ANALYSES

Désindustrialisation et montée de l’extrême droite : l’Allemagne au bord de la crise ?

Interview
9 septembre 2024
Le point de vue de Jacques-Pierre Gougeon


 

La fin de l’été a vu s’enchaîner une série de difficultés pour l’Allemagne. Dans un premier temps,  le chancelier Olaf Scholz a annoncé un gel de l’aide militaire à l’Ukraine afin de réaliser des économies. Ensuite, les résultats des élections régionales tenues début septembre sont venus fragiliser la coalition gouvernementale. Dans les Länder de Saxe et de Thuringe, outre le naufrage électoral de la coalition, c’est surtout la progression nette de la formation d’extrême-droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) qui marque un tournant. Elle arrive même à la première place en Thuringe, ce qui n’était jamais arrivé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un autre tabou a enfin été brisé avec l’annonce par le géant automobile Volkswagen, moteur de l’économie germanique, de potentielles fermetures d’usine. L’Allemagne, leader politique et économique de l’Union européenne, apparaît donc particulièrement déstabilisée.  Au point de vaciller ? Le point avec Jacques-Pierre Gougeon, professeur des universités et directeur de recherche à l’IRIS, auteur de « L’Allemagne, un enjeu pour l’Europe » (Eyrolles, 2024)

Volkswagen et d’autres grands groupes ont annoncé la possibilité de fermeture d’usines en Allemagne. Quelles sont les causes de cette crise ? L’Allemagne risque-t-elle de perdre son statut de centre névralgique de l’industrie européenne ?

L’annonce par la direction de Volkswagen de la possible fermeture de sites du groupe sur le sol allemand a été un véritable un coup de semonce outre-Rhin, même si la décision n’est pas encore définitivement adoptée, les syndicats – très puissants du fait du système de cogestion – ayant indiqué vouloir s’y opposer. L’annonce de ce pilier de l’industrie allemande est d’autant plus symptomatique que l’industrie automobile incarne la puissance industrielle de l’Allemagne, le secteur représentant à lui seul 4,7% du PIB, 16% des exportations, 48% de la recherche industrielle du pays. Si Volkswagen souffre toujours en termes d’image des suites du scandale de la fraude sur les émissions des moteurs diesel, la situation actuelle du groupe industriel est révélateur des difficultés que connaissent certains pans de l’économie allemande. L’industrie,  qui représente 21% du PIB (contre 11% pour la France), est en première ligne  a subi une explosion du coût de l’énergie (et en conséquence des coûts de production) et est surexposée aux aléas et revirements de la situation internationale. Par ailleurs, l’Allemagne est l’une des économies les plus ouvertes au monde et même la plus ouverte des pays du G7. La place du commerce extérieur est perceptible par son poids dans la richesse nationale, soit 67%. Or, cette dépendance extrême à l’égard du monde extérieur qui constitue généralement une force s’avère aussi aussi être une fragilité, au moment ou de grands pays, comme les États-Unis, deuxième partenaire commercial de l’Allemagne, recourent de plus en plus à des mesures protectionnistes. Dans le cas de l’industrie automobile, la dépendance à l’égard de la Chine, premier partenaire commercial de l’Allemagne, se révèle problématique lorsque celle-ci a de fortes « sur-capacités » encouragées par des subventions d’État, alors même – et c’est bien le dilemme – que Volkswagen réalise 37% de son chiffre d’affaires en Chine et BMW 32%. Cette imbrication poussée des deux économies a même été dénoncée par des certains industriels eux-mêmes. Avec le temps, la Chine est devenue la grande concurrente de l’Allemagne sur des secteurs communs : l’automobile, la construction de machines, l’électronique et la chimie. Avec la double crise de la pandémie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine, l’Allemagne s’interroge sur son modèle économique jusqu’ici fondé sur l’importation des matières premières à bon marché et l’exportation de biens à haute valeur ajoutée. Néanmoins, la structure de l’économie allemande demeure une force quasi unique en Europe du point de vue de la puissance industrielle, du tissu dense de solides et nombreuses petites et moyennes entreprises et du haut degré d’innovation.

Le score historique du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) et la débâcle des partis gouvernementaux dans deux provinces de l’ancienne Allemagne de l’Est, la Thuringe et la Saxe, sont-ils liés aux difficultés économiques du pays ? Quels sont les enjeux qui dominent les débats politiques outre-Rhin ? :

Jusqu’alors le meilleur score de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) avait été réalisé en 2019, en Saxe, à hauteur de 27,7% des suffrages. Cette fois-ci, ce parti a effectivement atteint des résultats impressionnants, avec 32,8% en Thuringe et 30,6% en Saxe. Dans le premier cas, l’AfD est même le premier parti suivi par la CDU avec 23,6%. C’est la première fois dans l’histoire allemande depuis 1949 qu’un parti qualifié « d’extrême droite » par l’Office de protection de la Constitution arrive en tête d’une élection. Parallèlement, les partis au gouvernement s’effondrent, respectivement en Thuringe et en Saxe 6,1% et 7,3 % pour les sociaux-démocrates par exemple. Les libéraux n’ont même plus de représentants au sein de ces parlements régionaux. Certes, aucun autre parti n’envisage de former une coalition avec l’AfD mais cette implantation à haut niveau de ce parti inquiète, d’autant plus que l’analyse du profil des électeurs de l’AfD indique qu’ils sont de plus en plus nombreux à voter non plus seulement par déception mais par conviction. En 2014, ils étaient, aux mêmes scrutins, 37% à voter AfD par conviction, en 2024, ils étaient 52%. De même, l’AfD est classée pour ces scrutins en première place concernant la compétence en matière d’immigration, de défense des intérêts est-allemands et dans le domaine de la politique sociale. Même si la convergence économique et sociale entre les deux parties de l’Allemagne a progressé avec par exemple un PIB par habitant à l’Est de 79,5% par rapport au niveau de l’Ouest (contre 32% en 1991) et un revenu disponible de 85% par rapport au niveau de l’Ouest (contre 37% en 1991), un malaise persiste. Ainsi, 63% des Allemands de l’Est considèrent toujours qu’ils sont traités comme des « citoyens de seconde classe ». Un élément alimente ce sentiment : alors que les Allemands de l’Est représentent 19,5 % de l’ensemble de la population allemande, ils n’occupent dans l’administration fédérale, de la justice, des médias, du monde universitaire/scientifique et du monde économique que 2% des emplois supérieurs et 6% des emplois de direction. Le mécontentement général à l’égard du gouvernement a bien sûr également joué un rôle, constamment tiraillé publiquement sur les grands sujets comme la transition énergétique, le financement de la politique sociale et les orientations budgétaires, sujets qui continueront de dominer le débat jusqu’aux prochaines élections fédérales de septembre 2025. Le soutien à l’Ukraine divise également.

Alors que Berlin a déjà annoncé le gel de l’aide militaire à Kyiv, la dynamique politique de l’AfD peut-elle influencer la politique allemande vis-à-vis de la guerre en Ukraine ? :

L’annonce par le chancelier d’une réduction de l’aide à l’Ukraine en 2025 n’est pas sans lien avec les élections régionales qui viennent de se dérouler, même si le débat en Allemagne dépasse les clivages géographiques et traverse l’ensemble des partis politiques, notamment ceux de gauche, parti social-démocrate en tête. Il n’en demeure pas moins qu’une différence d’appréciation existe entre l’Ouest et l’Est. En effet, si 54% des Allemands de l’Ouest approuvent la livraison d’armes lourdes à l’Ukraine, seulement 32% des Allemands de l’Est partagent cette opinion, les plus faibles taux d’approbation se trouvant à l’AfD et chez la gauche radicale de Sahra Wagenknecht qui a également réalisé de bons scores lors des derniers scrutins régionaux évoqués. Par vécu, par culture ou par éducation, le rapport à la Russie en Allemagne orientale a été et est toujours essentiel, parfois même fraternel, alors que la notion d’Occident apparaît comme trop rattachée aux États-Unis (sans parler de l’OTAN). Le chancelier ne parvient pas à imposer l’image qu’il voulait donner de lui-même, celle de « chancelier de la paix ». Là aussi, le débat se poursuivra jusqu’aux élections fédérales de septembre 2025, d’autant que le soutien à la livraison de matériel militaire à l’Ukraine a reculé de 10 points en deux ans et celui à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne de 16 points. Certains sujets se détachent déjà pour les prochaines grandes échéances électorales.

 

 

 

 
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