04.11.2024
États-Unis : quelle place pour la religion dans la campagne présidentielle ?
Interview
4 novembre 2024
L’issue de l’élection présidentielle états-unienne, qui oppose la démocrate Kamala Harris au républicain Donald Trump, s’avère particulièrement incertaine. Les deux candidats déploient donc des efforts particuliers pour séduire différents groupes sociaux, y compris minoritaires, parmi lesquels des groupes religieux. Le pays ayant accueilli de nombreuses vagues d’immigration au cours de son histoire, et développé sur son propre sol de nombreux courants religieux, la complexité et la diversité de ceux-ci sont particulièrement importantes. Quelle place occupent aujourd’hui les religions dans la société et la vie politique américaine ? Quelles sont les préférences politiques des différents groupes religieux ? Peuvent-elles faire basculer l’élection ? Entretien avec Blandine Chélini-Pont, professeur des Universités en histoire contemporaine (relations internationales) à l’Université d’Aix-Marseille, co-autrice de « Catholics and US Politics after the 2020 Elections. Biden Chases the Swing Vote » avec Marie Gayte et Mark Rozell, Palgrave McMillan (2022), réalisé par François Mabille, chercheur associé à l’IRIS où il dirige l’Observatoire géopolitique du religieux.
Les États-Unis vivent une nouvelle campagne électorale très incertaine. On constate que les deux candidats tentent de mobiliser les électeurs en jouant voire instrumentalisant leurs différentes identités, dont les identités religieuses. Quel est le rapport des États-Unis aux religions et à la liberté religieuse ?
De manière très sommaire, on peut considérer que la fabrique constitutionnelle de l’Union, précédée par les constitutions libérales de certains États comme la Virginie, a mis fin à tout système d’Églises établies et de religions reconnues dont le pendant était, par principe, l’interdiction des autres cultes et religions dans la plupart des colonies, marquées par une forte intolérance, notamment à l’encontre des catholiques. Le non-établissement (d’une religion officielle) et la liberté de culte (quelles que soient les religions) ont finalement été consacrés dans un des amendements qui servent de Déclaration des droits à la constitution fédérale. Celui-ci arrivait en deuxième position, mais comme le premier amendement prévu n’a pas été voté, l’amendement sur la liberté religieuse est devenu la « First Freedom » !
La dynamique religieuse dans ce pays a été littéralement accélérée par cette liberté ainsi que par la multiplication des églises et de l’affiliation « libre » des nouveaux Américains. Le façonnage historique de l’American way of life a également inclus la pratique religieuse qui reste encore très forte aujourd’hui, vue d’Europe. De même, la culture religieuse a longtemps servi – et elle continue de le faire – à favoriser l’engagement civique pour des causes que nous pouvons considérer comme politiques. Plusieurs d’entre elles ont été longtemps à la gauche du spectre politique (la lutte contre l’esclavage, le racisme, la lutte pour le droit de vote, l’éducation) et certaines nouvelles causes comme l’écologie, le droit de migration, l’État-providence restent dans ce spectre. D’autres causes ont toujours penché à sa droite. Une grande partie du conservatisme américain contemporain s’enracine ainsi dans la culture religieuse chrétienne et le revendique.
La mondialisation provoque de nombreuses transformations et réagencements dans les mobilités religieuses et les formes d’appartenance. Quel est le paysage religieux actuel aux États-Unis ?
Il y a un départage du vote religieux à quasi-parité dans le spectre politique si l’on en croit les sondages du Pew Research Center. Le parti républicain et son candidat présidentiel attirent la majorité de l’électorat chrétien, blanc, pratiquant régulier de la large famille des évangéliques (laquelle comprend des églises fondamentalistes comme les dominionistes étudiés par André Gagné), celle des églises pentecôtistes/charismatiques (qui ont aussi leurs courants fondamentalistes) mais aussi des Églises protestantes plus anciennes – dites mainstream – et enfin celles des catholiques conservateurs et des orthodoxes d’origine européenne.
Le parti démocrate et sa candidate attirent les « croyants » sans appartenance (une partie majoritaire de ceux qu’on appelle les nones), les chrétiens blancs moins pratiquants, les chrétiens dits progressistes (dont les nouvelles églises inclusives accueillant les LGBTQ) et traditionnellement tous les électorats des minorités religieuses non caucasiennes selon les catégories du recensement américain ou plus récentes. Parmi elles, il y a beaucoup de minorités catholiques. En somme, le parti républicain est plutôt « chrétien », tandis que le parti démocrate est plutôt interreligieux.
Cependant, ce schéma qui a commencé à se mettre en place dans les années 1970-1980 connaît de plus en plus de glissements parmi les très pratiquants ou fondamentalistes des minorités raciales et non chrétiennes. Le parti démocrate est en train de perdre les pentecôtistes et fondamentalistes des électorats latino et afro-américain. Les Latinos évangéliques en croissance, comme les Églises du Prosperity Gospel (une branche récente du pentecôtisme) par exemple soutiennent Donald Trump comme leur nouveau Messie. D’autres petits électorats religieux sont devenus républicains : les latinos d’origine cubaine, les juifs religieux, les hindous, etc. On lit aussi que l’électorat afro-américain baptiste est lassé de l’inaction des démocrates envers la cause noire, dubitatif sur le fait de voter pour une femme, même de couleur, et surtout très hostile au mariage gay et à la cause LGBTQ.
Enfin, la guerre de Gaza commencée il y a un an et en cours de métastase régionale a fracturé l’identification d’un certain nombre d’électeurs au parti démocrate : les croyants nones (en croissance), les chrétiens arabes (églises orientales) parmi lesquels les chrétiens palestiniens, les musulmans des mondes arabe et asiatique, mais aussi une petite partie, difficilement évaluable, des juifs laïques. Ils reprochent au gouvernement démocrate de ne pas forcer le gouvernement israélien au cessez-le-feu et de continuer à protéger militairement et à financer un État considéré par ailleurs comme illégitime, d’origine et de nature colonialiste, une lecture proche de celle des gauches radicales occidentales.
On estime que l’électorat musulman, particulièrement important dans le Michigan, est perdu pour Kamala Harris et peut contribuer par son abstention à lui faire perdre cet État clef. Par ailleurs, une autre partie des juifs laïques risque de voter pour Donald Trump à cause de cette guerre et de la solidarité du parti républicain avec la population juive d’Israël, alors que l’électorat des juifs laïques est traditionnellement le plus démocrate des électorats minoritaires. Enfin cette guerre a redonné de la voix aux sionistes chrétiens, un courant de l’évangélisme fondamentaliste, pour lesquels la survie de l’État d’Israël, voire son expansion territoriale annonce et conditionne le retour du Christ sur terre. Bout à bout, tous ces électorats « en glissement » favorisent le camp républicain.
Comment les principales forces religieuses se situent-elles vis-à-vis des candidats ?
Plus les églises sont « indépendantes » et sans appartenance à un réseau structuré (on les appelle non denominational) même si elles peuvent se lier en réseaux, plus il y a de chance que leurs pasteurs-entrepreneurs prennent parti pour Donald Trump et appellent leurs ouailles à aller voter, tandis que ce dernier va à leur rencontre et tient meeting dans leurs bâtiments. Plus les Églises sont institutionnalisées, moins elles appellent à voter pour tel ou tel candidat, ce qui est le cas habituellement dans les paroisses catholiques. Kamala Harris peut néanmoins compter sur le soutien « officiel » des Églises baptistes noires, des communautés amérindiennes, des catholiques ethniques, des évangéliques et catholiques progressistes, etc.