ANALYSES

Sommet des BRICS+ à Kazan : quelle orientation pour la politique étrangère russe ?

Interview
24 octobre 2024
Par Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe et docteur en histoire


Du 22 au 24 octobre s’est tenue dans la ville russe de Kazan la 16e réunion des BRICS, et la première depuis l’élargissement de l’organisation de cinq à neuf membres. Le « club » de puissances non occidentales apparait particulièrement attractif, notamment à l’égard d’une trentaine de pays souhaitant en devenir membres. Alors que ses liens avec les pays occidentaux semblent durablement compromis, quelle place occupe la Russie au sein du « Sud global » ? La tenue du sommet à Kazan répond-elle à une stratégie particulière ? Quel regard la population russe porte-t-elle sur la ligne diplomatique établie par Moscou ? Le point avec Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe et docteur en histoire.

La Russie accueille le sommet des BRICS+ du 22 à 24 octobre 2024. Quelle importance revêt la tenue de ce sommet au sein de la politique étrangère russe, notamment à l’égard de ses rapports avec l’Occident ? Est-elle constitutive d’une « sortie » d’un « isolement partiel » de la Russie sur la scène internationale ?

Le sommet des BRICS+ à Kazan démontre, s’il en était encore besoin, que la Russie n’est pas aussi isolée qu’on le prétend en Occident. 32 pays sont présents au sommet de Kazan, dont 24 chefs d’État et de gouvernement, tandis qu’une trentaine de pays sont intéressés par une coopération avec les BRICS+. La Russie et l’Occident se sont isolés mutuellement. La Russie a non seulement maintenu ses relations avec le reste du monde, mais elle cherche depuis février 2022 à les développer et les structurer, notamment autour de grands rendez-vous. On l’a constaté lors du dernier sommet Russie-Afrique en 2023, et lors du forum économique Russie-Monde islamique qui s’est tenu aussi à Kazan en mai dernier. On devrait également le voir le mois prochain à Sotchi lors de la première réunion des ministres des Affaires étrangères du Forum Russie-Afrique. De plus, le sommet de Kazan est surtout révélateur de l’évolution des rapports entre Moscou et ce que les Russes appellent la « Majorité mondiale ». Ce concept, qui a émergé au cours des années 2022-2023 dans la production académique en Russie, est repris par les officiels russes qui l’opposent volontiers à un autre concept en vogue depuis plusieurs années, celui d’« Occident collectif ». Les Russes ont pu constater, par exemple au cours des différents votes intervenus au Conseil de sécurité des Nations unies depuis février 2022 au sujet de l’Ukraine, que les pays dits du « Sud global » ont tenu à conserver leur distance à l’égard de ce conflit. Les prises de position des capitales africaines, asiatiques, moyen-orientales et sud-américaines sur la crise ukrainienne sont empreintes de nuance, ce que le Kremlin a tendance à considérer comme un actif de sa politique étrangère.

Le sommet des BRICS+ se tient à Kazan, capitale du Tatarstan, une région de Russie majoritairement peuplée par la minorité tatare, musulmane. Après le XVe Forum de Kazan qui s’est tenu dans cette même ville, le choix de ce lieu s’intègre-t-il à la volonté de la Russie de tourner davantage vers le monde islamique ? Dans quelle mesure l’islam revêt-il un enjeu de politique intérieure en Russie ? 

La république du Tatarstan fait partie, avec la Tchétchénie par exemple, des quelques sujets de la Fédération qui déploient une diplomatie complémentaire dans les cadres fixés par Moscou. Le chef du Tatarstan, Rustam Minnikhanov – appelé raïs depuis l’an dernier -, s’est rendu à plusieurs reprises au Moyen-Orient au cours des dix dernières années, avec un agenda qui s’articule essentiellement autour de la diplomatie économique. Kazan, comme Sotchi, font partie de ces grandes villes de régions dont le Kremlin souhaite faire des hubs pour sa diplomatie à l’endroit des pays dits du Sud. Dans le cas du Tatarstan, le vecteur religieux est mobilisé, et ce, d’autant plus que la Russie n’hésite pas à se présenter depuis le premier mandat de Vladimir Poutine comme une « puissance islamique ». Rappelons que plus de 20 millions de citoyens russes confessent un islam sunnite, qu’il s’agit d’une religion endogène avec une présence pluricentenaire de l’islam sur les bords de la Volga et dans le Caucase, et que Moscou dispose d’un siège d’observateur depuis 2005 à l’Organisation de la coopération islamique. Ce qui peut être considéré comme un atout en politique extérieure a aussi pu être interprété comme une vulnérabilité par les autorités russes, qui ont toujours redouté une porosité d’éléments de cette vaste communauté avec des mouvements extrémistes basés en Afghanistan et au Moyen-Orient. L’attaque de Crocus City Hall à Moscou fin mars, revendiqué par l’État islamique au Khorassan, a provoqué une montée en puissance de l’hostilité aux migrants – les assaillants étaient d’origine du Tadjikistan -, alors même que le pays manque de bras pour son économie en surchauffe. La multiplication des initiatives contre les migrants a fini par faire réagir le chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, début octobre, qui s’est dit « inquiet » de la tonalité des échanges qui attisent, selon lui, la haine contre les migrants dans la société.

En parallèle de ce sommet, comment la politique étrangère de la Russie et son statut sur la scène internationale sont-ils perçus par la population russe ?

Le choc et la stupeur passés, la société a intégré la nouvelle réalité post-février 2022 et ses codes. Les médias renvoient quotidiennement l’image de puissance du pays : visites de responsables étrangers, exercices militaires, bonne résistance de l’économie aux sanctions, reportages depuis la ligne de front…  L’hostilité entre la Russie et les Occidentaux se retrouvent dans les enquêtes d’opinion, tout comme la « nouvelle amitié » avec la Chine et avec l’Inde, tandis que la Biélorussie fait office de meilleure amie. Évidemment, les jeunes russes ne se précipitent pas pour apprendre le mandarin ou le farsi, et les auteurs occidentaux restent très lus, en plus des classiques russes. Néanmoins, le conflit et la propagande font leur œuvre : selon le Centre Levada (qualifié d’agent de l’étranger par les autorités russes), si 87 % des sondés déclaraient avoir une « très bonne » ou « plutôt bonne » opinion de la France en juillet 2003, en septembre 2024, ils ne sont plus que 20 %, ce qui me paraît en réalité encore élevé. Ces chiffres traduisent que nous sommes rentrés, au mieux, dans une phase d’ignorance de l’Occident, qui durera certainement au-delà de la cessation des hostilités en Ukraine. Si la rupture des relations avec les Occidentaux a été intégrée, il n’y a cependant pas d’engouement au sein de la société pour le « pivot vers l’Orient » entrepris par les autorités. Il s’agit plus d’une nécessité qu’autre chose. Les enquêtes d’opinion montrent que la société, dans son ensemble, c’est-à-dire pas seulement à Moscou et Saint-Pétersbourg, ne semble cependant pas douter de la direction générale prise par le pays. Si on ne peut pas affirmer que les gens entretiennent aujourd’hui de grandes attentes à l’égard de l’avenir, leur état d’esprit général reste, en revanche, combatif, résilient et souvent empreint de fatalisme.
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