17.12.2024
D’ici deux ans, les États-Unis pourraient ressembler davantage à la Hongrie d’Orban qu’à l’Amérique de Kennedy
Correspondances new-yorkaises
13 novembre 2024
Cette correspondance ne vise pas à décortiquer les raisons d’une défaite qui, à quelques jours du scrutin, semblait de plus en plus plausible. Kamala Harris n’était pas, en soi, une mauvaise candidate – bien au contraire. Ceux qui en doutent n’ont qu’à se rappeler la convention de Chicago ou le débat du 10 septembre face à Donald Trump, où elle avait su démontrer détermination et maîtrise. Cependant, la candidate démocrate s’est retrouvée piégée dans un exercice permanent d’équilibriste. Elle devait absolument ménager cette droite modérée du Parti républicain, dont l’appui était crucial pour l’emporter, tout en cherchant à retenir une gauche démocrate déçue, oscillant entre abstention et un ralliement vers un candidat tiers face à l’ambiguïté – c’est le moins que l’on puisse dire – de l’administration sur le conflit au Proche-Orient.
Puis, est venue la deuxième phase de la campagne, marquée par le glamour et les sourires. Kamala Harris s’y est lancée avec un enthousiasme qui semblait artificiel, multipliant les apparitions cools et faussement joviales, prenant des airs de bonne copine, alors même que le peuple américain, en quête de stabilité, attendait d’elle une figure de calme autoritaire à la Merkel, capable d’inspirer confiance au milieu de la tempête. Une campagne paillette dans le style des années quatre-vingt-dix ne pouvait que conduire au désastre.
Je n’épiloguerai pas davantage sur les inepties entendues ici et là, selon lesquelles Donald Trump aurait changé, qu’il serait aujourd’hui différent et sur le point d’endosser enfin les habits d’homme d’État qu’il prétend incarner. Des propos déjà entendus en novembre 2016, après sa première élection.
Il en va de même pour les spéculations selon lesquelles Trump pourrait finalement soutenir Zelensky, simplement pour ne pas passer pour celui qui accepterait une défaite face à la Russie. Arrêtons de dire des sottises : mettre fin à la guerre en Ukraine faisait partie de ses promesses de campagne, et Trump n’a aucun intérêt à décevoir un électorat qui le voit comme l’homme de paix, à l’opposé des démocrates va-t-en-guerre. Un compromis avec Poutine constituerait une défaite certaine pour l’Occident, qui avait placé la barre si haut dans le conflit russo-ukrainien ; mais Trump s’en moque : cette défaite sera, quoi qu’il en soit, imputée à Joe Biden, tandis qu’il pourra se présenter comme celui qui a sauvé le monde de l’apocalypse. Ce qui prime avant tout pour Trump, c’est de s’assurer le soutien de ceux qui se rendront aux urnes lors des élections de mi-mandat en 2026, ces mêmes voix qui lui permettront de conserver le Congrès et de conforter son pouvoir avec une nouvelle victoire.
Enfin, inutile également de m’attarder sur les éloges de l’économie américaine ou des créations d’emplois, souvent brandis comme des signes de prospérité par ceux qui n’en voient que la surface. On oublie trop facilement qu’une part grandissante de la population s’enfonce dans la paupérisation. Car, oui, on parle de créations d’emplois, mais de quels emplois ? Des postes que beaucoup d’Européens, ou même de Canadiens, refuseraient : emplois précaires, de 9 à 12 heures par jour, payés en dessous du minimum syndical, un seul jour de congé hebdomadaire, sans congés payés, ni assurance maladie. Quant à certains observateurs français, qui se contentent le plus souvent de rester à Washington, New York ou de voyager sur la côte ouest, ils gagneraient à se rendre à l’intérieur des terres, là où l’état des infrastructures, des écoles et des services publics raconte une toute autre histoire. Peut-être verraient-ils alors que les indicateurs économiques des agences de notation et de Wall Street ne sont, au mieux, que des chiffres abstraits, bien loin de la colère sourde qui gronde au cœur des États-Unis.
Non, ce qui m’importe ici, c’est de contribuer à ouvrir les yeux de ceux qui s’obstinent à ne pas admettre que Trump 2024 n’a plus rien à voir avec le Trump de 2016. Celui qui entrera à la Maison-Blanche le 20 janvier prochain est devenu l’incarnation de ce qu’il représente désormais pour une bonne partie de l’Amérique. Car en effet, il ne s’agit plus « d’électeurs égarés », mais bien d’une majorité significative qui l’a choisi. Trump incarne aujourd’hui un dirigeant de la droite la plus radicale, soutenu par les franges religieuses les plus ultras du pays, et s’avance avec, cette fois, un agenda très précis, que lui et ses acolytes se sont promis de réaliser d’ici 2028. Cet agenda, méticuleusement construit autour du fameux projet 2025 de la Heritage Foundation – sujet sur lequel je me suis déjà largement exprimé dans de précédentes correspondances ainsi que dans des notes pour l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, que je dirige – a des ambitions claires : nommer plus de 40 000 fonctionnaires trumpistes, élargir les pouvoirs présidentiels aux dépens du judiciaire, restreindre certaines prérogatives du Congrès en faveur de la Maison-Blanche, garantir à l’exécutif une mainmise sur les gardes nationales des États, et bien plus encore.
Donald Trump est aujourd’hui devenu une véritable icône américaine. Pour une grande partie de ceux qui l’ont élu, il est celui qui a triomphé d’une fraude électorale sans précédent en 2020, celui qui a échappé à une chasse aux sorcières n’ayant pour seul but que de le jeter en prison pour priver le peuple américain de son héros. Il est aussi celui qui a survécu à plusieurs tentatives d’assassinat. Ce triomphe électoral – car il faut bien parler de triomphe quand on réussit un tel comeback – lui confère, outre le pouvoir exécutif, un contrôle sans égal sur le pouvoir législatif, avec un Congrès tout acquis à sa cause, ainsi que sur le judiciaire, avec une Cour suprême à sa botte. Une légitimité et une autorité sans précédent dans l’histoire des États-Unis d’Amérique.
Et que les naïfs qui se bercent encore d’illusions, s’imaginant que quelques républicains modérés pourraient freiner cet autoritarisme grandissant, se réveillent. La plupart des élus conservateurs lui doivent leur élection et, comme le futur vice-président JD Vance, ont prêté allégeance au nouveau César, une allégeance qu’ils clament, sans détour, supérieure à celle due à la Constitution elle-même.
Bien sûr, les États-Unis ne vont pas se transformer du jour au lendemain en une dictature, encore moins en un État totalitaire. Mais il est fort à parier que, d’ici deux ans, ils ressembleront bien davantage à la Hongrie de Viktor Orban qu’à l’Amérique de Kennedy. La récente décision de Trump de se passer de l’approbation du Sénat pour nommer les membres de son cabinet en est un exemple frappant – une décision avalisée sans hésitation par les républicains de la chambre haute du Congrès. De même, le choix de Susan Wiles comme chef de cabinet marque un tournant décisif. Celle qui, aux côtés du sulfureux gouverneur de Floride, Ron DeSantis, a orchestré la « révolution culturelle anti-woke » dans le Sunshine State, compte étendre cette campagne bien au-delà des frontières de celui-ci, où l’enseignement de la théorie du genre et de la théorie critique de la race sont désormais interdits dans toutes les écoles publiques, du primaire aux universités. Cette vague réactionnaire a déjà gagné la Louisiane, où, dès janvier, les Dix Commandements devraient être affichés dans toutes les salles de classe, de la maternelle aux facultés de droit, et pourrait bientôt toucher l’ensemble des États du Sud. Wiles a d’ailleurs clairement annoncé son intention de lutter à l’échelle nationale contre la « propagande woke et LGBTQIA+ ». Et que dire de la nomination du très répressif Tom Homan, surnommé « le tsar des frontières », à la tête de l’agence américaine de l’immigration…
Par leur immobilisme lorsqu’elles étaient au pouvoir face à la montée des inégalités, les forces progressistes, qui, depuis les années Clinton, ont sacrifié le social au profit du sociétal, portent une lourde part de responsabilité dans la situation actuelle. Je suis le premier à défendre des causes comme celles des personnes trans et des autres minorités sexuelles, à manifester aux côtés de mouvements comme Black Lives Matter, mais le sociétal ne doit pas faire oublier la condition des plus défavorisés. C’est là l’erreur cruciale de la gauche américaine, une erreur répétée à l’envi par les progressistes dans les autres démocraties occidentales et qui fait le lit des populistes. À l’heure où le concept même de démocratie n’a plus vraiment de résonance auprès des nouvelles générations américaines et européennes – et encore moins auprès de nombreuses populations à travers le monde, souvent séduites par des contre-modèles comme ceux de la Russie et de la Chine – les forces de gauche doivent regarder la réalité en face et réagir. Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis – et déjà dans plusieurs pays européens – devrait nous alerter sur la possibilité de voir les « démocratures » prendre progressivement le pas sur la démocratie libérale.
Si nous n’y prenons garde, les choses pourraient évoluer très vite, un peu comme dans un rêve éveillé, sans que nous en prenions véritablement conscience. Nous nous habituons si facilement à ce qui, encore hier, nous semblait inconcevable. Qui aurait pu imaginer, il y a dix ans, qu’un homme comme Donald Trump puisse accéder à la présidence des États-Unis ? Qui aurait cru, en 2021, que celui qui avait encouragé ses partisans à marcher sur le Congrès pourrait revenir à la tête de la première puissance mondiale ? L’histoire nous enseigne que ce genre de glissement s’opère lentement, parfois imperceptiblement, jusqu’au jour où l’anormal devient la norme, où l’exception devient la règle, et où il est déjà trop tard pour revenir en arrière.
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Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.