05.12.2024
La Russie dans l’espace post-soviétique : quelles stratégies d’influence ?
Interview
9 décembre 2024
2024 fut marquée par un grand nombre d’élections décisives dans des pays autrefois intégrés à l’URSS ou à sa sphère d’influence, dont la Moldavie, la Géorgie, la Roumanie. Dans chacun de ces scrutins, les partis « pro-russes » ont performé, et dans certains cas, des fraudes massives en leur faveur ont été constatées. La Russie tâche en parallèle de développer sa sphère d’influence envers les pays dits du « Sud global ». Quelle est la stratégie d’influence russe en Europe orientale ? Comment expliquer les bons scores des candidats pro-russes ? Comment s’articule la stratégie de Moscou sur les autres continents ? Le point avec Lukas Aubin, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste de la géopolitique de la Russie. Il vient de co-diriger le numéro 135 de La Revue internationale et stratégique (RIS), dédiée à l’espace post-soviétique.
Les partis pro-européens de Moldavie et de Géorgie, deux anciennes Républiques soviétiques, ont accusé la Russie d’ingérences lors des élections récemment tenues dans les deux pays. Sur quoi reposent ces accusations ? Quelle est la stratégie d’influence russe dans ces États ?
Les accusations d’ingérence russe dans les récentes élections de Moldavie et de Géorgie reposent sur plusieurs éléments, souvent documentés par des observateurs internationaux, des gouvernements locaux, ou des analyses indépendantes. Lors des élections législatives géorgiennes du 26 octobre 2024, des ONG comme Transparency International ont dénoncé une fraude globale généralisée et systémique favorisant le parti pro-russe « Rêve géorgien », via notamment des actes de bourrage d’urnes ou d’intimidation. Concomitamment, concernant les élections législatives en Géorgie, les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ont estimé que le scrutin avait été « entaché par des inégalités entre les candidats, des pressions et des tensions » à nouveau afin de favoriser un parti pro-Kremlin. S’il est difficile de dire avec précision qui est à l’origine de ces fraudes, les regards sont tournés vers Moscou. La présidente de la Géorgie Salomé Zourabichvili a accusé par exemple la Russie d’avoir organisé « une opération russe spéciale, une guerre hybride contre le peuple géorgien ».
Ces accusations répondent à une stratégie d’influence russe mise en place depuis la chute de l’URSS, accentuée à l’ère de Vladimir Poutine, qui vise à maintenir une emprise géopolitique sur ces deux anciennes républiques soviétiques, notamment face à leur volonté d’approfondir leurs liens avec l’Union européenne (UE) et l’OTAN. Grosso modo, le pouvoir russe considère l’espace post-soviétique comme son « étranger proche » sur lequel il doit conserver la primeur de l’influence. L’idée n’est pas de reformer l’URSS, mais de conserver une influence « néo-impériale » sur l’ex-URSS. En d’autres termes, les poussières de la chute de l’Empire soviétique ne sont pas encore tout à fait retombées. Depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir et a fortiori depuis les « révolutions de couleur » qui se sont tenues dans certains pays post-soviétiques au milieu des années 2000, le pouvoir russe a développé un arsenal de moyens destinés à diffuser son influence au sein de l’ex-URSS. C’est ce que notamment Mark Galeotti appelle « l’arsenalisation de tout » (The weaponization of everything).
Ainsi, la Russie utilise-t-elle des médias contrôlés ou influencés pour diffuser des récits anti-occidentaux en Moldavie et en Géorgie. Ces campagnes visent à affaiblir la confiance dans les partis pro-européens et à renforcer les forces politiques favorables à Moscou. Les médias russes, tels que Sputnik et Russia Today (RT), diffusent régulièrement des récits anti-européens en Moldavie. Ils accusent l’UE de vouloir exploiter le pays ou affirment que les réformes pro-européennes vont nuire à l’économie et aux valeurs traditionnelles. Des campagnes de désinformation sur les plateformes numériques, notamment via des réseaux sociaux, propagent des récits sur une prétendue « décadence morale » ou « d’ingérence » occidentale pour saper le soutien à l’intégration européenne. RT est par exemple directement impliquée dans le soutien à l’oligarque moldave pro-russe Ilan Shor depuis plusieurs années avec l’assentiment du Kremlin. D’un point de vue de la diplomatie publique et de l’influence culturelle, la Russie utilise des organisations comme le Russkiy Mir (Monde russe) pour promouvoir sa langue, sa culture et son récit historique, en particulier auprès des populations russophones ou orthodoxes de Géorgie et de Moldavie.
Cette stratégie d’influence plurielle repose également sur le soutien de partis politiques pro-russes. Les gouvernements de Moldavie et de Géorgie ont accusé la Russie de financer directement ou indirectement des partis ou des mouvements politiques pro-russes pour influencer les résultats électoraux. Des preuves d’interventions financières, comme le soutien clandestin de campagnes électorales, ont même été présentées. Plus largement, Moscou finance ou soutient des mouvements ultraconservateurs et religieux pour contrer les valeurs progressistes perçues comme occidentales. Cela inclut des campagnes contre les droits LGBTQIA+ ou la promotion d’un modèle de société traditionnelle. L’objectif est de diffuser un narratif à la fois anti-occidental et conservateur, en phase avec celui diffusé par Vladimir Poutine.
De manière générale, la Russie a été accusée de lancer des cyberattaques contre des institutions gouvernementales et des infrastructures critiques pour semer le chaos avant les élections. Par exemple, en 2021, avant les élections parlementaires de Moldavie, des cyberattaques attribuées à des groupes liés à la Russie ont ciblé des institutions moldaves. Ces attaques visaient à semer le doute sur la sécurité électorale et à discréditer les autorités pro-européennes. Ces attaques incluent la diffusion de documents piratés pour discréditer des personnalités politiques pro-européennes.
Afin que sa stratégie d’influence au sein de l’étranger proche soit efficace, le pouvoir russe compte également sur les populations russophones – nommées par le Kremlin « compatriotes de l’étranger » – présentes dans ces pays et sur la mobilisation de minorités ethniques ou linguistiques. Ainsi, en Moldavie, la Russie s’appuie-t-elle sur les populations russophones et sur la région séparatiste de Transnistrie pour influencer les dynamiques politiques quand, en Géorgie, Moscou exploite les tensions autour des régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud pour exercer une pression constante sur le gouvernement central. Pour Moscou, l’exploitation des conflits gelés est une stratégie politique. La Russie maintient des troupes en Transnistrie (Moldavie) et soutient les régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud (Géorgie). Cela permet à Moscou de maintenir un levier sur ces pays, d’entraver leurs aspirations euro-atlantiques et de fomenter des tensions internes.
Enfin, le régime russe use régulièrement de pressions économiques et énergétiques. La Russie utilise les exportations de gaz et les sanctions économiques comme outils de coercition. Par exemple, elle a réduit ou coupé l’approvisionnement en gaz pour ces pays à des moments stratégiques. Elle cible également des secteurs économiques vitaux, comme le commerce agricole ou vinicole, pour punir les politiques pro-occidentales.
Cet arsenal de moyens de diffusion de l’influence russe à l’étranger a pour objectif principal de dissuader la Moldavie et la Géorgie d’intégrer l’OTAN et, dans une moindre mesure, l’UE, tout en empêchant par ricochet, ces États de s’éloigner de l’orbite russe. Évidemment, les effets de cette stratégie sont variés. En Géorgie, nous sommes actuellement dans un temps fort pour la Russie qui voit sa stratégie porter ses fruits. Par opposition, la Moldavie de Maia Sandu penche pour le moment vers l’Ouest, à petits pas.
Parmi les pays d’Europe orientale membres de l’OTAN, la Slovaquie et la Hongrie montrent une certaine proximité avec Moscou. Les partis proches du Kremlin ont par ailleurs récemment engrangé des scores très élevés en ex-Allemagne de l’Est et en Roumanie. Comment expliquer ce regain d’attrait pour la Russie dans l’espace post-soviétique ?
Depuis plusieurs années, certains pays d’Europe orientale et de l’espace post-soviétique témoignent d’un regain d’attrait pour les partis politiques locaux pro-russes. Néanmoins, c’est bien souvent le rejet d’une partie de ce qu’est l’Occident qui prime sur un véritable attrait favorable à la Russie. Ce phénomène, bien que contrasté selon les contextes nationaux, s’explique par une combinaison de facteurs historiques, économiques, culturels et géopolitiques.
Dans des pays comme la Hongrie, la Slovaquie ou encore les régions de l’ex-Allemagne de l’Est, des segments de la population – généralement une partie des plus de 40 ans – entretiennent une certaine nostalgie envers l’époque soviétique. Si cette période est souvent perçue négativement en Occident, certains peuvent y voir une ère de stabilité économique et sociale. Cette mémoire contribue parfois à tempérer les critiques à l’égard de Moscou. Par ailleurs, les influences culturelles russes – qu’il s’agisse de la langue, de la littérature ou de la musique – restent vivaces et peuvent parfois participer à une perception favorable de la Russie, ou, en tous cas, à une forme de nostalgie.
Néanmoins, l’attrait pour les partis pro-russes s’inscrit moins dans un soutien à Moscou que dans une opposition croissante aux institutions occidentales, notamment l’Union européenne et l’OTAN. Dans des pays comme la Hongrie et la Slovaquie, des partis politiques critiquent ouvertement l’ingérence perçue de Bruxelles et les politiques jugées belliqueuses de l’OTAN, notamment en Ukraine. Face à cela, la Russie se présente comme un défenseur de la souveraineté nationale et des identités culturelles, un discours qui trouve un écho favorable parmi les nationalistes eurosceptiques.
La dépendance énergétique constitue également un levier clé de l’influence russe. En Hongrie, par exemple, les importations de gaz et de pétrole russes restent essentielles pour l’économie nationale, ce qui pousse le gouvernement à adopter une position plus conciliante envers Moscou. Par ailleurs, les sanctions occidentales contre la Russie ont engendré des effets secondaires, tels que la hausse des prix de l’énergie ou la perte de débouchés pour certaines industries locales, renforçant le discours des partis pro-russes. De manière générale, on l’a vu, la Russie déploie également des efforts importants pour influencer les opinions publiques dans ces régions. L’objectif est de diffuser des récits qui critiquent les politiques occidentales tout en valorisant l’image de Moscou. Ces plateformes médiatiques, actives en langues locales, sont particulièrement présentes en Roumanie, en Slovaquie, en Hongrie ou encore en Moldavie. Parallèlement, des soutiens directs ou indirects à des partis eurosceptiques ou nationalistes renforcent cette dynamique. En ex-Allemagne de l’Est, l’Alternative für Deutschland (AfD) profite ainsi d’un soutien marqué dans les régions où la nostalgie pour l’époque de la RDA (République démocratique allemande) est encore forte.
Le rejet des politiques occidentales s’accompagne souvent d’une opposition à la guerre en Ukraine. En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orbán défend une position de neutralité, critiquant les sanctions contre la Russie et appelant au dialogue. Ces positions renforcent l’image de la Russie comme acteur de stabilité, notamment auprès des populations fatiguées par les impacts économiques du conflit.
La montée et l’attractivité des partis pro-russes dans ces régions reposent donc sur un équilibre entre héritage historique, opportunités économiques, critiques des politiques occidentales et une stratégie d’influence proactive venue de Russie. Ce regain d’influence souligne la capacité de Moscou à s’appuyer sur des dynamiques locales pour maintenir une présence significative dans un contexte international polarisé.
À mesure que la guerre dure, l’Europe semble se polariser de plus en plus entre partis pro-russes et pro-Ukraine et, plus largement, entre partis anti et pro-occidentaux.
Alors que la Russie a effectué un pivot vers le « Sud global » et en particulier l’Asie depuis la guerre en Ukraine, comment se matérialise sa stratégie d’influence de manière plus globale ?
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie a intensifié ses efforts pour repositionner son influence à l’échelle mondiale, particulièrement en se tournant vers le « Sud global », comprenant l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine et certaines parties du Moyen-Orient. Le sommet des BRICS à Kazan en octobre dernier en est l’une des illustrations criantes. L’objectif est clair : unir ce que Moscou appelle la « majorité mondiale » – à savoir les pays non-occidentaux – pour créer un contrepoids géopolitique, géoéconomique et énergétique à l’Occident.
Pourtant, contrairement aux idées reçues, cette stratégie ne date pas du 24 février 2022 ou de l’annexion de la Crimée en 2014. Dès les années 1990, Evgueni Primakov, alors ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre, prône l’idée que pour contrecarrer l’hégémonie américaine, la Russie doit établir des relations solides avec des puissances émergentes comme la Chine et l’Inde. Après une période initiale de méfiance, les relations russo-chinoises s’intensifient à mesure que les différends frontaliers entre les deux pays trouvent des solutions. L’accord historique du 14 octobre 2004, signé entre Moscou et Pékin, marque la fin d’un contentieux vieux de plusieurs siècles en délimitant clairement leurs frontières en Extrême-Orient. Pour la première fois, les 4 250 kilomètres de frontière partagée sont officiellement définis. À partir de là, Vladimir Poutine considère la Chine comme un partenaire stratégique majeur. En Russie, on parle alors de « pivot vers l’Est » (Povorot’ na Vostok, en russe). Bien sûr, ce pivot a connu plusieurs accélérations à la faveur de la guerre en Ukraine et des sanctions occidentales.
Aujourd’hui, cette stratégie repose sur plusieurs axes clés qui visent à compenser l’isolement croissant de Moscou vis-à-vis des puissances occidentales.
D’une part, la Russie a renforcé ses relations avec des pays comme la Chine, l’Inde, l’Iran et les États du Golfe. Pékin est un partenaire clé dans ce pivot, notamment dans les domaines de l’énergie, du commerce et de la coordination géopolitique. L’Inde, quant à elle, reste un acheteur important d’armement et d’énergie russes. L’idée est de participer à la construction d’institutions multilatérales alternatives comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ou l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) pour promouvoir un monde multipolaire et contrer l’hégémonie occidentale. Elle s’appuie sur une combinaison de relations bilatérales, de médias, de commerce, et de coopération militaire.
D’autre part, afin que cette stratégie soit efficace, le pouvoir russe mise sur un narratif anti-occidental et pro-polycentrique. En d’autres termes, la Russie exploite le ressentiment de nombreux pays du Sud global envers les anciens pouvoirs coloniaux et les politiques perçues comme néocoloniales des pays occidentaux. Moscou se présente comme un champion de la souveraineté nationale et de l’anti-impérialisme. Ainsi, les médias d’État russes comme RT et Sputnik diffusent-ils des contenus qui contestent les récits occidentaux, notamment sur la guerre en Ukraine. Ces médias sont particulièrement actifs en Afrique et en Amérique latine, et publient souvent dans des langues locales.
La stratégie globale d’influence de la Russie s’inscrit donc dans une logique de diversification de ses partenariats pour contourner l’isolement occidental. En somme, elle cherche à renforcer son rôle comme actrice clé dans un monde multipolaire tout en essayant de diviser l’Occident. Néanmoins, et c’est important, il est pour le moment difficile d’évaluer les effets à long terme de cette stratégie. Au-delà des spectaculaires effets d’annonce comme le sommet des BRICS, peu de décisions concrètes et impactantes sont pour le moment prises de manière coordonnée par les pays émergents ou la « majorité mondiale ». Comme le monde, l’espace non-occidental reste davantage multipolaire qu’uni et solidaire.
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