ANALYSES

L’autonomie différenciée des régions, vers une Italie fédérale ?

Tribune
1 juillet 2024
Par Fabien Gibault, enseignant à l’Université de Bologne et de Turin
 


Giorgia Meloni avait fait de nombreuses promesses à ses électeurs durant la campagne électorale, mais pas seulement. Elle s’était aussi engagée auprès des deux autres partis de la coalition au pouvoir. La réforme phare demandée par la Ligue, l’autonomie différenciée, a été promulguée cette semaine. Une loi qui pourrait changer l’Italie aussi bien d’un point de vue politique qu’économique.

L’alliance des droites italiennes a un prix : chaque parti a une réforme fondamentale qu’il doit faire passer pour satisfaire son électorat. Le gouvernement a donc lancé un grand projet de réformes qui correspond aux objectifs des trois partis : un changement des normes de la justice (demandé par Forza Italia), une modification du système électoral et du rôle du président de la République (voulue par Fratelli d’Italia) et enfin un nouveau système de décentralisation demandé depuis des années par la Lega : l’autonomie différenciée.

L’autonomie différenciée : une victoire de la Ligue, après 30 ans de lutte

La Ligue – anciennement « du Nord » – est née en 1989 avec un seul objectif : la défense de la Padanie (les régions du nord de l’Italie), voire une séparation d’un État italien considéré comme gaspilleur, la « Roma ladrona » (« Rome la voleuse ») comme l’appelait Umberto Bossi, le fondateur de la Ligue du Nord. Aujourd’hui, la Ligue a évolué, devenant plus nationale, sous l’impulsion de Matteo Salvini.  La Lega reste néanmoins une entité de défense locale, avec comme but de renforcer le pouvoir des régions de son électorat, à savoir principalement la Lombardie et la Vénétie. C’est aujourd’hui chose faite par une nouvelle loi qui augmente les pouvoirs régionaux par un format atypique.

Cette nouvelle loi est une « autonomie différenciée ». Elle est à mi-chemin entre un système régional et fédéral, tout en laissant la possibilité de rester dans le schéma actuel national. Les régions italiennes pourront avoir plus de pouvoir décisionnel sur des politiques qui étaient jusqu’à présent contrôlées par Rome, mais pourront aussi décider, pour d’autres catégories, de rester dans le système central : un genre d’autonomie à la carte ou chaque région peut choisir et changer le panel de ses compétences. Par exemple, l’éducation, la recherche, la santé, la protection civile, les transports ou la culture pourront être gérés régionalement.

Une caractéristique importante est que si une région décide de gérer de manière indépendante l’une des compétences, elle conservera l’intégralité des impôts générés par cette catégorie. Une aubaine pour les régions avec un paysage industriel développé ou un système public vertueux – comme la Lombardie ou la Vénétie – qui pourront conserver les taxes produites sans participer à la centralisation des impôts pour une répartition sur le territoire.

Bien entendu, un garde-fou est prévu de manière à ce qu’aucune région n’arrête d’investir dans certaines catégories fondamentales. Le gouvernement a prévu des livelli essenziali di prestazioni, des niveaux minimums de prestations que les 20 régions italiennes devront dans tous les cas respecter afin que l’écart des services sur la péninsule ne varie pas de manière significative, même si déjà actuellement des différences notables : l’espérance de vie au sud-est de deux ans inférieure à celle du nord.

Un risque d’augmenter les inégalités sur le territoire

Cette modification de la gestion des principaux services publics comporte cependant des menaces pour l’intégrité de l’Italie. Les écarts entre le nord et le sud pourraient donc encore se creuser si la politique de l’État italien est encore moins centralisée : la solidarité nationale sera forcément érodée par le manque d’entrées financières.

De plus, la possibilité de choisir entre un système régional ou national risque de porter des préjudices financiers importants à l’État italien : dans ce contexte, une région peut décider de son autonomie pour un service dans lequel elle excelle, et donc garder les fonds associés sur son territoire, et conserver la centralisation d’un autre service pour lequel elle est en difficulté, et peser ainsi sur les caisses de l’État.

Selon le gouvernement, ce modèle obligera les régions du sud à se responsabiliser et à mieux investir les fonds alloués. Si cette affirmation a du sens aux vues des investissements parfois erronés des régions méridionales (et du manque de contrôles), on voit difficilement comment ce changement pourrait imposer la rigueur aux régions du sud, qui pourront toujours rester dans le système national : l’unique vrai danger est une diminution réelle des prestations sociales.

Une bataille politique (et physique)

Cette loi divise encore plus le pays et ses représentants : les députés des deux camps en sont même venus aux mains la semaine dernière dans l’hémicycle. La tension est palpable également à l’intérieur des rangs de l’opposition. Elly Schlein, leader du Parti démocrate, se dresse contre cette loi, mais son passé la rattrape. En 2018, elle était vice-présidente de la région Émilie-Romagne (gouvernée par la gauche), région qui a adhéré très tôt au projet de l’autonomie différenciée. Difficile pour elle de contester un projet pour lequel elle a adhéré quelques années auparavant.

Cette nouvelle configuration est proche de l’actuel Statuto Speciale des îles majeures (Sicile et Sardaigne) et des régions limitrophes (Val d’Aoste, Frioul-Vénétie Julienne et Trentin – Haut-Adige). Les partis de droite justifient l’autonomie différenciée au nom de l’égalité entre les régions qui doivent toutes avoir les mêmes opportunités d’autonomie.

Des difficultés à venir ?

Cette loi est en totale opposition avec le programme politique soutenu par Giorgia Meloni durant les dernières années. Elle était contre une réforme de l’autonomie des régions jusqu’en 2014. Entre-temps, un nouveau schéma politique, créé par les Mouvement 5 Étoiles, a vu le jour : celui des partis avec des objectifs très précis et capables des alliances les plus improbables pour y arriver. Le gouvernement Meloni doit sa solidité aussi à cette stratégie des trois partis de droite. Mais ces lois, centralisées et/ou régionalisées, sont-elles compatibles pour un projet à long terme ? La question d’un format structurel adapté à l’histoire de la République italienne et de son territoire se pose afin de résoudre les dissensions, surtout entre le nord et le sud. Ce non-choix du gouvernement, à mi-chemin entre le fédéral et le central, est principalement un risque pour le pays, car il faudra voir quelles sont vraiment les limites de cette autonomie. Les régions italiennes prennent de plus en plus d’initiatives sans pour autant consulter le gouvernement de Rome. Symbole de cette prise de position quasi indépendantiste, le président de la région Vénétie Luca Zaia (Lega) avait proposé en janvier dernier une loi régionale sur le suicide assisté. Si la loi n’a pas été approuvée par le Parlement vénétien, elle reste l’exemple d’initiatives qui pourraient créer des variations de lois et de services importantes d’une région à l’autre.

Dans un pays où l’identité régionale est souvent aussi revendiquée que celle nationale, le compromis de l’autonomie différenciée pourrait sembler être une bonne idée, mais il pourrait être exploité par les régions et faire perdre en pouvoir décisionnel au gouvernement de Rome, tout en déléguant au pouvoir central les points critiques. Victoire pour les régions économiquement riches du nord, préoccupation pour le sud, interrogation sur l’impact à moyen terme pour l’Italie : le pari de l’autonomie différenciée est risqué.
Sur la même thématique