ANALYSES

Guerre Russie-Ukraine : une paix est-elle enfin possible ?

Interview
10 octobre 2024
Le point de vue de Jean de Gliniasty

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a entamé ce jeudi à Paris une tournée européenne qui l’amènera également à Londres, Rome et Berlin. Ces entretiens bilatéraux interviennent alors que la pression russe s’accentue, doucement, mais sûrement, à l’est de l’Ukraine, tandis que les rhétoriques tendent à changer au sein des soutiens du pays. Outre le gel de l’aide économique par l’Allemagne, la prochaine élection présidentielle aux États-Unis fait craindre à Kyiv une victoire de Donald Trump, synonyme d’un recul de l’appui occidental. La prise de territoires russes par l’armée ukrainienne dans l’oblast de Koursk est-elle en mesure d’inverser la vapeur ? La perspective de négociations avec la Russie est-elle favorisée par cette évolution de la situation ? Qu’en pensent les populations concernées ? L’éclairage de Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, ancien ambassadeur de France en Russie.

Depuis l’offensive ukrainienne à Koursk du 6 août 2024 et à la suite d’un nouvel épisode de tensions en Crimée, comment ont évolué les positions militaires ukrainiennes et russes ?

La pression russe s’accroît. Les effectifs de l’armée russe ont été portés récemment à 2,4 millions d’hommes, dont 1,5 million de combattants à partir de la fin de l’année. Le gouvernement russe n’a pas eu besoin de procéder à une deuxième mobilisation après celle de l’automne 2022 : il lui a suffi d’augmenter les primes aux contractuels et de porter l’âge maximum de la conscription de 27 à 30 ans. La supériorité russe en effectifs, obus, chars, aéronefs, missiles se fait sentir sur le terrain, malgré la reprise et l’accélération de l’aide occidentale à l’Ukraine.

Les Russes, à ce jour, n’ont cependant pas réussi à chasser les Ukrainiens de la poche conquise dans l’oblast de Koursk en août dernier en territoire russe, ni à prendre le nœud logistique de Pokrovsk. Mais le lent grignotage des villages autour de Pokrovsk se poursuit malgré la défense héroïque des Ukrainiens et de lourdes pertes russes. Vuhledar, un des verrous, a été prise début octobre et l’étau se resserre. La pression est générale dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk, et Zaporijjia est régulièrement bombardée. Seul le secteur sud-ouest (Kherson) est pour l’instant relativement épargné. Manifestement la priorité russe est de conquérir, avant toute négociation éventuelle, l’intégralité des quatre oblasts formellement annexés à la Russie en septembre 2022 alors que l’armée russe n’en contrôlait pas complètement le territoire (Louhansk, Donetsk, Zaporijjia, Kherson en plus de la Crimée annexée en 2014).

À l’approche du millième jour de guerre ouverte entre la Russie et l’Ukraine, quelle est la position de l’opinion publique des deux pays à son sujet ?

On sent bien sûr une certaine lassitude et les difficultés à recruter en Ukraine et, à un moindre degré, en Russie en sont le signe. Mais les Russes restent sensibles au thème de la Russie assiégée par « l’Occident collectif » agité par le Kremlin, et soutiennent Poutine à plus de 70 % (selon l’institut Levada). Du côté ukrainien, on observe un fléchissement, encore léger, de la popularité de Volodymyr Zelensky (55 % d’opinion favorable fin août 2024, malgré un rebond au moment de l’offensive ukrainienne de Koursk début août), et surtout, les partisans d’une négociation sont passés de 33 % il y a un an à 57 %, selon l’Institut international de sociologie de Kiev.

Le pouvoir russe offre un front uni après l’élection « triomphale » (mais contestée) du président Poutine en mars (88 % des voix) et l’éviction du précédent ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, en mai dernier, avec presque toutes ses équipes.

Côté ukrainien, certes beaucoup plus transparent, un grand remaniement a eu lieu en septembre, avec les démissions du ministre des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, et des ministres de la Justice, de l’Environnement, des Industries stratégiques, ainsi que de quelques collaborateurs du président Zelensky. Le président lui-même n’a pu être « relégitimé » par les urnes devant l’impossibilité d’organiser des élections présidentielles dans un pays partiellement occupé. Les nouveaux arrivants sont considérés comme plus ouverts à la négociation. Il est très probable qu’un débat très dur anime les équipes dirigeantes ukrainiennes sur les questions de la conduite de la guerre et de l’opportunité d’une négociation impliquant des compromis territoriaux.

Qu’en est-il de l’engagement de l’Occident dans ce conflit à la vue des récentes annonces du président français Emmanuel Macron et à l’aune de l’élection présidentielle états-unienne ? Quel pourrait-être l’impact des résultats de cette élection sur la poursuite de la guerre et la tenue d’éventuelles négociations ?

L’engagement financier de l’Occident va faiblir. Certes, l’Union européenne vient de décider d’octroyer 35 milliards supplémentaires gagés sur les intérêts des avoirs russes gelés, mais il semble que l’application de cette décision se heurte encore à quelques problèmes juridico-techniques. L’Allemagne a annoncé la réduction de moitié de son aide en 2025.

L’aide financière à l’Ukraine est également contestée par les républicains américains et notamment le candidat vice-président J.D. Vance. Joe Biden cherche à la consolider avant les élections (8 milliards de dollars supplémentaires d’aide militaire accordés fin septembre), mais exerce des pressions discrètes sur Zelensky pour qu’il se résolve à une négociation. Il a marqué ses réticences à l’adhésion immédiate de l’Ukraine à l’OTAN, enterré le « Plan de la victoire » qui lui avait été présenté par le président ukrainien en marge de l’Assemblée générale de l’ONU. Il a, enfin, refusé d’autoriser Kiev à frapper la Russie en profondeur.

La réunion de coordination de l’aide occidentale qui devait se tenir au sommet le 10 octobre à Ramstein en marge de la visite de Biden en Allemagne, et destinée à relancer l’aide à l’Ukraine, a été reportée, le président américain ayant renoncé à sa visite à cause de l’ouragan Milton.  La France, qui avait en mai dernier déclaré ne pas exclure l’envoi de troupes sur le terrain et cultivé une certaine ambiguïté sur les frappes en profondeur, se fait plus discrète, Emmanuel Macron évoquant à nouveau la question de la place de la Russie dans l’Europe de l’après-guerre.

La visite de Zelensky à Paris ce jeudi 10 octobre donnera sans doute lieu à la réaffirmation de l’aide française (livraison d’avions Mirage), mais aussi à des discussions sur l’ouverture des négociations. Les idées fusent de partout : le ministre polonais des Affaires étrangères Radosław Sikorsky envisage un mandat de l’ONU sur la Crimée ; Annalena Baerbock, son homologue allemande, déclare à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU qu’« il nous faut la paix » pour éviter la destruction de l’Ukraine. Selon la presse, des experts ukrainiens et occidentaux discutent de diverses formules (contrôle de facto des territoires occupés reconnus à la Russie sous diverses formes en échange d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN). Le chancelier allemand Olaf Scholz, affaibli par les scores élevés des partisans de la paix dans les Länder de l’est, fait savoir qu’il envisage un entretien téléphonique avec Poutine. Le journal Financial Time évoque un « scénario allemand » avec une division entre l’Ouest et l’Est comme la RFA et la RDA. Le plan sino-brésilien reposant sur un cessez-le-feu préalable qui gèlerait la situation au profit des Russes est fermement rejeté par l’Ukraine, Zelensky l’ayant qualifié à la tribune de l’ONU de « destructeur ».

Il n’en reste pas moins que les « grandes manœuvres » en vue de l’ouverture des négociations ont commencé. Mais il reste à savoir si la Russie, qui a l’avantage militaire et compte sur la « fatigue » de l’Occident, se prêtera au jeu.
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