ANALYSES

Réhabilitation de la Syrie : quels enjeux géopolitiques ?

Interview
16 juillet 2024
Le point de vue de Didier Billion



Plus de treize années après le début de la crise syrienne, où en est le processus de réhabilitation régionale de la Syrie ? Si les points de tensions restent d’actualité entre la Turquie et la Syrie – la guerre civile syrienne mettant au plus mal les relations entre les deux États – Ankara et Damas, par leurs chefs d’État respectifs, semblent dernièrement entamer un changement de posture en appelant à des pourparlers. Derrière ces tentatives de rapprochement, le rôle de puissances régionales comme l’Iran est à souligner, comme celui-là Russie qui appelle de ses vœux un processus de normalisation entre la Syrie et la Turquie depuis plusieurs années. Que peut-on dire des relations entre les deux États voisins ? Dans quelle mesure peut-on parler d’une réhabilitation syrienne dans la région et quels en sont les enjeux ? Entretien avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS en charge du Programme Moyen-Orient/Afrique du Nord de l’IRIS.

Comment la crise syrienne a-t-elle accentué les tensions entre les deux États au cours des dernières années ? Quel est aujourd’hui l’état des relations entre la Syrie et la Turquie ?

Il faut d’abord rappeler que les relations entre les deux pays ont été très tendues durant plusieurs décennies. Les points de divergences furent en effet multiples. Au nombre de ceux-ci : appartenance à des blocs opposés durant la guerre froide, contentieux sur la délimitation de la frontière et sur le rattachement de la province du Hatay, gestion de l’eau, question kurde et du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). C’est au lendemain de la guerre d’agression états-unienne contre l’Irak en 2003 qu’un rapprochement spectaculaire s’est opéré entre la Syrie et la Turquie, les deux chefs d’État multipliant les marques d’amitié et favorisant la coopération dans de nombreux domaines.

Au début du profond mouvement de contestation en Syrie, la Turquie tenta vainement de convaincre Bachar Al-Assad de procéder à des mesures de démocratisation. C’est pourquoi, dès l’été 2011, Ankara se prononça ensuite clairement contre le régime syrien et prit une part importante dans la structuration de l’opposition pour le mettre à bas. Au cours de la sanglante guerre civile qui martyrisa le pays durant des années, la Turquie n’hésita pas à apporter un soutien politique et matériel aux groupes d’opposition y compris les plus radicaux d’entre eux. C’est l’époque où l’on entendait fréquemment les responsables turcs expliquer de manière péremptoire que le régime de Bachar Al-Assad n’avait plus que pour quelques semaines de survie. Nous savons ce qu’il en fut et la Turquie dut admettre que le régime syrien, bien que considérablement affaibli, ne tomberait pas.

C’est pourquoi un nouveau tournant fut effectué dès 2016 en acceptant notamment de participer au processus d’Astana[1]. Tout à son obsession d’empêcher la consolidation d’une autonomie des territoires contrôlés par l’organisation sœur du PKK, le Parti de l’union démocratique (PYD), plusieurs opérations militaires turques de grande ampleur ont été organisées dans le Nord-Est de la Syrie à partir de 2016. L’occupation de facto d’une partie de la Syrie par des troupes turques reste aujourd’hui le principal facteur de discorde entre les deux pays. Un autre dossier concerne les 3,2 à 3,6 millions réfugiés syriens qui se trouvent toujours sur le sol turc. Leur présence a suscité de vives tensions, émaillées de violences, à la fin du mois de juin et explique, au moins partiellement, la défaite du parti de Recep Tayyip Erdoğan lors des élections municipales de mars 2024.

La Russie et l’Irak ont récemment appelé à la reprise du dialogue entre la Turquie et la Syrie. À qui profiterait un rapprochement entre Damas et Ankara ? Comment se positionnent par ailleurs les grandes puissances régionales face à la Syrie ?

On assiste en effet depuis quelque temps à la volonté turque de parvenir à une normalisation entre les deux pays. Cette aspiration provient néanmoins exclusivement d’Ankara à ce stade. On se souvient par exemple des déclarations du président Erdogan qui, dans le cours de la campagne présidentielle de mai 2023, évoquait son souhait de rencontrer son homologue syrien. Ce dernier resta pour autant inflexible expliquant que cette perspective restait inenvisageable tant que des troupes turques occupaient une partie du territoire syrien. Pour autant, les déclarations de responsables turcs se sont multipliées en faveur d’une normalisation ces dernières semaines, Recep Tayyip Erdoğan insistant sur sa disponibilité à rencontrer le président syrien dans les meilleurs délais et sur sa volonté de « ramener les relations turco-syriennes là où elles étaient », sous-entendu avant la guerre. Pour la première fois à la fin du mois de juin, Bachar Al-Assad s’est d’ailleurs dit favorable à des pourparlers avec Ankara sans poser de préalables explicites ce qui indique un changement de posture.

C’est dans ce contexte que Vladimir Poutine a émis à son tour, de nouveau, son souhait de voir un rapprochement entre les deux pays. L’intérêt de Moscou apparait évident. Nous savons sa proximité respective avec Damas et avec Ankara, il serait donc positif, de son point de vue,que ses deux partenaires coopèrent enfin, ce qui permettrait à la Russie de renforcer son influence dans un contexte international compliqué pour elle en raison de la guerre en Ukraine. Rappelons d’ailleurs que sur ce dossier, la Syrie soutient inconditionnellement la Russie et que, pour sa part, si la Turquie a sans ambiguïté condamné l’invasion russe de l’Ukraine, elle se refuse néanmoins à appliquer des sanctions à son encontre. Pour Moscou, favoriser la réhabilitation de la Syrie sur l’échiquier international en multipliant sa réconciliation avec le maximum de pays serait incontestablement positif. La République islamique d’Iran quant à elle souhaite la stabilisation et la reconstruction du pays en escomptant parvenir à un retour sur investissement de son engagement total aux côtés du régime de Bachar Al-Assad.

Le cas de l’Irak est très différent et illustre plutôt la volonté du pays de retrouver une place d’importance dans le jeu régional après une période d’affaiblissement catastrophique dû aux conséquences de la guerre organisée par les États-Unis. On sait par exemple que Bagdad a joué un rôle important dans le processus de normalisation des relations entre la République islamique d’Iran et le royaume saoudien même si, in fine, c’est sous l’égide de la Chine que l’accord a été signé. L’intérêt de Bagdad est donc de participer à toute initiative contribuant à la stabilisation d’une région qui en a bien besoin et qui puisse accroître son rôle.

La reprise du dialogue entre Ankara et Damas s’inscrit plus largement dans une tendance de réhabilitation progressive de la Syrie sur la scène régionale depuis 2023. Quelles ont été les répercussions de cette réhabilitation à l’échelle nationale ? Dans quelle situation se trouve le pays aujourd’hui ?

L’acte le plus marquant est sans conteste la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue des États arabes en mai 2023 sous forte pression de l’Arabie saoudite. On peut aussi évoquer la signature d’un « partenariat stratégique » avec la Chine en septembre de la même année lors d’une très rare sortie de Bachar Al-Assad du territoire national. Pour ce dernier, le principal enjeu est de parvenir à concrétiser des investissements économiques pour financer la reconstruction de la Syrie littéralement ravagée par des années de guerre et confrontée à une crise économique et financière sans précédent – on considère communément que 80 % des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté – susceptible d’alimenter une nouvelle vague de manifestations comme ce fut le cas dans le sud du pays en octobre 2023.

Pour le régime syrien, un des problèmes majeurs réside dans le fait que ni les États-Unis ni l’Union européenne n’envisagent de normaliser leurs relations avec lui et n’acceptent donc de participer à la reconstruction – il s’agit d’un enjeu qui nécessite probablement de dizaines de milliards de dollars – du pays tant qu’une solution politique négociée avec les oppositions et supervisée par l’ONU ne sera mise en œuvre. C’est pourquoi le partenariat avec la Chine prend tout son sens puisqu’elle n’a jamais rompu ses relations diplomatiques avec Damas et qu’elle n’imposera aucune conditionnalité politique à ses potentiels investissements. C’est dans cette perspective que la Syrie a rejoint l’initiative des nouvelles routes de la soie en 2022. Pour autant, les sanctions internationales qui touchent la Syrie empêchent des investissements chinois massifs dans le court terme. Le même raisonnement peut s’appliquer aux États arabes du Golfe et à la Turquie qui, au vu de sa situation économique, n’est pas pour sa part en situation d’investir significativement en Syrie.

On le voit, si Bachar Al-Assad a gagné la guerre, il n’a pas gagné la bataille de la paix.

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[1] Le processus d’Astana, initié par un accord signé en mai 2017 par la Russie, l’Iran et la Turquie, est un ensemble de rencontres entre protagonistes du conflit syrien visant à mettre en œuvre une solution politique à ce dernier.
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