ANALYSES

Conférence pour la paix en Ukraine : des avancées modestes pour Kyiv

Interview
19 juin 2024
Le point de vue de Jean de Gliniasty


Le week-end dernier, en Suisse, 90 chefs d’État se sont réunis autour du président ukrainien pour une conférence de haut niveau pour la paix en Ukraine. Bien que la Chine et la Russie aient été absentes de ces négociations, la conférence a abouti à la signature par 79 États d’un communiqué sur la base de trois points que souhaitait aborder le président Volodymyr Zelensky. Malgré certaines avancées, la stratégie ukrainienne de ralliement des pays du Sud global n’a pas fonctionné, en témoigne le fait qu’aucun membre des BRICS+ n’ait signé le communiqué final. Que peut-on retenir de cette conférence pour la paix ? Qu’en est-il des perspectives militaires de ce conflit ? Comment se porte « l’économie de guerre » russe ? Éléments de réponse avec Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France en Russie, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste des questions russes.

Ce week-end s’est tenue en Suisse une haute conférence pour la paix en Ukraine réunissant près de 90 chefs d’État, des représentants d’organisations internationales et le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Quels étaient les objectifs de ce sommet ? L’Ukraine a-t-elle obtenue des avancées et des garanties ?

Le président Volodymyr Zelensky avait lui-même précisé les limites de l’exercice. Il s’agissait surtout de renforcer la position diplomatique de l’Ukraine dans l’hypothèse, encore peu vraisemblable, d’une négociation. Le terme « Sommet sur la paix » est en revanche inadéquat dès lors que l’un des belligérants, la Russie, n’avait pas été invité. L’Ukraine a dû aussi réviser à la baisse ses ambitions pour attirer le maximum d’États du « Sud global ». Il était exclu de faire avaliser le Plan en dix points que Volodymyr Zelensky avait présenté au Sommet du G20 à Bali en novembre 2022 avec notamment le retrait des troupes russes sur les frontières de 2014, des compensations et indemnités financières pour l’Ukraine et la traduction en justice des dirigeants russes. Pour obtenir l’accord des pays du Sud au communiqué final, seuls trois des points du Plan Zelensky avaient été mis à l’ordre du jour : la sécurité nucléaire et en particulier celle de la centrale de Zaporija, la sécurité alimentaire et la possibilité pour Kyiv d’exporter ses céréales, et le retour des prisonniers et des enfants ukrainiens emmenés en Russie. Dans ces limites, et avec l’appui de la Suisse, l’Ukraine a obtenu des résultats non négligeables. Plus d’une centaine de délégations étaient présentes, le communiqué final sur les trois points traités, et qui rappelle en outre la nécessité du respect de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de chaque État, y compris l’Ukraine, a été paraphé par 79 États. Mais aucun pays membre des BRICS n’a souhaité se prêter au jeu, soit en boycottant la réunion soit en refusant de souscrire au communiqué, pourtant affadi pour attirer leur approbation. Le ralliement du Sud global à la cause ukrainienne n’a pas eu lieu. En revanche, la Russie a présenté, en contre-feux, un plan de paix avec ses propres exigences :  retrait des forces ukrainiennes des quatre régions annexées par la Russie, mais qui ne sont intégralement conquises (Zaporija, Kherson et Donetsk…) et neutralité de Kyiv par rapport à l’OTAN. Qualifié de demande de capitulation, notamment par la France, ce plan est la première expression claire des demandes russes, en dehors des propos nébuleux sur la dénazification de l’Ukraine. Maintenant tout le monde sait que la prochaine étape sera nécessairement une conférence avec la Russie et beaucoup de candidats se pressent pour l’accueillir. Mais l’heure est encore à la guerre.

Alors que le conflit s’enlise et que les forces ukrainiennes connaissent d’importantes difficultés, où en est la situation sur le front ? Quelles sont les perspectives militaires, notamment en mer Noire où les combats s’intensifient ?

Plus le temps passe, plus la position ukrainienne se renforce et moins les chances d’un bouleversement du front au profit des Russes risquent de se concrétiser. Mais les Russes grignotent de village en village et le décalage des effectifs restera permanent au détriment de Kyiv. Poutine a annoncé qu’il avait maintenant 700 000 hommes en Ukraine, alors que l’Ukraine a du mal à mettre en application sa loi sur la mobilisation adoptée d’ailleurs trop tardivement. Par conséquent, la percée russe devient de moins en moins probable sans être totalement exclue. En mer Noire, l’Ukraine a gagné la bataille en ce sens que la Russie a perdu la maitrise de la mer. En fait, dans cette mer fermée, la portée des missiles et des drones ukrainiens basés à terre suffit à interdire toute manœuvre de grosses unités. L’espace maritime est ainsi neutralisé tandis que les bombardements sur la Crimée sont quasi-quotidiens. Il n’est pas impossible, si la guerre continue, que les Russes tentent de contrôler toute la côte pour retrouver la maitrise de la mer, mais cela supposerait de prendre Odessa ce qui serait difficile et très coûteux, mais surtout provoquerait une réaction forte de l’Occident qui craindrait alors une déstabilisation des Balkans.

Comment s’organisent l’effort de guerre et l’économie de guerre russe ? « L’opération militaire spéciale », comme elle est appelée en Russie, est-elle toujours soutenue par la population ?

La Russie s’est mise en ordre de bataille pour une guerre longue. L’arrivée d’un nouveau ministre de la Défense, Andreï Belooussov, réputé honnête et bon gestionnaire, la purge des généraux et des vice-ministres de la Défense pour diverses raisons ou prétextes (corruption, incompétence, changements d’équipe…), la mobilisation de l’appareil militaro-industriel, installe le pays dans une sorte d’« économie de guerre » où les dépenses militaires représentent 7 % du budget. Mais, si ce n’est l’inflation (plus de 8 %) et la pénurie de main-d’œuvre et les hausses de salaire consécutives, la vie continue comme avant dans les grandes villes et il n’y a pas, sauf rares exceptions, de réquisition dans l’industrie civile. Les soldes élevées, les primes à l’engagement substantielles, les indemnités aux proches en cas de mort au combat, les soins dispensés aux invalides et les facilités ou les honneurs accordés aux anciens combattants (une nouveauté en Russie) suffisent à calmer pour l’instant les familles des engagés, en général modestes. Surtout le thème de l’« Occident collectif » qui assiège et veut détruire la Russie a bien pris sur la population, à tous les niveaux. La majorité souhaiterait la paix, mais des réflexes de « légitimité » et de patriotisme jouent en faveur des autorités qui ne subissent actuellement aucune pression intérieure pour finir la guerre. Certains nuages s’accumulent cependant. Les ventes de gaz ont diminué, et celles de pétrole (la principale ressource) risquent de se heurter à de nouvelles sanctions, sur le gaz naturel liquéfié par exemple, exempté jusqu’à présent. La Russie a dû tirer la moitié des réserves de son Fonds souverain et augmenter les impôts sur les particuliers comme sur les entreprises, pour équilibrer un budget 2024 dont 40 % sont consacrés à la Défense. Elle a enregistré en 2023 une chute brutale de son excédent commercial (50 milliards de dollars contre 238 en 2022, excédent alors porté par la hausse exceptionnelle du prix du gaz). Les tensions sur le marché du travail, le redémarrage de l’inflation, un taux directeur de 16 % qui gêne l’investissement constituent aussi des handicaps. En attendant après un taux de croissance de 3,6 % en 2023, celui de 2024 vient d’être révisé à la hausse par les autorités russes (2,8 %). Portée par l’« économie de guerre » et gérée avec compétence, la situation de l’économie russe et l’état d’esprit de la population continueront à donner une importante marge de manœuvre au gouvernement russe pour mener sa guerre.
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