ANALYSES

Nouvelle présidence Trump : quelles perspectives pour les alliances et les coopérations minilatérales en Indo-Pacifique ?

Tribune
12 décembre 2024

L’Indo-Pacifique a constitué une priorité incontestable de la première présidence de Donald Trump. C’est en effet ce dernier qui avait, avec une certaine prescience, adopté cette terminologie proposée par le Premier ministre japonais de l’époque, Shinzo Abe, pour en faire l’épicentre de la politique étrangère des États-Unis et d’un discours très anti-chinois. Pour autant, la logique transactionnelle qui a les faveurs de Donald Trump n’a pas épargné ses principaux partenaires régionaux, y compris ceux partageant avec lui la promotion d’un Indo-Pacifique « libre et ouvert ». Le retour de Donald Trump au pouvoir en janvier 2025 suscite donc craintes et interrogations autant pour ses deux grands alliés japonais et sud-coréens que pour la Chine. Le Premier ministre japonais Shigueru Ishiba a annoncé qu’il aurait des « discussions franches » avec Donald Trump. Quant au président sud-coréen Yoon Suk-yeol, s’il peut redouter une nouvelle initiative américaine en direction de la Corée du Nord, il est acculé face à une grave crise politique intérieure à la suite de sa tentative calamiteuse de « coup d’État » début décembre. Pour sa part, la Chine s’inquiète d’un regain de guerre commerciale et douanière qui pourrait mettre à mal son économie, déjà affaiblie, tout en spéculant sur l’avenir du soutien américain à Taiwan.

Les partenaires traditionnels des États-Unis dans la région (Australie, Japon, Corée du Sud, Taiwan) ont félicité le président élu en exprimant le souhait que les relations avec Washington se renforcent. Mais leur crainte que son retour n’affaiblisse les efforts de l’administration Biden pour construire une architecture de sécurité régionale cohérente et résiliente est vive. Les mécanismes de coopération régionale en Indo-Pacifique, notamment l’AUKUS et le QUAD, résisteront-ils à une nouvelle présidence de Donald Trump ? Ce dernier prendra-t-il conscience de l’importance du « smart power » pour la géopolitique du XXIe siècle ?

La réorganisation des moyens de la puissance américaine dans l’Indo-Pacifique face à la Chine

Ces dernières années, la montée en puissance de la Chine et la mise en avant de sa stratégie de déni d’accès en Indo-Pacifique ont conduit au renforcement d’accords et de mécanismes de sécurité existants, mais aussi à la recherche de nouveaux cadres minilatéraux entre les États-Unis et ses partenaires. La rivalité avec la Chine est le défi principal identifié par les États-Unis depuis l’administration Obama et son « pivot » asiatique. Dans l’avant-propos de la Stratégie de sécurité nationale publiée par son administration en 2017, le président Trump, alors dans la première année de son mandat évoquait « une nouvelle ère de compétition » tandis que le document désignait la Chine comme une « puissance révisionniste » dont l’un des objectifs était de repousser les États-Unis hors d’Asie. La stratégie indopacifique américaine adoptée en 2019, comme le changement du nom du commandement américain pour la région, de USPACOM en USINDOPACOM, marquent bien la priorité stratégique accordée par Washington à une Asie maritime s’étendant de l’océan Indien au Pacifique et sa volonté d’y préserver un ordre fondé sur le respect du droit international et des normes, notamment la liberté de navigation et de survol. La première administration Trump, de 2017 à 2021, s’est attachée à contrer la Chine par une concurrence accrue notamment dans les domaines militaires, économiques et commerciaux. Elle a réorganisé les alliances et les partenariats pour élaborer une architecture organisée en réseau capable d’assurer le libre accès aux Global commons, dont les espaces maritimes.

L’Administration Biden a accentué la compétition stratégique avec la Chine, en y ajoutant la dimension technologique, l’importance de l’innovation et le découplage des chaines d’approvisionnement. Selon la stratégie de sécurité nationale américaine publiée en 2022, la République Populaire de Chine est le « seul compétiteur » qui a l’intention de remodeler l’ordre international et elle possède toutes les capacités économiques, diplomatiques, militaires et technologiques pour réaliser cette ambition. La présidence Biden a renforcé les alliances bilatérales avec le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et les Philippines. Elle s’est réengagée au sein de l’ASEAN, notamment au sein de l’ADMM+, la réunion des ministres de la Défense de l’ASEAN et des grandes puissances régionales et s’est concentrée sur deux mécanismes sécuritaires spécifiques : le QUAD et l’AUKUS. La question est de savoir si Trump s’inscrira dans cette dynamique de rénovation des alliances et d’innovation de nouvelles pratiques partenariales.

La construction de formats stratégiques innovants

Le QUAD et l’AUKUS sont deux mécanismes spécifiques destinés à accroitre la posture opérationnelle et les capacités de projection des États-Unis et de leurs alliés dans l’ensemble du théâtre Indo-Pacifique, quoiqu’avec un focus plus marqué sur le Pacifique occidental. Ils rassemblent le premier cercle des puissances maritimes régionales comme le Japon, l’Inde, l’Australie et le Royaume-Uni. Né en 2004 au lendemain d’un tsunami dévastateur dans l’océan Indien, le QUAD (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité) s’est traduit par une coopération entre l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis en matière de sécurité maritime, notamment le Humanitarian Assistance and Disaster Relief, avant de s’élargir à d’autres sujets thématiques comme la cybersécurité, les infrastructures et la coopération économique. L’administration Biden a considérablement renforcé la nature opérationnelle du mécanisme en créant des groupes de travail et en établissant une réunion annuelle au niveau des chefs d’États et de gouvernement du QUAD. L’AUKUS, pacte de sécurité conclu en 2021 entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, assure, de son côté, une coopération militaire et industrielle étroite entre ses trois membres, prévoyant l’acquisition par la marine australienne de 8 sous-marins à propulsion nucléaire d’origine américaine.

Le Dialogue de sécurité trilatéral existant entre les États-Unis, le Japon et l’Australie depuis 7 ans ainsi que celui entre les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud initié à Camp David en août 2023 constituent également des dispositifs « minilatéraux » importants pour la région. L’intérêt de ce minilatéralisme ou de la constitution de petits groupes d’alliés est de permettre une collaboration ciblée, et donc plus efficace, sur des questions de sécurité spécifiques entre like-minded partners. Mais l’avenir de ces accords et arrangements apparait incertain avec la nouvelle administration Trump tant le premier mandat de celui-ci avait été marqué par une politique asiatique imprévisible et parfois brutale pour les plus proches alliés de Washington comme le Japon et la Corée du Sud. Considérant le bilan du QUAD, Donald Trump peut se révéler déçu par l’attitude de l’Inde, partenaire recherché par les États-Unis pour faire contrepoids à la Chine, mais dont la politique de multialignement continue à être très ambigüe. Concernant l’AUKUS, le programme de construction a pris du retard, les coûts augmentent pour Canberra et les chantiers navals américains se révèlent incapables de construire le nombre de sous-marins promis dans des délais raisonnables. Donald Trump pourrait vouloir trancher à sa manière et revoir à la baisse certains aspects de l’engagement américain. Taiwan elle-même, avec la question de la poursuite des garanties militaires américaines, est sur la sellette.

Les interrogations sur l’attitude de Donald Trump vis-à-vis des alliances et des partenariats américains établis dans l’Indo-Pacifique sont d’autant plus sérieuses que la région connait des développements sécuritaires inédits depuis deux ans.  Beaucoup de pays littoraux, mais aussi des puissances européennes, s’inquiètent à juste titre de la multiplication des tensions maritimes avec les forces chinoises, que ce soit en mer de Chine méridionale ou dans le détroit de Taiwan. Ils sont aussi très conscients des nouvelles menaces que le rapprochement entre la Chine et la Russie, mais aussi entre la Russie et la Corée du Nord, font peser sur les équilibres régionaux et internationaux. De fait, les interactions entre les systèmes de sécurité européens et asiatiques n’ont jamais été aussi sensibles, notamment depuis que la Corée du Nord fournit des munitions et des armes aux forces russes menant une guerre d’agression en Ukraine et surtout depuis qu’elle envoie également des soldats pour se battre à leurs côtés. Par ailleurs, des puissances comme le Japon et la Corée du Sud se sont fortement rapprochés de l’OTAN et soutiennent l’Ukraine en lui apportant une assistance humanitaire, médicale et économique.

Les limites du retour de « L’America First » dans un XXIe siècle en crise

La vision du positionnement international de Donald Trump symbolisé par son « America First », peut se révéler une nouvelle fois en contradiction avec la tradition historique de la nature de l’engagement américain et de son multilatéralisme actif depuis la Seconde Guerre mondiale, une dimension que l’administration Biden avait tenté de restaurer. Cette incompréhension de la nature globale du leadership de Washington et de l’importance des prépositionnements et des bases avancées pour les forces américaines s’est traduite sous la première présidence Trump par des demandes de hausse des contributions au stationnement des forces américaines en Corée du Sud et au Japon. De la même façon, il y a eu un refroidissement des relations des États-Unis avec l’Union européenne et l’OTAN, dont les membres ont été accusés de ne pas assez participer aux efforts militaires de l’Alliance. Enfin, il y a eu le rapprochement – peu productif- avec la Corée du Nord, au détriment des intérêts de sécurité de la Corée du Sud. Par ailleurs, la posture frontale de Donald Trump avec la Chine n’a en aucune manière diminué les capacités de cette dernière. Au contraire, le résultat de ces mesures fut un affaiblissement de la diplomatie américaine. La première présidence de Donald Trump aura été marquée par une méconnaissance profonde de ce qui constitue les racines du pouvoir américain et ce qui a permis d’accepter un certain degré d’asymétrie dans la relation de nombreux pays avec les États-Unis. Elle aura confondu les notions de force et de pouvoir dans ses relations avec les autres États, y compris avec ses proches partenaires. Même si l’écart économique entre la Chine et les États-Unis s’amenuise, les États-Unis conservent encore la prépondérance capacitaire et le hard power, en partie grâce à leurs réseaux d’alliances et de partenariats. Cependant, leur pouvoir d’influence construit sur les normes libérales subit le contrecoup d’une habile guerre informationnelle, menée tant par la Chine que par la Russie. À ce stade, en dépit d’une tentative de renouvellement idéologique à travers le concept d’Indo-Pacifique « libre et ouvert », le discours américain s’érode. Or l’heure est désormais au « smart power » qui définit, selon Joseph Nye, les puissances sachant combiner les deux dimensions du pouvoir, c’est-à-dire les moyens matériels et les moyens de persuasion et d’influence.

Donald Trump entamera sa nouvelle présidence en janvier 2025 dans un contexte de montée des tensions régionales et internationales liant étroitement l’Europe et l’Indo-Pacifique. À la crise des valeurs et du multilatéralisme s’ajoutent des enjeux cruciaux, comme le climat, l’économie durable, la gouvernance des océans. L’administration Biden s’est efforcée de remettre les États-Unis au cœur de l’action multilatérale. L’administration Trump quant à elle, devra se montrer flexible et savoir s’adapter à un monde fragmenté, c’est-à-dire savoir doser la force et le pouvoir militaire, mais aussi engager une dynamique politico-diplomatique pluridimensionnelle sur la base de valeurs et d’objectifs reconnus et partagés. Il lui faudra donc plus que jamais s’appuyer sur ses alliés et ses proches partenaires en Indo-Pacifique et au-delà.
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