17.12.2024
Crise politique en Corée du Sud : la démocratie à l’épreuve ?
Interview
6 décembre 2024
Le président de la Corée du Sud, Yoon Suk-yeol, a créé la stupeur en déclarant dans la nuit du 3 au 4 décembre la loi martiale, accusant l’opposition d’être infiltrée par la Corée du Nord. Cette décision, interprétée comme un coup d’État a causé une vive réaction des institutions comme de la population de ce pays d’Asie de l’Est encore marqué par la dictature durant les années 1970. La loi martiale fut rejetée par le parlement, et les soldats déployés ont regagné leurs casernes. Comment expliquer cette décision du président ? Quelles pourront en être les conséquences intérieures et extérieures ? Que nous indique cet épisode quant à l’état de la démocratie en Corée du Sud ? Le point avec Barthélemy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS en charge du Programme Asie-Pacifique.
La Corée du Sud a été marquée ce 3 décembre par une tentative de « coup d’État » de la part du président Yoon Suk-yeol. Dans quel contexte politique est intervenu cet évènement ?
Il ne s’agit pas stricto sensu d’un coup d’État, Yoo Suk-yeol étant le président, élu en 2022 pour un mandat de cinq ans, de son pays. Et parmi ses prérogatives figure la possibilité de déclarer la loi martiale, qui peut être justifiée par exemple par une agression nord-coréenne (les deux pays étant officiellement en guerre, et souvent confrontés à de fortes tensions). Mais dans les faits, cette décision qui a surpris jusque dans son propre camp s’apparente à un coup d’État, puisque la loi martiale était, à ses yeux, justifiée par de très vagues infiltrations nord-coréennes dans les rangs de l’opposition, directement visée dans son allocution télévisée (à 22h30 heure locale, et donc en fin de soirée). Le président sud-coréen, qui fut élu d’une très courte tête en 2022 et souffre d’une grande impopularité notamment liée à des accusations de corruption concernant son épouse, est confronté depuis avril dernier à une opposition qui a remporté haut la main les élections législatives et contrôle désormais le parlement. Son pouvoir et celui de son gouvernement en sont considérablement affaiblis. Et cette « cohabitation » à la coréenne se traduit par de difficiles négociations sur tous les textes de lois et décisions proposés par le gouvernement. Dans le contexte actuel, c’est autour du budget que les désaccords sont profonds, et le climat politique est tendu, le parti démocrate, majoritaire au parlement, souhaitant bloquer les initiatives portées par Yoon. On peut ajouter à ce contexte de politique intérieure une dimension internationale, avec le spectaculaire rapprochement entre Pyongyang et Moscou qui fragilise Séoul, et l’élection de Donald Trump, qui pourrait rencontrer le dirigeant nord-coréen, comme il l’avait fait à trois reprises en 2018-2019. Or, Yoon Suk-yeol s’est toujours montré d’une grande intransigeance vis-à-vis de Pyongyang, soutenu en ce sens par l’administration Biden, dont il ne reste que 50 jours. C’est donc un homme isolé politiquement, mais aussi diplomatiquement qui préside aujourd’hui aux destinées de son pays, et qui a pris cette décision aussi surprenante que dangereuse.
La réaction du parlement, qui a rejeté à l’unanimité la promulgation de la loi martiale, mais aussi de la population qui a manifesté en masse, fut immédiate. Quelles seront les conséquences de cet échec pour le gouvernement en place ?
Après l’annonce de Yoon Suk-yeol, l’armée s’est déployée, en particulier autour du parlement, et a cherché à empêcher les élus d’y entrer pour voter sur la loi martiale. En effet, si le président a le pouvoir de le déclarer, il doit ensuite recevoir l’adhésion des parlementaires. Les élus n’ont pas cédé et ont même mis les militaires devant leurs responsabilités. Dans le même temps, de très importants rassemblements populaires, en pleine nuit, ont accompagné ce sursaut démocratique et ce rejet de la loi martiale. Il faut comprendre qu’en Corée du Sud, il s’agit là d’un sujet hautement sensible, la loi martiale rappelant aux Coréens les heures sombres de la dictature, jusque dans les années 1980. Les parlementaires ont pu finalement se réunir dans la nuit, et voter à l’unanimité des 190 membres présents le rejet de la loi martiale, infligeant un camouflet humiliant au président de la République. Ce dernier a finalement dû en accepter les termes le lendemain, clôturant un épisode aussi bref qu’inhabituel dans un pays dont les institutions démocratiques sont reconnues mondialement.
Ce n’est cependant pas terminé. Les partis d’opposition ont engagé un processus de destitution du président, avec comme argument la non-justification de la loi martiale. Il semble à ce jour quasiment évident que ce processus aboutira, et que le président Yoon Suk-yeol ne pourra terminer son mandat, dont la fin est prévue en 2027. De nombreux observateurs politiques coréens parlent même d’un suicide politique. Il est également hautement probable qu’une fois destitué, il sera présenté devant la justice de son pays pour faits de corruption, et peut-être aussi pour haute trahison. Yoon Suk-yeol a ainsi de très fortes chances d’être le cinquième président sud-coréen démocratiquement élu à être condamné à une peine de prison. Reste à savoir si les partis politiques se mettront d’accord sur un gouvernement par intérim (comme ce fut le cas à la fin du mandat de Park Geun-hye, en 2017), ou si de nouvelles élections seront organisées.
Au regard de cette situation, quelle analyse peut-on livrer sur l’état de la démocratie sud-coréenne ? Dans quelle mesure cette déstabilisation politique fragilise-t-elle le pays vis-à-vis de ses rivaux régionaux, notamment la Corée du Nord et la Chine ?
L’épisode de la loi martiale et de sa levée adresse à la fois un message très positif et très négatif sur l’état de la démocratie sud-coréenne. Très positif, car le peuple coréen a montré sa vigilance et sa détermination visant à protéger son système démocratique. Et que dans le même temps, l’armée est restée calme et n’a pas provoqué la foule. Très positif aussi, car les partis politiques se sont immédiatement engagés sur cette question grave, et ont montré au monde à quel point la démocratie sud-coréenne fonctionne, y-compris quand elle est prise d’assaut par celui qui doit l’incarner. C’est un message très fort que la Corée du Sud adresse au monde en ce sens: les démocraties peuvent être solides quand elles sont déterminées.
Mais c’est aussi un message très négatif auquel nous avons assisté, en témoigne la très forte résonnance de cet épisode dans le monde. Les institutions coréennes ont été proches de vaciller, et dans un pays où la démocratie s’impose depuis quatre décennies, ce sont les pratiques dignes d’une dictature auxquelles nous avons assisté. La Corée du Sud est la dixième puissance économique mondiale, et les conséquences d’une déstabilisation politique à grande échelle pourraient être graves. Par ailleurs, dans un contexte géopolitique tendu, la fragilité d’une grande démocratie doit être perçue, en Corée du Sud, comme ailleurs, comme un sujet de grande inquiétude. Car les équilibres géopolitiques sont très fragiles dans la péninsule coréenne, et face à Séoul, Pyongyang n’a jamais été autant en bonne position depuis la fin de la Guerre froide, grâce au soutien de Moscou. Aussi l’enjeu de politique intérieure sud-coréenne est aussi un enjeu beaucoup plus large, autant qu’il est représentatif des périls de notre temps.