03.12.2024
Turquie : la sempiternelle question kurde
Interview
2 décembre 2024
Le conflit entre l’État turc et les nationalistes kurdes remonte aux premières révoltes de cette minorité du sud-est de la Turquie (mais aussi présente en Syrie, Irak et Iran), peu après la chute de l’Empire ottoman. Elle a néanmoins pris un tour nouveau à partir des années 1980, avec le lancement d’une insurrection par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), encore en cours aujourd’hui. La stratégie d’Ankara a depuis alterné entre tentatives de dialogue et répression sanglante. Après une période relativement calme, les tensions semblent refaire surface alors qu’une vague d’arrestations vient de frapper plusieurs personnalités kurdes et que le PKK a commis en octobre un attentat à Ankara. Où en est la situation du conflit entre l’État turc et le PKK ? Quelle place y tient le parti kurdiste, le DEM ? Comment expliquer l’attentat d’Ankara ? Comment la question kurde façonne-t-elle la politique de la Turquie au Moyen-Orient ? Les réponses de Didier Billion, directeur-adjoint de l’IRIS et spécialiste de la Turquie
Une vague d’arrestations de personnalités kurdes a eu lieu en Turquie les 26 et 27 novembre. Le gouvernement avait pourtant plusieurs fois semblé montrer des signes d’apaisement envers le parti kurdiste. Comment expliquer cette situation ?
Depuis quelques semaines se succèdent, en effet, en Turquie des signaux politiques apparemment contradictoires. Au mois d’octobre, Devlet Bahçeli, dirigeant du Parti d’action nationaliste, d’extrême droite, connu pour sa radicale et constante opposition aux revendications kurdistes, déclarait qu’il était favorable à ce qu’Abdullah Öcalan – le leader du PKK emprisonné et à l’isolement sur une île depuis plus de 25 ans – puisse venir s’exprimer devant le Parlement pour s’adresser aux députés du parti kurdiste – le Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie (DEM), créé en 2023 – et annoncer la fin de la lutte armée.
L’effet de surprise a alors été total. Quelle était la signification d’une telle déclaration provenant d’un homme connu pour son nationalisme sourcilleux ? Dans les jours qui ont suivi, le président Recep Tayyip Erdoğan a confirmé à plusieurs reprises les propos de son allié Bahçeli en expliquant qu’il partageait la même conviction et qu’il fallait tendre la main aux « frères kurdes ». Ces surprenantes déclarations sur la nécessaire harmonie entre Turcs et Kurdes font néanmoins totalement l’impasse sur les conditions concrètes pouvant ouvrir, enfin, un processus politique de négociations susceptible d’aboutir in fine à un compromis et un accord.
Le doute est d’autant plus fort que concomitamment à ces déclarations une vague d’arrestations a été organisée à l’encontre de maires du DEM depuis plusieurs semaines, en raison de liens présumés avec le PKK. Mardin, Batman, Halfeti ont été les premières municipalités touchées ainsi que celle du quartier de Esenyurt à Istanbul, concernant cette fois un édile membre du Parti républicain du peuple, le parti kémaliste grand vainqueur des élections municipales de mars 2024. Le 26 novembre, on apprenait l’arrestation de 231 personnes pour des liens présumés avec des organisations terroristes.
Nul ne peut nier qu’existent des liens entre le PKK et le DEM, mais le seul fait que ce dernier soit un parti politique légal, parlementaire, possédant de nombreux élus devrait le mettre à l’abri de telles mesures répressives. C’est très certainement par son biais que la possibilité de renouer un nécessaire dialogue se concrétisera. Le mettre sous pression et le marginaliser ne constitue donc pas des signaux encourageants. Dans un contexte certes différent, le DEM pourrait en effet jouer un rôle similaire à celui de Herri Batasuna au Pays basque espagnol ou le Sinn Fein en Irlande au moment ou l’ETA et l’IRA menaient la lutte armée.
Le PKK a revendiqué l’attaque d’une entreprise de défense à Ankara organisée le 23 octobre 2024. Comment interpréter cette action ? Quelle est la situation de l’organisation en Turquie ?
Le PKK est très probablement traversé par des désaccords, notamment entre ceux de ses cadres qui seraient potentiellement prêts à des pourparlers pour parvenir à une solution négociée et une aile qui semble arc-boutée sur une ligne d’intransigeance et hostile à la perspective d’un quelconque compromis. On peut, sans guère risquer de se tromper, émettre l’hypothèse que l’attentat organisé à Ankara le 23 octobre est un signal indiquant qu’aucune solution au conflit ne pourra être mise en œuvre sans que le PKK n’en soit partie prenante.
Ce parti – dont il faut rappeler qu’il est qualifié de terroriste par l’État turc, mais aussi par l’Union européenne et les États-Unis notamment – est infiniment plus puissant qu’au moment où il a lancé la lutte armée en 2004, mais probablement moins qu’il y a une dizaine d’années. Deux remarques découlent de ce constat. Tout d’abord que des coups significatifs lui ont été portés par l’armée turque dans la dernière période. Mais aussi que la politique exclusivement militaire et sécuritaire menée depuis quarante années par les autorités turques ne parviendra pas à éradiquer le PKK. En ce sens, la preuve d’un véritable courage politique de la part du régime consisterait à réactiver les négociations qui s’étaient tenues entre la fin de l’année 2012 et juillet 2015 entre des représentants du PKK et ceux de l’État. Beaucoup d’espoirs avaient été fondés à l’époque, malheureusement le processus n’avait pu aller à son terme.
Enfin, quand on parle du PKK, il ne faut pas sous-estimer sa dimension régionale et notamment syrienne. En effet, les zones kurdes quasi autonomes qui existent dans certaines enclaves du nord de la Syrie sont dirigées par le Parti de l’union démocratique (PYD) et ses groupes armés (YPG) dont il est avéré qu’ils sont la projection locale du PKK, ce qui décuple l’influence de ce dernier en lui fournissant notamment une assise territoriale.
La Turquie s’est récemment rapprochée du gouvernement fédéral irakien. Quel impact ce rapprochement peut-il avoir sur le gouvernement autonome kurde en Irak ? Quelles politiques Ankara mène-t-elle envers les populations kurdes en dehors de ses frontières ?
Il n’y a pas de jeu à somme nulle dans les relations qu’entretient Ankara avec Bagdad d’une part et le Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak (GRK) de l’autre. La politique d’Ankara consiste à entretenir des relations fluides avec ces deux interlocuteurs pour des raisons différentes, mais complémentaires.
Pour ce qui concerne l’Irak, il s’agit tout d’abord de fortifier les échanges avec un pays frontalier dont Ankara mesure parfaitement l’importance géopolitique d’autant plus qu’il est riche en hydrocarbures dont la Turquie manque cruellement. Ankara accorde depuis très longtemps déjà une grande attention à la stabilité, très relative au demeurant, de Bagdad, car cela correspond à ses intérêts nationaux. Dans un Moyen-Orient en pleines turbulences trouver quelques solides points d’appui et des relations normalisées est essentiel, c’était le message exprimé par le président Erdoğan lors de sa visite officielle à Bagdad en avril 2024.
Pour ce qui concerne le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak, c’est aussi une relation qui remonte à plusieurs années. Les gouvernements successifs dirigés par le clan Barzani considèrent en effet les actions du PKK comme un facteur de déstabilisation potentiel de la région kurde fédérée, ce qui constitue une réelle convergence politique avec Ankara. Rappelons qu’une partie de la direction militaire du PKK se trouve dans les monts Qandil, au nord de la région kurde d’Irak, régulièrement bombardés par la chasse aérienne turque.
Au cours des dernières années, le seul moment où les relations se sont tendues entre Ankara et Erbil s’est cristallisé quand les autorités kurdes ont organisé en septembre 2017 un référendum visant à approuver l’indépendance. En dépit d’une forte majorité en faveur de l’indépendance lors de scrutin, celle-ci n’a jamais été proclamée tant la réprobation des États de la région a été unanime, à l’exception notoire d’Israël au demeurant. La proclamation de l’indépendance d’un Kurdistan reste la ligne rouge à ne pas franchir pour les puissances tant régionales – l’Irak bien sûr, mais aussi la Turquie et l’Iran – qu’internationales.