ANALYSES

Entretien avec David Rigoulet-Roze – Les conséquences de la guerre à Gaza sur la situation syrienne (1/2)

Presse
18 juillet 2024
Depuis le 7 octobre 2023, l’actualité du Moyen-Orient est concentrée sur la guerre entre Israël et le Hamas. Un peu plus à l’Est, la Syrie reste instable et connaît une recrudescence de violences entre les différentes forces en présence. Le conflit en cours à Gaza a-t-il des conséquences directes ou indirectes sur la situation syrienne ?
La guerre entre Israël et le Hamas a des conséquences plus ou moins directes sur la situation syrienne. Il se trouve que le territoire syrien – celui sous contrôle du régime de Damas soit environ 65 % du territoire de la Syrie dans son ensemble -, est l’« hôte » dont le consentement a été contraint par les circonstances, de mandataires pro-iraniens, dont le Hezbollah chiite libanais qui avait été largement partie prenante du soutien militaire à Bachar el-Assad durant la décennie passée de la guerre civile aux côtés d’autres milices chiites comme la Liwa Fatemiyoun (constituée d’Afghans chiites) ainsi que la Liwa Zaiynabiyoun (constituée de Pakistanais chiites). Sans parler de la présence effective de nombre d’officiers iraniens de la force Al-Qods, projection militaire régionale du Corps de gardiens de la révolution.

Or, Israël a toujours prévenu qu’il ne tolérerait pas une présence pérenne de ces acteurs non-syriens à ses frontières immédiates, ce qui explique que le territoire syrien se retrouve donc régulièrement la cible de frappes israéliennes depuis des années – l’ancien chef d’état-major de Tsahal, Gadi Eizenkot qui prenait sa retraite, avait même révélé dans un entretien au New York Times en date du 13 janvier 2019 que l’Etat hébreu avait effectué ces dernières années des centaines, sinon des milliers de frappes sur la Syrie [1] -, et qu’elles se sont multipliées dans le prolongement de la guerre à Gaza. Le fait est que l’actuel porte-parole de Tsahal, l’amiral Daniel Hagari, a récemment confirmé le 3 février dernier qu’Israël avec frappé à de multiples reprises plus de cinquante cibles sur le territoire syrien : « Nous avons attaqué des infrastructures du Hezbollah en Syrie » depuis le 7 octobre, avait-il indiqué lors d’un point presse. « Nous avons attaqué au sol et par voie aérienne plus de 50 cibles », avait-il ajouté, alors que l’armée israélienne admet rarement ses opérations en Syrie. Cela n’excluait pas non plus des éliminations plus ciblées comme celle d’un général iranien de la force Al Qods. Le 25 décembre, déjà, une frappe aérienne israélienne avait tué Sayeed Razi Moussavi, un général iranien des Gardiens de la révolution en charge des transferts d’armes et de fonds à destination des mandataires pro-iraniens – en l’occurrence le Hezbollah libanais – et un ancien proche du général Qassem Solemaini tué le 3 janvier 2020 à l’aéroport de Bagdad par une frappe américaine, dans le quartier de Sayeda Zeinab, situé à proximité d’un sanctuaire musulman chiite éponyme, près de Damas. Israël avait poursuivi sa politique d’élimination ciblée de profils de HVT (High Value Target). Douze personnes, dont cinq conseillers des Gardiens de la révolution iranienne, ont été tuées le 20 janvier suivant à Damas par une frappe imputée à l’Etat hébreu. Elle avait visé un bâtiment de quatre étages dans le quartier de Mezzé, en banlieue de Damas, où se serait tenue une «  réunion de chefs pro-Iran », selon l’OSDH – l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, une ONG basée à Londres qui suit dans le détail l’actualité syrienne et qui, à partir d’un réseau de sources sur le terrain établit des bilans chiffrés des victimes du conflit armé en Syrie. Parmi les victimes auraient figuré notamment le général Hojatollah Omidvar (également connu sous les noms de Yousef Omidzadeh, Sardar Haj Sadiq Omidzadeh, Abu Sadegh et Haj Sadegh) le responsable en Syrie des services de renseignements de la force Al Qods, ainsi que son adjoint connu sous le nom de Hajj Gholam ou Moharram, ainsi qu’Ali Aghazadeh, Hossein Mohammadi et Saeed Karimi. De fait, ce n’est pas le régime de Damas en tant que tel qui se trouve visé mais les mandataires pro-iraniens et les infrastructures sur place permettant le transfert d’armes vers le Liban.

Bachar el-Assad est en quelque sorte un « obligé » de Téhéran dont le soutien militaire a été déterminant pour la survie du régime de Damas durant la guerre civile. Il peut difficilement se soustraire à cette situation qui fait de la « Syrie utile » sous contrôle du régime de Damas – notamment les deux aéroports stratégiques que sont celui de Damas et d’Alep – un hub vital pour le transfert d’armes iranien au profit de son mandataire libanais du Hezbollah. Ce n’est pas un hasard s’ils sont régulièrement visés par l’Etat hébreu, comme le 29 mars 2024, lorsque l’aéroport d’Alep avait fait l’objet d’une frappe ciblée faisant 42 victimes, dont 36 soldats du régime syrien – en quelque sorte « victimes collatérales » de frappes ne les visant pas spécifiquement – et cinq membres du Hezbollah. L’OSDH avait déjà recensé, fin mars 2024, une trentaine d’attaques sur le sol syrien depuis le début de l’année 2024, dont 21 frappes aériennes et huit attaques à la roquette au cours desquelles Israël aurait ciblé de nombreuses positions en Syrie, détruisant près d’une soixantaine de cibles, dont des bâtiments, des entrepôts d’armes et de munitions, des quartiers généraux, des centres de recherche militaire et des véhicules. Ces frappes visant des cibles à Damas, Deraa, Homs, Al-Qunetra, le port de Tartous, Deir Ez zor, Alep, auraient tué plus d’une centaine de combattants et blessé une cinquantaine d’autres : il s’agirait de 13 membres de la Force Al Qodsdes Gardiens de la révolution ; de 19 membres du Hezbollah libanais ; 12 activistes irakiens ; 23 miliciens syriens rattachés aux « Forces de défense nationale » (Quwat ad-Difa’a al-Watani), un groupe paramilitaire syrien organisé par le régime syrien en collaboration avec l’Iran ; 10 combattants issus des milices mandataires pro-iraniennes ; enfin, pas moins de 38 soldats du régime de Damas proprement dit [2]. Un régime qui se retrouve dans l’« oeil du cyclone ». La preuve en a été fournie avec la frappe non-revendiquée effectuée le 1er avril 2024 sur l’annexe consulaire du consulat iranien à Damas, laquelle avait éliminé les deux principaux gradés de la Force Al-Qods, en l’occurrence le général de brigade Mohammad Reza Zahedi en charge de la Syrie et du Liban et son adjoint en Syrie, Mohammad Hadi Haji Rahimi ainsi que cinq autres officiers. Certes, ce n’est pas le régime syrien en tant que tel qui était visé, mais cela témoigne de sa fragilité et de son exposition aux conséquences du 7 octobre 2023 dont il tente, autant qu’il le peut, de se préserver. Et ce, nonobstant son appartenance théorique à l’« axe » de ladite « résistance à Israël » (al milhwar al mouqawama en arabe) regroupant, outre l’exception du Hamas sunnite, une myriade de mouvements essentiellement d’obédience chiite, au premier rang desquels le Hezbollah libanais, les milices pro-iraniennes en Syrie, la nébuleuse de la « résistance islamique en Irak », ainsi que les Houthis zaydites du Yémen. L’axe de la Mouqawama dont le régime de Damas constitue aujourd’hui le « maillon faible ».

De fait, un message sans ambiguïté aurait été transmis à Bachar al-Assad par les Israéliens qui l’auraient averti de ne pas servir de manière pro-active de sanctuaire à ces mandataires iraniens installés sur son sol, faute de quoi cela conduirait immanquablement au renversement du régime de Damas [3], déjà durablement affaibli par une décennie de guerre civile. La Syrie ne veut donc surtout pas se retrouver entrainée dans un conflit mais les paramètres lui échappent largement alors même qu’elle vise à une forme de « normalisation » dans son espace régional arabe, avec non sans paradoxe l’appui de la Russie, laquelle recherche une forme de stabilisation régionale en capitalisant sur le fait d’avoir « sauvé » le régime de Damas à partir de l’intervention aérienne russe à l’automne 2014.
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