ANALYSES

Confirmation de la réconciliation entre la Turquie et l’Égypte

Tribune
16 septembre 2024


Pour de multiples raisons, la récente visite du président-maréchal d’Égypte Abdel Fattah al-Sissi en Turquie est d’une importance capitale car, après des années de tensions, elle vient confirmer la réconciliation entre les deux pays, amorcée depuis le printemps 2021. L’évolution est considérable puisque l’on se souvient que le président turc Recep Tayyip Erdoğan s’était maintes fois exprimé, souvent avec véhémence, contre le coup d’État fomenté par l’armée égyptienne au cours de l’été 2013 pour destituer les Frères musulmans, légitimement élus, permettant ainsi à Abdel Fattah al-Sissi de prendre le pouvoir.

Le président turc, vent debout contre son homologue égyptien, n’hésitait pas alors à le traiter de putschiste et était même allé jusqu’à déclarer que jamais il ne reconnaitrait son pouvoir en Égypte et qu’il se refuserait à participer à une réunion dans une pièce où ce dernier viendrait à se trouver. La brouille fut profonde et sur la plupart des dossiers régionaux les deux présidents incarnaient des lignes politiques antinomiques.

Opposition lorsqu’en 2017 plusieurs États du golfe et l’Égypte décrétèrent un embargo contre le Qatar qui pour sa part était soutenu par la Turquie et l’Iran ; opposition lorsque la Turquie approfondit de cordiales relations avec l’Éthiopie, elle-même en délicatesse avec l’Égypte à propos de l’épineux dossier du partage des eaux du Nil, considéré comme existentiel par le Caire ; opposition lorsque l’Égypte développa une véritable coopération avec la Grèce, Chypre, Israël et la Jordanie sur le dossier de l’exploitation des hydrocarbures en méditerranée orientale prenant soin d’exclure la Turquie de ces projets de coopération pour l’isoler ; opposition quant à la situation en Libye, qui s’est avérée particulièrement tendue puisque les deux pays ont chacun soutenu et armé les deux camps opposés qui s’affrontaient militairement.

Ces points de désaccord sont désormais résolus ou en passe de l’être. En dépit de quelques brefs moments de tensions, le processus de rapprochement et de réconciliation amorcé il y a un peu plus de trois ans a notamment été séquencé par la visite du président turc au Caire en février 2024, puis donc par celle du président Sissi en Turquie il y a quelques jours. Les rencontres entre ministres, responsables des services de renseignement et officiers supérieurs ont par ailleurs ponctué ces derniers mois.

Cette réconciliation turco-égyptienne fait évidemment écho à un processus de réconciliation de la Turquie avec la quasi-totalité des pays arabes, avec lesquels les crises avaient été nombreuses depuis le début des révoltes arabes en 2011-2012. Ainsi la reprise des relations s’est avérée particulièrement spectaculaire avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Réconciliation qui n’est pas dénuée d’arrière-pensées à Ankara, tant les besoins d’investissements provenant des États arabes du Golfe pour parvenir à juguler les effets de la grave crise économique qui affecte le pays depuis plusieurs années sont importants. Aujourd’hui, le seul pays de la région à l’égard duquel les efforts du président turc sont vains reste la Syrie, tant les exigences de Bachar al-Assad sont pour la Turquie inacceptables. Gageons néanmoins qu’une évolution se concrétisera prochainement.

C’est dans ce contexte que la visite de Abdel Fattah al-Sissi a permis de concrétiser nombre d’accords et de perspectives de coopération.

Au niveau économique tout d’abord, l’objectif de doubler le montant des échanges commerciaux – de 7 à 15 milliards de dollars – sans pour autant que des dates butoirs ne soient précisément fixées est significatif. L’Égypte apparait en outre désormais comme le premier pays africain d’investissement pour les capitaux turcs et représente un débouché important vers le reste du continent.

Au niveau militaire ensuite, avec la perspective de vente de drones turcs, domaine d’excellence de l’industrie militaire du pays. Cela induirait la formation d’officiers égyptiens par leurs homologues turcs, paramètre nouveau des relations bilatérales. Pour autant ce dossier est compliqué en raison des relations tissées par Ankara avec l’Éthiopie ces dernières années et qui pourraient de ce fait être compromises ou tout du moins baisser d’intensité. Cela serait contradictoire avec l’implantation méthodique de la Turquie sur le continent africain, notamment dans sa partie orientale.

Les plus importantes difficultés persistent en Méditerranée ou les positions respectives n’ont pas véritablement évolué en raison de la complexité des dossiers. Deux questions, qui sont au demeurant en partie liées, sont centrales : celle des hydrocarbures tout d’abord, et celle de la Libye ensuite. En dépit des divergences persistantes, il a été convenu que des consultations seraient organisées entre les deux pays quant aux évolutions de la situation libyenne loin d’être véritablement stabilisée.

La situation à Gaza enfin a été au menu des échanges entre les deux présidents et a confirmé une convergence des points de vue, même si les deux pays ne se trouvent pas dans la même situation à propos de ce dossier. L’Égypte reste un pays d’une considérable importance potentielle dans les négociations visant à parvenir à un cessez-le-feu et à la libération des otages israéliens et palestiniens, alors que la Turquie, par la radicalité des condamnations de Recep Tayyip Erdoğan, s’est coupée de toute possibilité de peser sur lesdites négociations.

Ces quelques éléments confirment donc que le processus de réconciliation entre les deux pays semble désormais solidifié, même si des divergences subsistent. Au-delà du bilatéral, c’est bien la reconfiguration des dynamiques régionales qui est à l’œuvre au sein desquelles la Turquie veut apparaitre comme incontournable, objectif sur lequel elle a concrétisé de nombreux succès au cours de ces dernières années. Ainsi, après la rencontre entre les deux chefs d’État, l’invitation du ministre turc, Hakan Fidan, à la réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères de la Ligue des États arabes pour la première fois après une absence de treize ans est un indicateur du rôle que la Turquie est en mesure de tenir dans la région.

Pour autant, le rêve d’Ankara de s’imposer comme le leader régional restera inaccessible tant que d’autres puissances régionales possèdent les mêmes desseins. On pense notamment à l’Arabie saoudite et à l’Iran avec lesquels la Turquie entretient actuellement des relations normalisées qui ne sont pourtant pas exemptes de concurrence et qui tendront à s’exacerber dans les années à venir. L’Égypte, pour sa part, minée par ses difficultés internes, essaie de reprendre pied dans le jeu régional, mais il devra encore se passer du temps avant qu’elle puisse escompter retrouver le rôle qu’elle avait acquis il y a de nombreuses années.
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