Syrie : « La Turquie va essayer de profiter au mieux du renversement d’Assad »
Ils devaient être au courant depuis assez longtemps de ce qui se tramait. Pour deux raisons : les rebelles du Hayat Tahrir al-Sham (HTS) siégeaient dans la province d’Idlib depuis des années. Or depuis 2017, l’armée turque était sur place, à la faveur de l’accord d’Astana, ce groupe réunissant l’Iran, la Russie et la Turquie. L’Iran et la Russie soutenaient Assad, la Turquie était dans le camp des rebelles. Il avait ainsi été décidé de mettre en place des zones de désescalade : Vladimir Poutine avait piégé Erdogan en lui donnant – au mépris du droit international – le maintien de la sécurité à Idlib. Il y avait entre 10.000 et 15.000 hommes qui, au quotidien, côtoyaient le HTS.
En outre, l’offensive du 27 novembre a été menée par le HTS et l’Armée syrienne libre (ASL). Cette dernière n’a d’armée que le nom, il s’agit d’un regroupement de plusieurs groupes ou groupuscules qui ont tous un point commun : ils sont soutenus militairement par la Turquie. Cette ASL ayant participé à l’offensive, Ankara ne pouvait qu’être au courant. Quand on regarde les cartes, on voit d’ailleurs que l’ASL a combattu dans des zones différentes du HTS. Ils se sont réparti le pays. Conjoncturellement, la Turquie fait aujourd’hui partie des vainqueurs.
Quels sont les intérêts d’Ankara en Syrie ?
La Turquie a deux préoccupations majeures. Tout d’abord les réfugiés : la fin du régime Assad va permettre le rapatriement d’un certain nombre d’entre eux. Il y a eu jusqu’à 3,8 millions de personnes qui ont fui la Syrie vers la Turquie. Ils y seraient désormais 3,2 millions, une minorité étant rentrée au pays ou s’étant installée en Europe. Ces derniers jours, on a observé un nombre de retours en Syrie assez significatif.
Le second objectif de la Turquie est de constituer, depuis des années, une « zone tampon » d’environ 20 à 30 km le long de la frontière entre la Syrie et la Turquie, laquelle s’étend sur 228 km. Cette zone constituerait un barrage contre les forces kurdes qui, en Syrie, sont organisées par la filiale syrienne du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr). Ce dernier est l’ennemi numéro 1 de l’État turc. Il considère qu’il s’agit d’une organisation terroriste (comme l’Union européenne, ndlr). De ce fait, ils ne conçoivent pas la création d’une « entité terroriste » à leur frontière. Ils veulent les repousser au maximum vers le sud.
La Turquie apparait-elle désormais en position de force ?
La Turquie aujourd’hui, conjoncturellement, fait partie des vainqueurs. Est-ce que cette position, ces atouts, vont perdurer dans le temps ? Je n’en suis pas totalement certain. Ils vont devoir négocier avec Abou Mohammed al-Joulani(nouvelle fenêtre), le leader du HTS. Ils se connaissent mais ne sont pas sur la même longueur d’onde.
Par ailleurs, les Américains entrent en jeu : Antony Blinken est à Ankara ce vendredi, probablement pour parler de la Syrie mais surtout des Kurdes. Pour Washington, ils constituent une sorte de protection, de bouclier contre l’État islamique. Ce dernier a été affaibli mais pas éradiqué, il dispose de cellules dormantes. Ils sont encore capables d’opérations. Ceux qui se sont battus au sol contre Daech sont les Kurdes ; les Américains ont combattu mais du ciel. Que va faire Donald Trump en janvier ?
N’oublions pas que plusieurs djihadistes sont détenus dans des prisons gérées par les forces kurdes. Imaginez que ces derniers soient battus par l’Armée nationale syrienne, voire par l’armée turque, et qu’ils retournent dans la nature ? Les Américains sont vigilants face à ce type de défi. Ils vont en discuter avec les Turcs et leur demander de ne pas profiter de la situation en Syrie pour tout déstabiliser.
Ankara ne va donc pas profiter du vide en Syrie, contrairement à Israël sur le plateau du Golan ?
Pour l’instant, les Turcs profitent de la situation par l’intermédiaire de l’Armée nationale syrienne. Encore une fois, leur autonomie est inexistante : leurs armes viennent d’Ankara, peut-être même les consignes. Erdogan a aussi la préoccupation de ne pas se fâcher avec Joulani. La Turquie veut aussi s’entendre le mieux possible avec les nouveaux maitres de la Syrie pour régler la question des réfugiés sur son sol. Les Turcs vont essayer de profiter au mieux du renversement d’Assad car leur obsession reste la stabilité.
Entretien réalisé par Thomas GUIEN pour LCI.