ANALYSES

Le rapport Draghi sur l’avenir de la compétitivité (ou comment conjurer « La lente agonie de l’Union européenne »)

Interview
23 septembre 2024
Le point de vue de Pierre Jaillet


Venant à la suite du rapport d’Enrico Letta sur l’avenir du marché unique publié en avril dernier, le rapport de Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, sur l’avenir de la compétitivité européenne, fait un constat sans complaisance de la situation économique de l’Union européenne (UE). Évoquant le « défi existentiel » auquel est confrontée l’Europe, il propose un ensemble de mesures ambitieuses qui visent à relancer l’investissement et la croissance et impliquent une coopération renforcée entre les États membres, sous l’égide des institutions européennes. Le point avec Pierre Jaillet, chercheur associé à l’IRIS ainsi qu’à l’Institut Jacques Delors.

Mario Draghi, dans cet important rapport, tire la sonnette d’alarme sur l’état de l’économie de l’UE. Quel est son diagnostic ?

Les données étaient déjà connues, mais le rapport en dresse un tableau d’ensemble alarmant pour illustrer le « décrochage » de l’UE. De 2002 à 2023, son produit intérieur brut (PIB) a reculé de plus de 15 % par rapport à celui des États-Unis, du fait de gains de productivité trois fois inférieurs mais aussi du moindre dynamisme de l’emploi. Les parts de l’UE dans le commerce mondial s’effritent régulièrement et ses positions s’affaissent dans le secteur des technologies avancées. Ayant privilégié l’investissement productif dans les industries traditionnelles, les entreprises européennes ont raté le tournant de la dernière révolution industrielle, comme l’illustre le fait que seulement quatre firmes européennes figurent parmi les 50 plus grandes entreprises mondiales du high-tech. Mais ce n’est pas tout. Le rapport met  en exergue d’autres handicaps de l’UE dans la compétition mondiale : des coûts de l’énergie très élevés (trois à quatre fois supérieurs à ceux des États-Unis, par exemple) ; une forte dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour certains biens « critiques » (minéraux rares, semi-conducteurs…) ; un marché « unique », en réalité fragmenté, peu propice à l’émergence d’entreprises de taille mondiale ; enfin, une gouvernance économique défaillante  inapte à dessiner et mettre en œuvre une stratégie cohérente et ambitieuse.

Que préconise le rapport pour endiguer le déclin économique de l’UE face à la pression concurrentielle des grands blocs dominés par la Chine et les États-Unis ?

Le rapport fixe une stratégie industrielle axée en priorité sur la réduction de l’écart d’innovation, tout en optimisant les efforts de décarbonation (domaine où l’UE dispose encore d’un avantage comparatif) et en sécurisant ses approvisionnements pour limiter ses vulnérabilités stratégiques. Il préconise à cet égard la mise en place d’une « politique économique étrangère » (Foreign economic policy) intégrant des investissements directs concertés et des accords commerciaux préférentiels avec des pays ou zones disposant des ressources qui lui font défaut (idée qui fait écho à l’initiative chinoise des « nouvelles routes de la soie » et pourrait s’appuyer sur le projet de Gateway européen).

La proposition centrale consiste à relever massivement le taux d’investissement annuel de l’UE de près de 5 % pour le porter de 22 % à 27 %, soit un effort de 800 milliards d’euros abondé par trois sources de financement (non réparties ex ante): (1) une hausse des dépenses publiques d’investissement des États membres, dont les marges de manœuvre de la plupart d’entre eux sont réduites du fait de leur endettement élevé et de la nécessité (soulignée dans le rapport) de respecter les règles budgétaires européennes; (2) la mobilisation de l’épargne européenne – abondante mais surtout orientée vers des placements liquides et des supports nationaux – sur des projets d’investissement communs innovants, en réduisant la fragmentation du marché européen des capitaux (Mario Draghi renvoie sur ce sujet aux préconisations du rapport Letta); (3) une nouvelle facilité de financement communautaire alimentée par un emprunt européen  (du type de la facilité pour la reprise et la résilience – Next Generation EU (NGEU) – lancée en 2021), qui aurait aussi l’avantage d’offrir un actif sûr et attractif aux investisseurs et accessoirement de conforter le rôle international de l’euro.

S’agissant de la gouvernance, le rapport Draghi avance diverses mesures visant à alléger les procédures de décision de l’UE (revisitant au passage le principe de subsidiarité), qui freinent la mise en œuvre des programmes communautaires. Il propose aussi la création d’un « Cadre de coordination de la compétitivité » ayant une double vocation horizontale et verticale (pilotage d’une douzaine de plans d’action sectoriels dans les domaines prioritaires).

Quelles réactions ce rapport a-t-il suscitées parmi les États membres de l’UE ? Peut-on en attendre des inflexions décisives des politiques communautaires ? Est-il susceptible de relancer le débat sur la question de la dette commune et de l’union budgétaire ?

Ce rapport a d’abord le mérite de sortir du déni de réalité sur « l’état de l’union ». C’est peut-être aussi le premier document européen d’envergure qui s’inscrit dans une perspective éco-géopolitique globale intégrant la dynamique des rapports de force entre les grands blocs et incitant l’UE à développer des alliances stratégiques – commerciales et financières – d’intérêt mutuel avec des pays et des zones d’autres continents. Le rapport, toutefois, ne précise pas les modalités conduisant des entreprises le plus souvent concurrentes à coopérer pour atteindre les objectifs industriels communs. De même laisse-t-il dans l’ombre les implications institutionnelles de propositions qui, pour certaines, impliqueraient probablement une révision des Traités (cf. l’extension du champ de la majorité qualifiée, ou le partage des compétences entre les États et l’UE dans le domaine industriel). Mario Draghi, qui s’est à plusieurs reprises prononcé en faveur d’un « fédéralisme pragmatique », reste à cet égard très prudent et il se garde de remettre en cause la nature intergouvernementale de l’UE ou d’évoquer la possibilité d’une union budgétaire.

La balle est désormais dans le camp des capitales européennes et à Bruxelles, dans le contexte d’une Europe très divisée. Vingt États membres de l’UE ont publié le 20 septembre un non-paper appelant la Commission européenne à mettre en œuvre le rapport Draghi. Le document ne retient pour l’essentiel que les propositions relatives à la simplification et à l’harmonisation des règles européennes, en ignorant celles, plus innovantes ou plus clivantes, comme la création d’une nouvelle facilité communautaire, un marqueur des divergences entre États « frugaux « et « dépensiers ». Or on peut supposer que ces dernières sont précisément celles ayant la préférence des sept États manquant à l’appel (dont l’Espagne, la France et l’Italie…), sans l’exprimer ou disposer de l’influence pour les promouvoir.

Le risque majeur, en fin de compte, est que ce rapport ambitieux, sur fond de désaccord entre États membres et faute d’un leadership européen apte à le porter sur les fonts baptismaux, n’aille rejoindre ses prédécesseurs dans les tiroirs ou soit mis en œuvre a minima, laissant les problèmes fondamentaux non résolus et l’Europe sombrer dans la « lente agonie » qu’appréhende Mario Draghi.
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