ANALYSES

Trump, icône improbable de l’Amérique

Correspondances new-yorkaises
15 juillet 2024


La balle qui a tué Corey Comperatore, ce pompier de 50 ans foudroyé au rallye de Trump, comme celle qui, par une chance insolente, n’aura fait qu’érafler l’oreille du tribun populiste, nous aura fait passer d’une campagne surréaliste, où un vieil homme qui vient de confondre Poutine et Zelensky, sa vice-présidente et son adversaire républicain, clame qu’il est encore apte à être président jusqu’en 2029, à une tragédie shakespearienne.

« Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark », prononce Marcellus, un officier, dans la pièce Hamlet. « Something is rotten in the Republic of the United States of America », aurait pu dire un commentateur dimanche 13 juillet au soir après la tentative d’assassinat du 45e président américain.

Ce drame s’inscrit dans le contexte d’une Amérique sombre, marquée par des décennies de néolibéralisme et toujours en proie aux séquelles de la crise financière de 2008 et de la pandémie de Covid-19. Une Amérique de plus en plus fragilisée par les divisions ethniques, culturelles et religieuses et où les velléités d’autonomie, voire de séparatisme, de la part de certains territoires et États, sont prises chaque jour un peu plus au sérieux.

Aujourd’hui, le credo américain – adhésion à un système politique fondé sur la dignité essentielle de l’individu ; égalité fondamentale de tous les hommes ; droit à la propriété – qui a si longtemps fédéré autour de la bannière étoilée les différentes strates socio-économiques, ne signifie plus grand-chose et ne parle plus à grand monde. Dans un pays en crise depuis plusieurs décennies, où l’inégalité atteint des sommets, où les violences policières font partie du quotidien et où la démocratie se fragilise d’année en année, il n’est plus vraiment question de la dignité essentielle de l’individu ni de l’égalité fondamentale de tous les hommes. Quant à l’ascenseur social, il est en panne depuis les années 70.

D’où le morcellement si rapide de la société états-unienne au profit d’un conglomérat de groupes ethniques et sociaux défendant leurs intérêts propres, car n’ayant plus de valeurs communes auxquelles se rattacher. Même les White Anglo-Saxon Protestant (WASPs), débarqués avec le Mayflower et qui sont ce qui pourrait se rapprocher le plus d’« un peuple américain originel », n’échappent pas à la règle et sont aujourd’hui divisés en de multiples chapelles irréconciliables. « Fous de Dieu » contre déistes et athées, pro-life contre pro-choice, pro-gun contre pro-gun control, pro-LGBTQIA+ rights contre ultraconservateurs, etc.

Dans une Amérique où prolifèrent les sites de rencontres réservés à des personnes issues de la même classe sociale, ayant la même couleur de peau, le même niveau d’instruction ou encore la même sensibilité politique, chacun ne s’intéresse plus qu’à se rencontrer et à s’aimer lui-même à travers l’image-reflet de celui qui lui ressemble. Des micro-communautés composées de solitudes individuelles ont remplacé la nation.

C’est sur ce terreau fertile qu’un démagogue comme Donald Trump a construit sa carrière politique. Les démocrates et les progressistes, par leur laxisme, leur complaisance et, pour beaucoup, leur incompétence, ont pavé la voie à la montée en puissance de celui-ci. Incapables de répondre efficacement aux préoccupations légitimes des Américains ordinaires, ils ont souvent ignoré les signes avant-coureurs d’une société en crise, préférant se concentrer sur des batailles idéologiques internes ou des initiatives symboliques sans impact concret.

Leurs politiques économiques, trop souvent déconnectées des réalités du terrain, n’ont pas réussi à combler les inégalités croissantes ni à revitaliser les régions dévastées par la désindustrialisation. La crise de l’emploi – et que l’on ne vienne pas me parler des emplois précaires créés en nombre ces dernières années -, la montée des opioïdes et l’augmentation des sans-abris ont été autant de signes alarmants qu’ils n’ont su traiter avec la gravité nécessaire. En matière de justice sociale, leur incapacité à réformer efficacement les forces de l’ordre et à mettre fin aux violences policières a laissé de larges segments de la population africaine-américaine et latino-américaine se sentir abandonnés et trahis.

Les questions de santé publique et d’éducation ont également été mal gérées, avec des systèmes souvent sous-financés et inadaptés aux besoins contemporains. Leur approche parfois dogmatique et élitiste des réformes a aliéné une partie importante de l’électorat, qui ne se sentait plus représentée ni écoutée.

En matière de politique internationale, leur manque de fermeté et de vision claire a conduit à des interventions logistiques ou militaires coûteuses et inefficaces, comme aujourd’hui en Ukraine ou hier en Libye, ainsi qu’à des fiascos historiques, tel le retrait précipité d’Afghanistan en 2021, exacerbant le sentiment d’impuissance et de déclin parmi les citoyens. Leur absence de résultats et leurs échecs ont nourri la méfiance envers les institutions et les experts, créant un terrain propice pour le populisme et les théories du complot.

L’acte insensé commis par Thomas Matthew Crooks, l’homme de 20 ans qui a tiré sur Donald Trump à l’aide d’un fusil semi-automatique AR-15, ou M16, n’a fait que plonger un peu plus l’Amérique dans le chaos.

Au lieu de rassembler les Américains et la classe politique, l’événement a immédiatement attisé la colère et alimenté les attaques partisanes acerbes. Dans les heures qui ont suivi l’attentat, de nombreux élus et commentateurs républicains ont accusé les démocrates d’avoir incité à cette tentative d’assassinat par leurs discours. En comparant Trump à un dictateur en puissance, en décrivant son retour au pouvoir comme la fin des institutions américaines, ils auraient été indirectement responsables de l’attentat contre lui.

« Depuis des semaines, les dirigeants démocrates alimentent une hystérie ridicule selon laquelle la réélection de Donald Trump signifierait la fin de la démocratie en Amérique », a déclaré dans un communiqué Steve Scalise, le chef de la majorité républicaine à la Chambre. « Cette rhétorique incendiaire prononcée par des fous d’extrême gauche doit cesser », a-t-il ensuite ajouté.

L’Amérique profonde est-elle capable, quant à elle, d’un sursaut, de se ressaisir ? Le peuple américain a souvent surpris par sa faculté à rebondir et à se sortir des pires crises. Pour beaucoup d’observateurs, cela semble difficile et incertain.

Martin Luther King Jr. aurait dit que l’Amérique, née dans la violence et le sang, ne peut que s’éteindre et périr elle-même dans la violence. Après tout, l’histoire des États-Unis n’est que la success story d’une colonisation, construite sur des crimes de masse et une usurpation de terres, qui a si bien réussi que la colonie est devenue autonome et s’est émancipée de sa mère patrie. Un peu comme si les colons d’Algérie avaient tué tous les Arabes, puis avaient largué les amarres avec la France. Ce genre d’histoire ne finit généralement pas très bien.

Quant à Donald Trump, il sort renforcé comme jamais de cet épisode meurtrier. La photo où on le voit, le visage en partie ensanglanté, les cheveux en bataille, la chemise ouverte, dressant son poing en signe de résistance avec à l’arrière un drapeau américain battant au vent, est déjà devenue iconique. C’est en vainqueur présumé, si ce n’est annoncé, de l’élection de novembre que le milliardaire new-yorkais a abordé la convention républicaine qui se déroule cette semaine à Milwaukee.

Trump « our new founding father », comme l’appellent dorénavant ses plus farouches supporters.

 

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Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.

 
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