ANALYSES

Elon Musk à la Maison-Blanche : entre idéologie et gouvernance, quel avenir pour la politique états-unienne ?

Interview
25 novembre 2024
Le point de vue de Camille Boulenguer


Elon Musk, multimilliardaire à la tête de plusieurs entreprises telles que Tesla, SpaceX ou encore X, et affichant publiquement ses idées libertariennes et technosolutionnistes, a réalisé une entrée fracassante dans la sphère politique états-unienne en s’affichant comme un soutien de premier plan à Donald Trump durant la dernière campagne présidentielle. Depuis l’élection de ce dernier, les deux hommes continuent d’afficher une grande proximité, et Elon Musk s’est vu offrir la direction du « département de l’Efficacité gouvernementale » dédié à l’allégement des dépenses publiques. Quel impact la présence d’Elon Musk au sein de la Maison-Blanche peut-elle avoir sur la politique américaine ? Dans quelle mesure adaptera-t-il son idéologie aux nécessités de la gouvernance ? Comment cette proximité avec Trump pourrait-elle impacter le rôle de ses entreprises sur la scène internationale ? Le point avec Camille Boulenguer, chercheuse à l’IRIS.

Elon Musk incarne un modèle singulier d’entrepreneur dans le secteur numérique, souvent perçu comme visionnaire mais aussi controversé. Avec sa nomination au sein de l’administration Trump, comment son influence pourrait transformer la politique américaine en matière de technologie et d’innovation ?

La nomination d’Elon Musk au sein de l’administration Trump marque un tournant symbolique pour la politique américaine en matière de technologie et d’innovation. Après Rex Tillerson, ancien PDG d’ExxonMobil et secrétaire d’État des États-Unis de 2017 à 2018 sous la première administration Trump, le milliardaire est nommé, aux côtés de l’entrepreneur et ancien candidat républicain à la présidence Vivek Ramaswamy, à la tête d’un tout nouveau comité consultatif fédéral : le département de l’Efficacité gouvernementale, ou DoGE (Department of Government Efficiency).

L’acronyme « DoGE », est un clin d’œil explicite au Dogecoin, cryptomonnaie financée à ses débuts par Elon Musk et qui a sponsorisé en mai 2021, une mission covoiturage vers la lune de SpaceX. La référence à l’univers des cryptomonnaies ainsi que son échange avec Federico Sturzenegger, ministre argentin de la Dérégulation et Transformation de l’État au sein du gouvernement de Javier Milei, confirment la volonté d’Elon Musk de mettre en application ses idées libertariennes et techno-solutionnistes qu’il a par ailleurs, éprouvées dans la gestion de ses entreprises.

Lors du rachat du réseau social X, le milliardaire originaire d’Afrique du Sud a adopté un management « brutal » en licenciant environ 3 700 personnes sur 7 500 : la majorité des salariés limogés n’avaient en effet « reçu aucune notification préalable » ; d’autres « ont perdu l’accès à leurs identifiants environ huit heures avant de recevoir un e-mail ». Dans la foulée, le patron de X a confié la modération du réseau social à des intelligences artificielles, limitant ainsi l’intervention humaine.

Ces méthodes de restructuration laissent présager qu’Elon Musk préconisera des démarches similaires au sein du gouvernement fédéral : « démanteler la bureaucratie gouvernementale, sabrer les régulations excessives, couper dans les dépenses inutiles et restructurer les agences fédérales ». En d’autres termes, Elon Musk souhaite s’inspirer du modèle libertarien de la « tronçonneuse » popularisé en Argentine par Javier Milei. Le milliardaire devenu homme politique a en effet récemment évoqué une coupe dans le budget fédéral américain de l’ordre de 2 000 milliards de dollars (soit 1 884 milliards d’euros) sur les 6 750 milliards de dollars de recette annuelle.

Pour le dirigeant de Tesla et SpaceX, l’État devrait être réduit à un rôle minimal, voire, selon certains courants libertariens, disparaître totalement au profit d’un système autonome basé sur le marché et les initiatives privées. Cette philosophie repose sur sa conviction qu’un gouvernement allégé permettrait de libérer les initiatives entrepreneuriales. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter la mise en open source de l’ensemble des brevets de l’entreprise Tesla en 2022.

Dans ce projet que Trump a comparé au « Projet Manhattan », l’innovation technologique est à la fois, un pilier qui permet d’aligner la puissance publique sur les principes de rentabilité et d’efficacité propres au secteur privé et un moyen de répondre, à une ambition d’ordre civilisationnel dans laquelle la technologie serait salvatrice pour l’espèce humaine. En effet, l’écosystème intégré développé par Elon Musk, souvent décrit comme une « full-stack start-up », repose sur des projets innovants (SpaceX, Tesla, Neuralink et Starlink). Cet ensemble couvre un large spectre, allant des technologies liées au cerveau humain (micro) à l’exploration de l’espace (macro), et affiche une ambition d’ordre civilisationnelle basée sur le transhumanisme et la domination technologique.

Pour Elon Musk, l’efficacité ne se limite donc pas à la réduction des dépenses publiques ou au gain de temps : elle devient un levier pour redéfinir les relations entre technologie, société et pouvoir, tout en consolidant la position des États-Unis dans la course mondiale à l’innovation.

Elon Musk a toujours défendu des idées fortes autour de la régulation des technologies, en particulier l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux, souvent en opposition avec les régulateurs traditionnels. En occupant désormais un rôle politique, pensez-vous qu’il continuera sur cette voie ou qu’il adaptera son discours face aux contraintes de gouvernance ?

Pour les tenants du libertarianisme comme Elon Musk, l’objectif est d’affaiblir l’État en démantelant ses fonctions sociales et régulatrices, symbolisées par deux piliers essentiels : la collecte de l’impôt et la régulation des marchés.

Sur le plan de la fiscalité, bien qu’Elon Musk ne se soit pas prononcé directement sur les questions de fiscalité, on sait que ses entreprises ont bénéficié de crédits d’impôt et de subventions publiques : dès 2015, une enquête du Los Angeles Times avait estimé que Tesla, SpaceX et SolarCity avaient reçu 4,9 milliards USD d’aides gouvernementales depuis leurs lancements. La présence de Musk au gouvernement pourrait voir intensifier ces synergies publiques-privées, redirigeant ainsi des ressources publiques vers d’importants projets technologiques menés par ces entreprises (aérospatial, robotique, intelligence artificielle etc.). Si la décision de réduire les taux d’imposition pour les entreprises et les particuliers semble difficile à mettre en œuvre à la suite de la signature, en 2021 du plan de BEPS (base d’imposition et le transfert de bénéfices) de l’OCDE/G20 visant un taux d’impôt mondial sur les multinationales à 15 %, la seconde administration Trump peut en revanche proposer l’élargissement des subventions destinées aux entreprises américaines innovantes ainsi que l’extension des niches fiscales dans le secteur technologique. Ces aides fiscales viendraient ainsi compléter les mesures de relance initiées sous l’administration Biden avec l’IRA.

Sur le plan de la régulation du marché, la logique voudrait qu’Elon Musk, défenseur affiché de l’efficacité et de la liberté de concurrence, soutienne les recommandations formulées dans le rapport d’enquête sur la concurrence dans les marchés numériques (2020)[1], préconisant une restauration de la concurrence dans l’économie numérique, un renforcement significatif des règles antitrust et de leur mise en application. Si Elon Musk envisage de l’efficacité et de la liberté de concurrence comme un levier pour s’imposer face aux « géants endormis », c’est souvent dans le but de disrupter un marché avant de reconstituer, grâce à des fonds publics, une nouvelle structure monopolistique autour de ses propres entreprises : SpaceX domine désormais l’aérospatial, tandis que Tesla a révolutionné les standards automobiles. Cette stratégie de captation de marché a attiré les critiques de Lina Khan, figure emblématique de la lutte antitrust nommée par Joe Biden à l’Agence antitrust américaine (FTC).

Au cours de sa carrière d’entrepreneur, Elon Musk a régulièrement eu des différends avec les instances régulatrices et les institutions judiciaires. La présidence Biden a notamment été le témoin de deux enquêtes ouvertes par le Département de la Justice des États-Unis (DOJ) et la Commission des opérations de Bourse (SEC), portant d’une part sur de potentielles pratiques frauduleuses liées aux déclarations de Tesla concernant ses systèmes d’assistance à la conduite et d’autre part sur d’éventuelles déclarations trompeuses faites par Elon Musk aux investisseurs concernant le niveau réel d’autonomie des véhicules. Les investigations visent à déterminer si ces affirmations ont induit en erreur non seulement les consommateurs, mais également les marchés financiers, en gonflant artificiellement la valeur des actions de Tesla.

La position d’Elon Musk au gouvernement pourrait donc exacerber ces enjeux de régulation de la concurrence. Sa capacité à influencer les choix publics, en orientant notamment, les ressources vers ses projets technologiques (aérospatial, intelligence artificielle), pose la question du possible conflit d’intérêts. Cette question avait déjà été mise en lumière en avril 2021, lorsque la NASA attribua à SpaceX, au détriment de Blue Origin, un contrat de 2,9 milliards de dollars pour développer un atterrisseur lunaire, suscitant des accusations de favoritisme et des contestations de la part de la concurrence.

Enfin, sur le plan de la régulation informationnelle, Elon Musk avait déclaré lors du rachat de Twitter que « l’oiseau est libéré » montrant ainsi sa volonté de rétablir la liberté d’expression, qu’il juge menacée par la politique de modération de Twitter. Depuis, la Commission européenne devrait remettre les conclusions de son enquête contre X pour infraction au Digital Service Act (DSA). L’enquête devra examiner les lacunes en matière de transparence, de gestion des contenus illicites et de propagation de désinformation. Dans ce dossier, l’affirmation de l’Union européenne comme puissance juridique est en jeu : si l’UE n’impose pas des sanctions à la hauteur des infractions commises par la plateforme, la crédibilité sur la scène internationale de sa législation en matière de régulation des grandes entreprises technologiques serait remise en cause.

Elon Musk a eu des relations parfois tendues avec d’autres acteurs majeurs du secteur numérique, en particulier ceux des réseaux sociaux. Que pourrait signifier sa présence au gouvernement pour l’équilibre des forces du point de vue des relations internationales ?

Plus que jamais, l’arrivée d’Elon Musk dans la seconde administration Trump redéfinit la place et le rôle des entreprises dans les relations internationales – jadis chasse gardée des États. Si la qualité de sujet de droit international n’est pas reconnue aux entreprises, le poids économique de ces firmes multinationales (FMN) d’une part et leur influence grandissante dans les instances nationales et internationales (OCDE, OMC) d’autre part, leur permet de s’imposer comme de véritables acteurs des relations internationales. L’entrée de la firme multinationale sur la scène internationale est théorisée en économie par le modèle de Paul Krugman, Prix Nobel 2008, qui, à la différence des modèles précédents[2], positionne les firmes au centre du commerce international. Ce modèle reflète un basculement progressif de l’économie mondiale, dans lequel les firmes multinationales prennent le relais des nations comme principaux acteurs du commerce international.

Cependant, cette dynamique connaît depuis le début du XXIe siècle une évolution majeure, d’abord portée par les GAFAM, puis par les entreprises de la « galaxie Musk ». L’accélération du changement de paradigme « des nations aux firmes » déplace en effet le champ d’actions des dirigeants de multinationales, qui ne se contentent plus d’être des acteurs économiques influents et deviennent des interlocuteurs directs des États, allant jusqu’à négocier d’égal à égal avec les chefs de gouvernement. Si les GAFAM sont impliqués dans des partenariats commerciaux avec les États, dans des secteurs stratégiques comme les télécommunications, le cloud ou la défense, ils restent généralement discrets sur la scène internationale, préférant agir en coulisses[3]. Elon Musk, en revanche, adopte une approche bien différente. Son implication personnelle dans la gestion du conflit russo-ukrainien illustre sa volonté de positionner ses entreprises comme des acteurs essentiels des relations internationales, en mettant sa puissance technologique au cœur d’enjeux géopolitiques majeurs. Dès février 2022, peu après le début de l’invasion russe, Elon Musk a activé le réseau de télécommunications spatiales Starlink en Ukraine, permettant de maintenir la continuité des communications et d’assurer la coordination des forces armées ukrainiennes. Ce geste a été salué comme une démonstration de la capacité des technologies privées à intervenir dans des situations de crise internationale, contournant les lenteurs bureaucratiques des États et des organisations internationales. Toutefois, cette posture politique en faveur de l’Ukraine a évolué de manière significative en février 2024 : des révélations ont montré que la Russie utilisait également les infrastructures de Starlink pour certaines de ses opérations. Ce changement de position s’observe à la suite d’échanges directs entre Elon Musk et le Kremlin restitués par le Wall Street Journal tandis que le Washington Post rapporte l’implication des fils de Petr Aven et Vadim Moshkovich — deux oligarques sanctionnés par les Occidentaux après l’invasion de l’Ukraine par la Russie — dans le financement du rachat de Twitter via le fonds d’investissement 8VC. En effet, ce revirement en faveur de la Russie coïncide avec un ensemble de signaux qu’il faut analyser de manière simultanée : d’une part, la signature, à la fin de la première mandature de Donald Trump, d’un contrat entre SpaceX et la NASA (voir supra) et d’autre part, les nombreux déboires avec la justice de Musk sous la présidence Biden (voir supra). L’ambivalence dans la position d’Elon Musk sur le conflit russo-ukrainien doit alerter sur les dangers de voir un personnage aussi versatile disrupter les canaux diplomatiques traditionnels et s’immiscer dans des relations internationales déjà complexifiées.

La vision à long terme d’Elon Musk dépasse largement sa nomination au gouvernement états-unien, en témoigne la création d’une société dont le nom est United States of America Inc. La quête de pouvoir politique semble s’inscrire dans un double mouvement portant, d’une part, sur la déconstruction des fondements mêmes de l’État états-unien, et promouvant, d’autre part, une poignée de multinationales au rang d’acteurs incontournables de la scène politique internationale. L’insertion de Starlink dans le conflit russo-ukrainien peut en effet être analysée comme le symptôme de la disruption des instances internationales traditionnelles, plus que comme la promotion de la paix comme catalyseur du libre-échange. Le modèle proposé par Musk, bien qu’encore embryonnaire, pourrait préfigurer – à condition que son alliance avec Trump perdure – une nouvelle ère dans laquelle une petite poignée d’entreprises technologiques deviendrait des acteurs centraux des relations internationales : le second mandat de Trump va ouvrir la voie à de nouvelles dynamiques et alliances qui vont probablement redéfinir sur le long terme les relations géopolitiques à l’échelle globale.

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[1] Judiciary Committee, subcommittee on Antitrust, Commercial and Administrative Law, Investigation of Competition in Digital Markets, 4 octobre 2020.

[2] Ce modèle s’inscrit dans une évolution historique des théories économiques : il fait suite au modèle classique ricardien, qui, jusqu’en 1960, caractérisait l’échange de marchandises entre nations en fonction de leurs avantages comparatifs, et au modèle néoclassique de Heckscher-Ohlin-Samuelson (HOS), qui approfondit les échanges entre nations en intégrant les dotations factorielles (capital et travail).

 
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