ANALYSES

Haïti, un an après… encore un an ?

Interview
14 octobre 2024
Le point de vue de Laurent Giacobbi


Après une série de catastrophes naturelles aux conséquences dramatiques dans les années 2010, la décennie 2020 s’était ouverte à Haïti par des manifestations massives s’opposant à la pauvreté et la corruption. La crise politique avait abouti à l’assassinat du président du pays, Jovenel Moïse, et la prise de contrôle d’une partie importante du pays et de la capitale par les gangs. Face au délitement de l’État haïtien, l’ONU avait réagi en créant il y a un an une mission d’intervention menée par le Kenya. Quel est son bilan ? Quelles sont les implications de cette situation pour les pays environnants ? Comment les grandes puissances se positionnent-elles face à cette crise ? Quel avenir peut-on envisager pour l’île ? Les réponses de Laurent Giacobbi, chercheur associé à l’IRIS et enseignant à l’Université des Antilles.

Quelle est la situation aujourd’hui en Haïti un an après le vote de l’ONU créant la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) ?

Votée le 7 octobre 2023, la résolution 2699 du Conseil de sécurité de l’ONU installait cette MMAS avec pour objectif de créer les conditions de sécurité propices à des élections libres dans ce pays qui n’en a pas connu depuis 2016. Le 30 septembre dernier, la résolution 2751 prorogeait d’un an son mandat. En effet, la situation en Haïti reste extrêmement chaotique même si, indéniablement, certaines lignes ont bougé en un an en particulier sur le plan politique. En février 2024, le Premier ministre Ariel Henry, au pouvoir depuis l’assassinat du Président Jovenel Moïse en juillet 2021, démissionnait sous la pression conjuguée des gangs et de la rue.

En avril, le Conseil présidentiel de transition (CPT) a désigné Garry Conille à la tête d’un gouvernement transitoire. Ce nouveau Premier ministre est loin d’être un inconnu : il a déjà occupé brièvement ce poste en 2011 et a, par la suite, eu une longue et brillante carrière au sein de l’ONU, en particulier à l’UNICEF. S’il bénéficie d’une réputation de sérieux et d’incorruptibilité, il revient à la tête d’un pays qu’il a quitté il y a plus de dix ans et dont les réalités lui sont désormais en grande partie étrangères. Il a toutefois fait preuve de beaucoup de volontarisme depuis son arrivée au pouvoir et son engagement ainsi que sa crédibilité internationale pourraient participer du redressement de l’État en Haïti.

De fait, il a trouvé lors de son accession à la primature une situation apocalyptique. Les émeutes du mois de février 2024 ont d’une certaine manière constitué le paroxysme du chaos sécuritaire de ces dernières années. L’aéroport international a été fermé pendant trois mois car il était attaqué par les gangs dont les tirs ont endommagé plusieurs avions civils. Les bandes armées ont également bloqué le port de la capitale et organisé des actes de piraterie pour piller des navires marchands, laissant Haïti coupé du monde et aggravant ainsi une situation humanitaire déjà catastrophique. Des commissariats ont été assaillis faisant plusieurs dizaines de morts dans les rangs de la police et les deux principales prisons du pays ont été prises d’assaut ce qui a permis à plus de 1 500 prisonniers de s’en échapper, la plupart venant grossir les rangs des gangs.

La proclamation de l’état d’urgence et l’instauration d’un couvre-feu n’ont pas immédiatement permis de retrouver le calme au point que plusieurs pays, dont la France, ont décidé d’évacuer leurs ressortissants. Entre 300 et 500 000 Haïtiens n’ont eu d’autre choix que de quitter la capitale livrée à l’anarchie et ce sont plus de 3 600 personnes qui ont été assassinées dans le pays lors du premier semestre 2024 d’après le dernier rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.

En parallèle, cette situation cataclysmique est source de tensions avec les pays caribéens, au premier rang desquels le voisin dominicain. Largement réélu en mai 2024 à la présidence de la République, Luis Abinader est le tenant d’une ligne dure à l’égard du voisin haïtien qui s’est traduite tout au long de son premier mandat par des reconductions à la frontière massives d’Haïtiens arrivés illégalement, la construction – encore en cours – d’un mur militarisé entre les deux pays et une intense politique de renforcement des moyens militaires. Mais la République dominicaine n’est pas la seule à s’inquiéter d’une possible dégradation de l’équilibre sécuritaire régional. De fait, la participation à la MMAS de la Jamaïque et des Bahamas, qui ont des frontières maritimes communes avec Haïti, est loin d’être innocente : il s’agit pour ces pays, eux aussi gangrénés par la violence (la Jamaïque figure dans le top 3 des pays au taux d’homicide le plus élevé au monde), d’éviter que le délabrement des conditions de vie en Haïti ne pousse sa population à fuir vers les pays voisins et de prévenir, en traitant le problème à la source, une possible diffusion de la violence des gangs sur leurs propres territoires. Il est à cet égard révélateur qu’en parallèle de leur investissement dans la MMAS ces deux pays mènent depuis plusieurs années une politique de renforcement de leurs capacités de surveillance frontalière à travers l’achat de radars, de drones et de patrouilleurs maritimes. Il en est de même sur le plan politique via la CARICOM dont Haïti est un pays membre : la mobilisation de la Communauté caribéenne dans les négociations cherchant à trouver une solution politique à la stabilisation du pouvoir haïtien peut certes être lue comme l’expression d’une solidarité caribéenne mais peut également être analysée comme un moyen de prévenir, voire de contenir, toute diffusion du chaos haïtien dans la région.

On le voit, la résolution de l’ONU votée il y a un an n’a pas fondamentalement amélioré la situation intra et extramuros dans le pays ni le quotidien des 11 millions d’Haïtiens malgré le déploiement – tardif – de la MMAS.

Cette mission multinationale a été particulièrement longue à se mettre en place. Quelles difficultés a-t-elle rencontrées ?

Le choix de confier au Kenya la tête de cette mission a très tôt suscité de nombreuses interrogations. La non-connaissance du terrain et des deux langues officielles du pays (le créole et le français) ainsi que la réputation de violence de la police kenyane ont d’emblée questionné la pertinence d’un tel choix. Et ce d’autant plus que la décision du président kenyan William Ruto de se porter volontaire pour prendre la tête de cette mission était loin de faire l’unanimité au sein de son propre pays. L’opposition kenyane s’est faite le porte-voix de ces doutes à travers des actions en justice, en particulier devant la Cour suprême, qui ont eu pour effet de retarder de plusieurs mois l’envoi effectif des troupes en Haïti. La question du financement de cette mission, estimé à 600 millions de dollars, a également participé au retard de son déploiement puisque le chef de l’État kenyan n’a pas voulu engager ses troupes avant d’être certain de pouvoir disposer de l’ensemble des fonds qui ont tardé à arriver. Cet imbroglio politico-juridique interroge sur la préparation en amont de cette décision et la crédibilité du choix kenyan.

Cette période de flottement a cependant été mise à profit pour sécuriser les abords de l’aéroport et pour renforcer les capacités matérielles de la Police nationale d’Haïti (PNH) via de nombreux dons (véhicules blindés, équipements personnels) de la part du Canada, des États-Unis, de la France et de Taiwan. Ces longs mois ont également permis de développer la formation tant de la PNH que des forces de police appelées à intervenir, comme celles des Bahamas et de la Jamaïque.

Après plusieurs mois d’atermoiements et de confusion, ce n’est que début juin 2024, soit neuf mois après le vote du Conseil de sécurité de l’ONU, que les 200 premiers policiers kenyans sont finalement arrivés en Haïti. Fin juillet, le Kenya a envoyé 200 policiers supplémentaires auxquels se sont ajoutés les 24 premiers militaires jamaïcains. Un an après le vote de l’ONU, la MMAS qui devait initialement aligner 2 500 membres, en compte moins de 500. Le constat est d’autant plus inquiétant que les premières sorties conjointes sur le terrain de la MMAS et de la PNH ne se sont pour le moment soldées par aucune avancée majeure alors que la police kenyane a connu ses premiers blessés par balle.

Quelles perspectives peut-on envisager pour Haïti aujourd’hui ?

L’objectif d’élections se tenant en février 2026 comme cela avait été annoncé il y a un an semble extrêmement difficile à tenir. Il est peu probable qu’en ce laps de temps la sécurité soit rétablie et qu’un vote à l’échelle nationale puisse se tenir.

La puissance des gangs n’a pas diminué malgré l’arrivée des premières forces étrangères. Après avoir dans un premier temps tenté de négocier leur reddition en échange d’une amnistie, option rejetée par le Premier ministre Garry Conille, ils semblent désormais opter pour une stratégie de « dilution » : ils réorientent une partie de leurs troupes et de leurs activités criminelles hors de la capitale, en particulier dans les régions avoisinantes de Port-au-Prince comme l’Artibonite. Terrible symbole de cette réorientation stratégique, le 4 octobre dernier, des membres du groupe criminel « Gran Grif » ont massacré à l’arme automatique au moins 70 personnes, dont 10 femmes et trois nourrissons, dans un village de ce département.

Si cette tendance d’extension du domaine de la lutte se confirme, elle pourrait alléger la pression sur une capitale meurtrie par des années d’affrontements sanglants et une criminalité galopante. En revanche, dans ces conditions, le reste du pays, jusqu’alors nettement moins impacté par la violence des gangs, pourrait tomber sous leur coupe et pâtir de l’apaisement relatif de la capitale. Enfin, des gangs choisissant une forme d’organisation moins centralisée et des modes d’action plus diffus se retrouveraient nettement moins évidents à éradiquer de manière définitive et pourraient reconstituer leurs forces dès que la MMAS se retirerait d’Haïti. Les retards initiaux de cette mission se traduisent donc aujourd’hui par une moindre efficacité face à des gangs qui ont eu le temps de s’adapter à la nouvelle donne sécuritaire du pays.

L’avenir d’Haïti dépend donc encore aujourd’hui en grande partie de la capacité de cette mission à rétablir l’ordre. Les difficultés de financement, la faiblesse des effectifs pour le moment engagés comme la lenteur de son déploiement ainsi que le flou persistant quant à son organisation et sa coordination avec les forces de l’ordre haïtienne sont autant de signaux inquiétants. La valse-hésitation du Bénin est, à cet égard, révélatrice des difficultés de cette mission : après avoir annoncé en février 2024 qu’il enverrait plus de 2 000 soldats, le pays africain a finalement exprimé des réticences face à la composition essentiellement policière de cette mission et menace aujourd’hui de revenir sur ses engagements.

À l’échelle internationale, les États-Unis et l’Équateur, à l’origine de la nouvelle résolution, ont dans un premier temps évoqué la possibilité de transformer la MMAS en mission de maintien de la paix mais la République populaire de Chine et la Russie s’y sont opposées. Ces deux pays avaient déjà émis des réserves lors du vote de la première résolution de l’ONU l’an dernier, dénonçant en particulier l’inaction des États-Unis dans la lutte contre les trafics illicites d’armes à feu qui alimentent les gangs depuis la Floride. Derrière la question de l’aide internationale à Haïti, qu’elle soit sécuritaire ou humanitaire, ce sont en effet d’autres enjeux diplomatiques qui se jouent autour de la République caribéenne qui est l’un des treize derniers États au monde à reconnaître Taiwan. La Chine, en jouant sa propre partition quant à son soutien à la mission internationale tout en promettant de financer activement la reconstruction du pays, souffle alternativement le chaud et le froid et rêve de voir Haïti basculer dans son camp.

On comprend bien dans ces conditions que la République d’Haïti n’est pas encore sortie de l’ornière dans laquelle le pays est embourbé depuis plusieurs années, et ce malgré les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU qui n’ont à ce jour produit que bien peu d’effets au regard de la gravité de la situation.
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