03.12.2024
Sécurité européenne : la guerre en Ukraine et le « jour d’après »
Tribune
19 décembre 2024
Quelles options pour préparer l’Ukraine et l’Europe à d’éventuelles négociations et à l’environnement sécuritaire qui en découlera ? La perspective de négociations potentiellement imminentes sur un cessez-le-feu en Ukraine – qui constituerait au minimum un arrêt des combats – devrait pousser les alliés occidentaux à intensifier leur soutien militaire dans les semaines à venir, afin d’assurer à Kyiv une meilleure position dans les discussions. D’autant plus que des négociations défavorables à l’Ukraine seraient également dommageables pour la sécurité européenne. Les Européens auront à l’avenir une responsabilité majeure à assumer dans la défense du continent et la dissuasion de la Russie. Ils auront besoin de s’appuyer sur une industrie de défense renforcée et autonome, et devront surmonter un certain nombre de défis, au premier rang desquels la question du financement de la défense et de l’unité politique.
Vers une accélération du soutien militaire à l’Ukraine ?
L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis semble avoir radicalement rapproché l’échéance de négociations sur l’arrêt des combats en Ukraine, à un moment où l’évolution de la guerre prend une tournure défavorable pour Kyiv. L’avancée des troupes russes s’est accélérée au cours des derniers mois, avec un déplacement du front de parfois plusieurs kilomètres par jour. Si des négociations devaient intervenir dans ces conditions, Moscou serait en mesure de soutenir ses revendications maximalistes – l’annexion totale des cinq oblasts ukrainiens partiellement conquis – mettant durablement en danger l’intégrité et la stabilité de l’Ukraine, ainsi que la sécurité à long terme du continent entier. Les Européens ne seraient pas non plus en position favorable et risqueraient de se voir écartés de négociations dont ils auront ensuite à assumer le coût sans avoir pu y faire valoir leurs intérêts. Certains semblent progressivement se mettre en ordre de marche : Emmanuel Macron a réuni Donald Trump et Volodymyr Zelensky à Paris, début décembre, avant de se rendre à Varsovie, où le Premier ministre polonais Donald Tusk dit se préparer pour d’éventuelles négociations « cet hiver ». La Pologne aura au cours du premier semestre 2025 une responsabilité particulière sur la scène politique européenne, puisqu’elle assumera la présidence tournante du Conseil de l’UE. Néanmoins, les Européens apparaissent dans l’ensemble désunis. Ils manquent d’une stratégie claire pour les négociations, voire de la crédibilité nécessaire pour y gagner leur place.
Il ne reste que quelques semaines pour renverser cette double tendance de l’avancée russe et de la fragilité européenne avant que le nouveau président américain ne puisse mettre en œuvre sa promesse de « faire cesser la guerre en 24 heures », qui serait au détriment de l’Ukraine et de l’Europe entière. Pour compliquer le calcul stratégique de Vladimir Poutine et renforcer la crédibilité européenne, intensifier le soutien militaire à l’Ukraine (qui correspond aujourd’hui en moyenne à moins de 0,1 % des PIB respectifs des États impliqués) apparait comme la principale solution.
Les pays d’Europe nordique et baltique allouent régulièrement de nouveaux paquets d’aide et accélèrent les livraisons : le Danemark a déjà transféré l’ensemble de ses capacités d’artillerie aux forces armées ukrainiennes (FAU) et finance désormais la livraison de blindés conjointement avec la Suède qui, elle, accélère la production des véhicules. La Norvège met l’accent sur la défense anti-aérienne et les trois États baltes consacrent chacun environ 0,25 % de leur PIB au soutien à l’Ukraine. L’investissement financier du Danemark devrait, en outre, permettre la livraison de canons automoteurs Caesar de KNDS France en 2025 plutôt qu’en 2026. L’Ukraine a également besoin de renforcer son aviation. Les premiers F-16 sont arrivés en Ukraine cet été dans le cadre de la coalition menée par Copenhague et La Haye – plus d’une soixantaine en tout ont été promis, qui pourraient faire la différence sur le terrain. L’Ukraine pourrait aussi espérer trois à six Mirage français livrés début 2025, faisant suite aux déclarations du président de la République au printemps dernier. Malgré le transfert de systèmes d’armes performants dans le domaine de l’artillerie et des missiles (et bien qu’un type de matériel à lui seul ne puisse faire la différence), le soutien militaire de la France reste perçu comme en deçà de ce qui pourrait être attendu de la première puissance militaire de l’UE, avec des ambitions de leadership au sein de l’Union. Le ministre démissionnaire français des Armées Sébastien Lecornu a notamment admis lors d’une audition parlementaire en octobre que l’objectif fixé dans l’accord bilatéral de sécurité franco-ukrainien de trois milliards d’euros d’aide militaire en 2024 ne serait pas atteint…
Pour espérer reprendre l’avantage sur le terrain, les FAU devraient aussi être capables d’atteindre des cibles militaires sur le territoire russe. La décision de Joe Biden d’autoriser l’utilisation par Kyiv des systèmes ATACMs et de lever les restrictions sur l’usage des missiles SCALP et Storm Shadow livrés par la France et le Royaume-Uni représente donc un pas dans cette direction, même si son impact doit être nuancé : les systèmes en question ont une portée limitée (300 kilomètres pour les ATACMS et 500 kilomètres pour les SCALP/Storm Shadow) et sont disponibles en quantité restreinte, surtout en ce qui concerne les SCALP/Storm Shadow.
Les efforts de soutien militaire pourraient donc être poursuivis et intensifiés, notamment en fournissant à l’Ukraine davantage de missiles de croisière et de munitions d’artillerie, dans la mesure des capacités de production des entreprises européennes. Kyiv aura surtout besoin de nouveaux systèmes de défense anti-aérienne à courte et moyenne portée (au moins 19 systèmes selon le ministre des Affaires étrangères ukrainien) pour protéger ses infrastructures énergétiques cet hiver.
Enfin, l’intensification du soutien pourrait aussi passer par une accélération de la formation des soldats ukrainiens. Le besoin exprimé par l’Ukraine de recevoir des instructeurs sur son sol avait été jugé « légitime » par Emmanuel Macron qui souhaitait donc mettre en place une coalition avec plusieurs partenaires, en dehors du cadre de l’UE en raison de l’absence de consensus sur ce sujet. Non suivi d’effet, ce projet pourrait être remis sur la table pour répondre à l’urgence de la situation et affirmer la détermination européenne.
Les termes d’une éventuelle négociation : gel du conflit contre garanties de sécurité pour l’Ukraine ?
Fin novembre, Volodymyr Zelensky s’est dit prêt à des concessions territoriales provisoires en échange d’un cessez-le-feu et d’une adhésion à l’OTAN. Le président ukrainien renoncerait ainsi temporairement à l’objectif de restauration de l’intégrité territoriale de son pays dans les frontières de 1991. Ces concessions éventuelles dans le cadre d’un gel du conflit doivent être envisagées avec toute la gravité qu’elles imposent. Si elles peuvent permettre un arrêt des combats, aujourd’hui souhaité par une majorité d’ukrainiens et bien sûr souhaitable dans l’absolu, elles seraient aussi lourdes de conséquences aux plans juridique, moral, humanitaire et sécuritaire. Elles acteraient en effet, au moins provisoirement, un recul du droit international face à l’acquisition de territoires par la force. Et en ce sens, la possibilité de gel du conflit s’oppose ici à celle de la signature d’un traité de paix avec Moscou qui scellerait les gains territoriaux russes et constituerait donc une véritable défaite. Mais au-delà de ces questions de principes et de justice, c’est aussi le sort réservé aux habitants de ces territoires qui doit préoccuper. Depuis 2014, le Donbass occupé et la Crimée annexée ont connu la russification forcée visant à effacer l’identité ukrainienne, ainsi que les pertes de libertés collectives et individuelles inhérentes au régime russe. L’invasion à grande échelle de 2022 s’est quant à elle accompagnée d’exactions terribles et de potentiels crimes de guerres commis par l’armée russe : exécutions de civils et de prisonniers de guerre, tortures et violences sexuelles ont déjà été documentées par plusieurs organisations internationales et ONGs. Pour l’ensemble de ces raisons, toute cession, même ponctuelle, de territoires ukrainiens à la Russie laissera des traces profondes dans les mémoires collectives et fragilisera la sécurité de la région entière.
Concrètement, les termes d’un accord de cessez-le-feu doivent pouvoir être acceptés par les deux parties sans que l’une ne puisse se considérer comme trop « perdante ». Certains experts considèrent que les dispositions sur la délimitation de cette frontière de facto pourraient, par exemple, s’inspirer de l’acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) de 1975. Ce texte a été signé en pleine Guerre froide par les États européens – dont la RFA et la RDA – qui « considèrent que leurs frontières peuvent être modifiées, conformément au droit international, par des moyens pacifiques et par voie d’accord. » Une telle phraséologie pourrait rendre possible un accord de cessez-le feu tout en permettant à l’Ukraine de ne pas accepter une modification de la frontière revendiquée par Moscou et donc de geler le conflit sans entériner formellement le gain russe. De telles dispositions devraient être complétées par un monitorage international de la zone de front, sous la forme d’une mission de maintien de la paix pour éviter une reprise des combats.
Des concessions ukrainiennes ne peuvent être envisagées sans des garanties de sécurité fermes et crédibles de la part des alliés occidentaux pour prévenir une reprise de l’agression quand la Russie aura reconstitué ses capacités militaires. Au-delà des aspects purement sécuritaires, ces garanties sont aussi indispensables pour permettre une stabilité relative du pays, le retour des Ukrainiens actuellement réfugiés à l’étranger et la relance économique nécessaires à la reconstruction du pays. Il apparait d’ores-et-déjà que les Européens auront une responsabilité de premier plan dans tout dispositif mis en place pour assurer la sécurité de l’Ukraine – et leur propre sécurité.
Le modèle « Ouest-Allemand » – l’intégration dans l’OTAN des territoires ukrainiens contrôlés par Kyiv – semble pour le moment exclu, faute d’accord entre les alliés sur cette question qui constitue a priori une « ligne rouge » pour Moscou. L’opposition virulente de la Hongrie et de la Slovaquie apparait ici comme un obstacle moins important que les réticences des États-Unis et de l’Allemagne, qui permettent d’ailleurs à d’autres pays européens tout aussi réservés mais moins vocaux de ne pas s’exposer dans ce débat.
D’autres modalités de garanties sont néanmoins envisagées par plusieurs experts pour dissuader la Russie de reprendre sa guerre. La plus crédible – en termes de dissuasion mais pas en termes de probabilité de réalisation – est celle d’un déploiement de soldats occidentaux en Ukraine dans le cadre d’une coalition ad hoc qui pourrait comprendre quelques dizaines de milliers de militaires. Centrée principalement sur la composante terrestre, cette force comprendrait aussi des missions de surveillance aérienne (sur le modèle de la mission Baltic Air Policing de l’OTAN, par exemple). Les Européens constitueraient le gros des troupes et des matériels, actant une prise de responsabilité concrète à travers ce qui représenterait un effort conséquent en termes de personnels mobilisés. Une présence américaine risquerait d’être rédhibitoire pour Moscou mais resterait néanmoins souhaitable, même réduite à une dimension symbolique, pour éviter de sceller un découplage entre l’Europe et les États-Unis. De plus, l’investissement de Washington est nécessaire sur le plan capacitaire, à l’heure où des lacunes européennes persistent notamment dans les domaines du transport stratégique et de l’ISR (intelligence, surveillance, reconnaissance).
Concrètement, quels pays européens pourraient faire partie d’une telle coalition ? La participation de la France et du Royaume-Uni, premières puissances militaires du continent, semble un prérequis. Les pays nordiques et baltes ayant déjà témoigné leur détermination à soutenir l’Ukraine seraient aussi susceptibles de fournir des contingents, de même que les Pays-Bas. L’investissement de la Pologne, nouvelle puissance militaire européenne en devenir, est également souhaitable, même s’il reste loin d’être acté. Le Premier ministre Donald Tusk a en effet signifié à l’occasion de la récente visite d’Emmanuel Macron en Pologne que l’envoi d’une force européenne de maintien de la paix en Ukraine n’était pas prévu pour l’instant du côté de Varsovie, surtout en dehors du cadre de l’OTAN. La chancellerie allemande a également manifesté sa réticence.
Les autres modalités envisageables de manière complémentaire comportent le déploiement permanent de capacités de défense anti-aériennes en Ukraine et au sein de l’Union européenne. Les projets européens dans ce domaine, comme le bouclier antimissile proposé par la Pologne et la Grèce, devraient donc aussi constituer une priorité du développement capacitaire de l’Europe et pourrait être étendu aux territoires ukrainiens contrôlés par Kyiv.
La formation des soldats ukrainiens devrait aussi se poursuivre notamment dans le cadre de la mission européenne EUMAM (European Union military Assistance Mission in support of Ukraine). Pour l’instant, celle-ci se déroule en Pologne et dans plusieurs pays formateurs, en l’absence de consensus des États membres pour l’implanter en Ukraine. Un cessez-le-feu pourrait conduire à rouvrir cette discussion. Plusieurs États européens ont aussi mis en place des formations spécifiques liées au maniement et à la maintenance de matériels. La France, par exemple, s’est positionnée sur le domaine de l’artillerie et forme les soldats ukrainiens sur les canons Caesar. Ces formations apparaissent nécessaires au-delà de la guerre afin de soutenir l’Ukraine dans la modernisation de ses armées, vers un rapprochement des standards euro-atlantiques. Elles pourraient donc se poursuivre sur le sol ukrainien après un gel du conflit.
Enfin, le soutien à l’industrie de défense ukrainienne déjà mis en place sous l’impulsion des pays nordiques – le Danemark a ouvert la voie en proposant un modèle de soutien financement direct – mériterait d’être poursuivi et étendu, de même que les coopérations industrielles entre l’Ukraine et la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Celle-ci est, en effet, appelée à jouer un rôle fondamental dans la crédibilité de l’Europe en tant qu’acteur de sécurité.
L’industrie de défense : pilier de la sécurité européenne
La question de la crédibilité ne se pose pas seulement vis-à-vis des partenaires de l’UE, mais aussi de ses adversaires. La BITDE doit en effet devenir un élément de dissuasion conventionnelle, par son niveau technologique et ses capacités de production. « Production is deterrence » (la production est la dissuasion) : le désormais fameux mot du sous-secrétaire américain à la Défense Bill LaPlante, prononcé en 2022 alors que les industries européennes et américaine étaient confrontées aux défis de la remontée en puissance, conserve en 2024 et en 2025 toute sa pertinence. Le renforcement des capacités de production européenne de véhicules blindés et de chars, d’artillerie et de munitions, de capacités de défense anti-aérienne et de frappe dans la profondeur sera décisif pour la crédibilité des garanties de sécurité données à l’Ukraine et pour dissuader la Russie de reprendre, voire d’élargir, sa guerre d’agression. En France, par exemple, cet effort commence déjà à se faire sentir sur les segments de l’artillerie et des munitions, ainsi que celui des missiles. KNDS France (qui produit le canon Caesar) et MBDA (premier missilier européen) ont ainsi augmenté leurs cadences, ouvert de nouvelles lignes de production et acheté des stocks importants de matière première et des composants pour passer d’une logique de flux tendus et de production « juste à temps » à la constitution de capacités de production de temps de guerre.
En outre, alors que l’Europe risque un accroissement de ses dépendances vis-à-vis des États-Unis dans le contexte de la guerre en Ukraine, la prise de conscience du caractère stratégique de la BITDE devrait conduire au renforcement de celle-ci. Une communication de 2013 de la Commission européenne soulignait déjà que « la BITDE constitue un élément clé de la capacité de l’Europe d’assurer la sécurité de ses citoyens et de protéger ses valeurs et ses intérêts. […] Elle a pour cela besoin d’un certain degré d’autonomie stratégique : pour être un partenaire fiable et crédible, l’Europe doit être en mesure de décider et d’agir sans dépendre des capacités de tiers. La sécurité d’approvisionnement, l’accès aux technologies critiques et la souveraineté opérationnelle sont donc essentiels ». Pour atteindre ces objectifs, le renforcement des capacités européennes doit donc se concentrer sur des systèmes de conception européenne, et non pas sur du matériel américain produit sous licence sur le territoire européen. Il ne s’agit pas là d’une question de principe mais bien de garantir aux Européens la souveraineté d’utilisation sur les systèmes d’armes en leur possession et leur capacité immédiate de déploiement en cas de besoin, sans avoir besoin pour cela d’une autorisation de Washington. De plus, la production sous licence ou la capacité d’assemblage de systèmes conçus en dehors de l’UE imposera des limites à toute velléité de montée en cadences en cas de nécessité, puisque les européens n’auront pas de contrôle sur les chaînes d’approvisionnement.
L’Ukraine est concernée au premier plan par la nécessité de renforcer son industrie de défense, dont il s’agira de faire une priorité du soutien européen, y compris après un potentiel cessez-le-feu. La BITD ukrainienne a en effet un rôle fondamental à jouer dans la construction d’un potentiel de dissuasion conventionnelle à long terme. Le domaine de l’industrie de défense ukrainien devrait donc faire l’objet non seulement d’un soutien financier mais aussi devenir un vecteur de coopération avec l’industrie européenne, voire d’intégration à l’UE. La vingtaine d’accords bilatéraux de sécurité signés avec l’Ukraine par des pays européens en 2024 comportent, en effet, l’objectif de renforcer la coopération dans ce domaine.
Les coopérations industrielles avec l’Ukraine sont donc déjà impulsées à plusieurs niveaux : industriel, étatique et européen. Dès 2023, plusieurs entreprises européennes ont annoncé leur intention de développer leurs activités en Ukraine et leurs liens avec l’industrie locale. C’est le cas de l’entreprise allemande Rheinmetall, du groupe suédois Saab, du tchèque Czechoslovak Group (CSG), de petites entreprises baltes spécialisées dans la robotique et les drones, et d’autres encore (pour une cartographie complète, voire la note ARES de Daniel Fiott publiée sur le sujet). Les entreprises françaises participent aussi à ce mouvement. Sébastien Lecornu s’était rendu en Ukraine en septembre 2023 pour acter le passage « d’une logique de cessions à partir de nos stocks, à celle de partenariats industriels ». KNDS France va donc coopérer avec des entreprises ukrainiennes dans le domaine de l’artillerie avec la production d’obus de 155 mm et l’ouverture d’un site dédié à la maintenance des canons Caesar en Ukraine. La Commission européenne n’est pas en reste puisque le soutien à l’industrie de défense ukrainienne est l’un des axes du futur programme pour l’industrie de défense européenne (EDIP), auquel les entreprises ukrainiennes seront éligibles au même titre que les États membres. L’UE a également ouvert un bureau pour l’innovation de défense à Kyiv en 2024 pour faciliter les coopérations industrielles.
L’ensemble de ces initiatives de soutien et de coopération devrait permettre à l’Ukraine une plus grande réactivité sur le plan opérationnel – en se concentrant sur les besoins des FAU et en facilitant la maintenance des matériels près du front – et de moderniser son secteur de la défense en harmonisant ses standards industriels et capacitaires avec ceux de l’OTAN. Sur le plan normatif, elles permettraient aussi une intégration progressive au marché de la défense européen avant même l’adhésion officielle à l’UE. La réforme de l’industrie de défense lancée en 2023 par le gouvernement ukrainien pour accroitre la transparence du secteur et y enrayer la corruption s’inscrit aussi dans cette direction. La poursuite du développement de ces coopérations – actuellement encore au stade de prémisses – semble donc importante pour faciliter à terme l’entrée de l’Ukraine dans l’UE et l’OTAN.
Réciproquement, les Européens auront aussi des leçons à tirer de ces échanges avec l’industrie ukrainienne en matière de méthodes de captation et d’intégration rapide de l’innovation, qu’elle soit d’origine civile ou militaire. L’évolution des processus d’innovation est, en effet, l’un des nombreux défis auxquels devra s’adapter le secteur de la défense européenne pour faire face à son nouvel environnement stratégique.
Les défis pour la défense européenne dans un environnement stratégique instable
Une évaluation partagée de l’environnement stratégique et des menaces qui le caractérisent sera nécessaire tant pour la définition des capacités militaires et industrielles à développer en Europe, que pour renforcer l’unité politique de l’Union. Sans pour autant se détourner du voisinage méridional de l’UE et du reste du monde, les États membres devront continuer à composer avec la menace russe qui ne faiblira pas après un cessez-le-feu en Ukraine, du moins à court terme. Au contraire, avec une augmentation de la part de son PIB consacré à la défense pour reconstituer ses capacités militaires, ainsi qu’une présence avancée en Europe via la vassalisation de la Biélorussie et l’occupation partielle de l’Ukraine, la Russie incarnera un danger potentiel de premier plan. Au-delà même de l’hypothèse d’un autre engagement militaire majeur russe, les stratégies d’influence et de stratégies hybrides du Kremlin continueront à déstabiliser le Caucase et l’Europe. Opérations de manipulation de l’information, ingérences dans les processus électoraux, cyber-attaques et sabotages d’infrastructures se multiplient déjà dans le cadre d’une vaste offensive russe contre le continent. Sur les 500 incidents suspects observés cette année en Europe, une centaine ont déjà pu être attribués à la Russie.
Les États frontaliers de la Russie et de la Biélorussie – pays nordiques, baltes, Pologne – continueront eux à considérer Moscou comme la principale source de menaces pour leur sécurité. Et si les pays de la « vieille Europe » qui, certes devront aussi faire face aux crises qui se multiplient ailleurs dans le monde, négligent à nouveau la menace russe après la négociation d’un éventuel cessez-le-feu en Ukraine, ils risquent de perdre la confiance des capitales orientales. Ces dernières verraient ainsi confirmer leur perception de l’indispensabilité de la garantie de sécurité américaine.
La prise de conscience des Européens sur la nécessité d’assumer leurs responsabilités en matière de défense s’est traduite par une forte augmentation des budgets de défense depuis 2022 – avec toutefois un fort gradient géographique et un accroissement plus marqué sur le flanc Est. Aujourd’hui, la majorité des États membres de l’UE allouent l’équivalent de 2% de leur PIB à leur budget de défense (1,9% en moyenne en 2024 selon la projection de l’Agence européenne de défense), quand ils n’étaient que six à atteindre cet objectif en 2021 (États baltes, Croatie, Pologne, Grèce). Les trois États baltes dépassent même la barre des 3 % et la Pologne celle des 4 % de PIB consacrés aux dépenses de défense.
S’il est peu probable que cette tendance se renverse à court terme au vu de la dégradation de l’environnement sécuritaire, la simultanéité d’une conjoncture économique défavorable impliquera des choix budgétaires. Or, les opinions publiques européennes divergent sur la manière de trancher ce « dilemme beurre-canon », révélant un besoin de débat démocratique au niveau national sur le sujet. La soutenabilité de l’effort apparait en outre difficilement conciliable avec la rigueur budgétaire imposée par le Pacte de stabilité et de croissance, par lequel les États membres de l’UE s’engagent à maintenir un déficit inférieur à 3 % du PIB et leur dette publique inférieure ou égale à 60 % du PIB. L’impératif actuel de relance du secteur de la défense européen pourrait-il constituer un motif de nouvelle réforme du cadre fiscal de l’UE ? Cela semble incertain puisqu’il vient justement d’être modifié, mais le cas polonais, par exemple, plaide en faveur d’un assouplissement des règles sur les trajectoires de correction de la dette pour concilier celles-ci avec l’impératif d’augmenter les budgets de défense.
La Commission européenne se mobilise depuis 2022 pour inciter les États membres à synchroniser leurs efforts et cherche des solutions pour augmenter les financements au niveau européen. Le nouveau commissaire européen à la Défense, Andrius Kubilius, souhaite pouvoir mettre 500 milliards d’euros sur la table pour les dix prochaines années, sans attendre le prochain cadre financier pluriannuel en 2028 (le budget de l’UE, déterminé pour une période de sept ans). Plusieurs possibilités sont déjà explorées : utilisation élargie des avoirs russes gelés, révision de la politique de prêt de la Banque européenne d’investissement pour soutenir les investissements dans la défense, création d’un fonds de défense financé par un endettement commun, utilisation des Fonds de Cohésion pour les projets d’infrastructures militaires… Aucune de ces options ne fait l’unanimité pour l’instant. Le volume budgétaire et financier alloué à la défense sera pourtant déterminant pour calibrer le niveau d’ambition de l’approche européenne.
Il sera également essentiel de réaliser ces investissements de manière cohérente à travers l’UE, notamment par le biais d’acquisitions conjointes. Celles-ci sont indispensables pour atteindre la masse critique de commandes permettant aux États de réaliser des économies d’échelle et à l’industrie de redimensionner son modèle de production, ainsi que pour favoriser l’harmonisation des standards capacitaires et donc l’interopérabilité des forces européennes.
Pour affronter ces défis et poursuivre son chemin vers une prise de responsabilité en matière de défense, l’Union européenne aura besoin d’unité et de volonté politique. Au cours des dernières années, la Commission européenne s’est progressivement affirmée dans le domaine de l’industrie de défense et joue aujourd’hui un rôle clé pour promouvoir la coopération entre les États membres, comme en témoignent les initiatives déployées depuis 2022 sur la production de munitions et les acquisitions en commun, ainsi que la publication d’une stratégie industrielle de défense et la proposition d’un programme pour l’industrie de défense européenne. Mais l’exécutif européen ne peut pas tout à lui seul. Le leadership européen en matière de défense devra donc aussi être incarné par les États membres.
La montée en puissance militaire de la Pologne, sa fermeté vis-à-vis de la Russie et son rôle à la tête du Conseil de l’UE à partir du 1er janvier 2025 font du pays le nouvel acteur incontournable de la scène européenne. Mais les avancées de l’UE en matière de défense doivent aussi pouvoir s’appuyer sur les moteurs historiques de la coopération et de l’intégration européenne : la France – avec son expérience au plan opérationnel, sa dissuasion nucléaire et sa posture de longue date en faveur d’une prise de responsabilité des européens sur leur défense – et l’Allemagne, forte de sa puissance économique. Si Paris et Berlin parviennent à sortir de leur crise politique interne respective, les trois pays du triangle de Weimar pourraient avoir, ensemble, le potentiel de renforcer la défense européenne et de démontrer la détermination de l’Union à soutenir et intégrer l’Ukraine. La conciliation des analyses stratégiques et des priorités politiques parfois divergentes de ces trois pays, si elle ne constitue pas un obstacle insurmontable, serait au contraire une garantie d’équilibre et un moteur de coopération et d’intégration.