budgétaires expansionnistes, augmentant les dépenses publiques pour stimuler l’économie. Ces mesures ont permis au Canada de maintenir une croissance stable jusqu’à la pandémie de Covid-19. Cependant, la gestion de la dette publique, en forte augmentation depuis 2020, a suscité des critiques, notamment de la part des conservateurs.

En matière de lutte contre le changement climatique, Justin Trudeau a adopté une politique contrastée. D’une part, son gouvernement a introduit une taxe carbone, faisant du Canada un leader climatique parmi les pays du G7. D’autre part, il a soutenu des projets d’oléoducs controversés, notamment le Trans Mountain, ce qui a frustré une partie de son électorat progressiste.

Enfin, son bilan est marqué par des scandales éthiques, comme l’affaire SNC-Lavalin, et des tensions croissantes avec certaines provinces, notamment l’Alberta et le Québec. En somme, son héritage politique oscille entre modernité et compromis, laissant un pays profondément divisé.

Dans quelle mesure la réélection de Donald Trump, qui souhaite augmenter drastiquement les droits de douane entre États-Unis et Canada et évoquait même sa volonté de voir les deux pays « fusionner », a-t-elle impacté la décision de Trudeau ? Comment la relation entre Ottawa et Washington est-elle susceptible d’évoluer ?

La réélection de Donald Trump, annoncée en novembre 2024, a sans doute pesé dans la décision de Justin Trudeau de se retirer. Les relations entre Ottawa et Washington sous Donald Trump ont été particulièrement éprouvantes. Dès son premier mandat, Donald Trump a imposé des droits de douane sur l’acier et l’aluminium canadiens, plongeant les deux pays dans une guerre commerciale inédite. Ces tensions se sont atténuées sous la présidence de Joe Biden, mais la perspective d’un second mandat Trump ravive les craintes au Canada.

Les propos récents de Trump ont particulièrement choqué l’opinion publique canadienne. En évoquant une possible « fusion » entre les deux pays et en qualifiant le Canada de « cinquantième et unième État », Donald Trump a non seulement remis en cause la souveraineté canadienne, mais également humilié Justin Trudeau, qu’il a qualifié de simple « gouverneur ». La perception que Justin Trudeau n’a pas su répondre avec fermeté à ces provocations a alimenté les critiques. Beaucoup de Canadiens lui reprochent d’avoir adopté une posture trop conciliante face à un président perçu comme agressif et méprisant.

En outre, l’opinion publique canadienne, traditionnellement favorable aux relations cordiales avec les États-Unis, est de plus en plus polarisée face aux politiques de Donald Trump. La gestion de cette polarisation aurait compliqué la tâche de Justin Trudeau s’il avait choisi de se représenter. Son départ ouvre ainsi la voie à un renouveau politique qui pourrait redéfinir les priorités d’Ottawa face à son voisin du sud.

Alors que « l’ère Trudeau » prend fin, quelles sont les dynamiques politiques à l’œuvre au Canada et quelles sont les perspectives qui semblent se dessiner pour le pays ?

La fin de l’ère Trudeau marque un tournant dans la politique canadienne. Le Parti libéral, affaibli par une décennie au pouvoir et des divisions internes, fait face à une opposition conservatrice renforcée. Sous la direction de Pierre Poilievre, les conservateurs ont adopté une ligne populiste, dénonçant les politiques progressistes de Justin Trudeau et promettant une gestion économique rigoureuse.

Parallèlement, le Nouveau parti démocratique (NPD), à gauche, pourrait jouer un rôle clé, notamment en capitalisant sur les déceptions des électeurs progressistes qui juste à présent votaient pour le parti Libéral. Les dynamiques politiques actuelles suggèrent une polarisation accrue entre une droite conservatrice et une gauche fragmentée, rendant les alliances parlementaires plus complexes.

Sur le plan régional, le Québec pourrait jouer un rôle déterminant. Avec la montée du Bloc québécois, le discours sur l’autonomie provinciale gagne du terrain, reflétant un mécontentement vis-à-vis d’Ottawa. L’Alberta et la Saskatchewan, riches en ressources énergétiques, continuent de réclamer davantage de reconnaissance économique et politique.

Sur le plan géopolitique, la réélection de Donald Trump soulève des inquiétudes croissantes pour l’avenir. Les provocations verbales à l’égard du Canada s’accompagnent d’une politique commerciale agressive. Mais au-delà de ces tensions immédiates, une question plus large se pose : l’attitude des États-Unis envers le Canada pourrait-elle, à terme, devenir une menace existentielle ? Le Canada, riche en ressources naturelles stratégiques, pourrait faire face à des pressions croissantes de la part de son puissant voisin. Cette crainte, encore embryonnaire, commence néanmoins à s’installer dans certains cercles stratégiques canadiens.

Face à ces défis, le Canada post-Trudeau devra naviguer dans un contexte géopolitique complexe. Si son départ ouvre une période d’incertitude, il offre également une opportunité pour redéfinir le rôle du Canada sur la scène internationale et renforcer sa souveraineté face à des voisins parfois imprévisibles.
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