ANALYSES

Risque d’embrasement dans la péninsule coréenne

Presse
18 juin 2024

Il y a eu ces dernières semaines l’envoi très médiatisé de centaines de ballons remplis de déchets en Corée du Sud. Comment analyser les rapports des deux États de la péninsule coréenne aujourd’hui?


Ces manœuvres d’intimidation ne sont pas nouvelles. Il faut se souvenir que pendant plusieurs décennies, Sud et Nord-Coréens se sont livrés à ce type de manœuvres, avec notamment des haut-parleurs qui scandaient de la propagande à longueur de journée de part et d’autre de la frontière. Mais ces actes puérils nous rappellent d’une part, à quel point la relation est profondément compliquée entre ces deux pays, et d’autre part, et ça c’est plus inquiétant, que nous assistons à une montée progressive des tensions au cours des derniers mois, et même des deux dernières années.

L’élection du président Yoon Suk-yeol en mars 2022 et les législatives en avril 2024, remportées par l’opposition sud-coréenne, y sont pour quelque chose dans cette montée progressive des tensions?


Il y avait eu en 2018 une amélioration très sensible de la relation entre Pyongyang et Séoul. Elle avait à l’époque été essentiellement orchestrée par le président sud-coréen Moon Jae-in, un libéral progressiste qui avait tendu la main à son voisin et était même parvenu à convaincre les États-Unis de s’embarquer dans cette réconciliation avec le Nord. On se souvient notamment des trois rencontres entre Donald Trump et Kim Jong-un.

La relation s’est ensuite considérablement désagrégée. Premièrement, il y a eu la pandémie de covid-19 qui a totalement anéanti toute possibilité de contact entre les deux entités pendant plusieurs années. Elle s’est traduite par ailleurs par un impact très négatif sur l’économie et la société nord-coréenne.

Et puis il y a eu des échéances électorales en Corée du Sud, mais aussi aux États-Unis avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden et le retour des conservateurs en 2022 en Corée du Sud. L’arrivée au pouvoir du président actuel, Yoon Suk-yeol, s’est immédiatement accompagnée de la volonté de ce gouvernement sud-coréen de rompre avec cette politique de main tendue, et d’adresser à nouveau un message de grande fermeté vis à vis de Pyongyang, notamment autour de la dénucléarisation de la péninsule. Ce sont les arguments qu’on retrouve de manière assez classique du côté des conservateurs sud-coréens.

La dernière élection législative a été un camouflet très sévère pour le président sud-coréen. Elle traduit davantage le peu de popularité de ce dernier sur la scène politique intérieure sud-coréenne, et puis des problèmes de corruption, mais cela n’a pas eu d’impact direct sur la relation entre les deux Corées. Il faudra d’une certaine manière attendre la prochaine élection présidentielle qui se déroulera en 2027, à l’occasion de laquelle Yoon Suk-yeol sera de toute façon contraint de quitter son poste, puisque c’est un mandat non renouvelable.

Jusqu’à 2027, la période va être compliquée car le président sud-coréen ne veut pas suivre l’exemple de son prédécesseur, et donc essayer d’apaiser les tensions avec le Nord. Du côté du Nord, on va instrumentaliser ce discours sud-coréen pour pratiquer des gesticulations à répétition, telles que celles que l’on observe aujourd’hui.

L’élection présidentielle américaine de novembre prochain pourrait-elle bouleverser l’équilibre de la péninsule coréenne?


On a effectivement, dans la péninsule coréenne aujourd’hui, les yeux tournés vers Washington pour connaître le futur président des États-Unis. Il faut savoir que Donald Trump était, à bien des égards, très sincère dans sa volonté d’essayer de repenser la relation avec la Corée du Nord, notamment quand il avait fait le pari de laisser de côté la question nucléaire. Le problème, c’est qu’il n’avait pas été suivi par son administration et notamment par son conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, farouche anti-coréen. Ce dernier avait finalement refusé d’appliquer la politique insufflée par son président, ce qui s’était d’ailleurs traduit quelques mois plus tard par son limogeage. Et donc on avait une absence de traduction dans les faits de ce qu’avait souhaité impulser à l’époque Donald Trump.

Et puis, quand Joe Biden arrive au pouvoir en janvier 2021, c’est un renoncement définitif de poursuivre les engagements pris par Donald Trump. Même pendant la campagne électorale, Biden avait annoncé qu’il ne se rendrait pas en Corée du Nord, alors que c’était à un moment évoqué avec Donald Trump, et qu’il ne discuterait pas directement avec Kim Jong-un. La question de la dénucléarisation est revenue au cœur de l’agenda stratégique américain dans la région.

On peut considérer que si Donald Trump est à nouveau aux commandes, il va essayer de renouer un contact avec la Corée du Nord. Le problème c’est qu’il faudra, quoi qu’il arrive, attendre 2027 et l’élection présidentielle en Corée du Sud.

Comment la visite de Vladimir Poutine en Corée du Nord est perçue par Séoul?


Je dirais que c’est le plus gros problème aujourd’hui sécuritaire dans la péninsule coréenne. Tant que cette relation s’articulait autour des tensions entre les deux Corées, on voyait que l’hypothèse d’un conflit à grande échelle était quand même assez faible. Ni la Chine, ni les États-Unis, principaux acteurs régionaux, n’étaient favorables à une explosion sécuritaire dans la péninsule.

La donne a considérablement changé avec le retour sur la scène coréenne de la Russie. Cette rencontre entre Vladimir Poutine et Kim Jong-un se traduit notamment par un soutien militaire de la Corée du Nord à la Russie dans la guerre en Ukraine, et puis, en échange des transferts technologiques de la Russie vers la Corée du Nord. Donc, la Russie est redevenue depuis quelques mois, le principal partenaire stratégique de la Corée du Nord, ce que Moscou n’était plus depuis la fin de la guerre froide. C’est vraiment un changement majeur, et c’est un changement qui va exacerber les tensions dans la péninsule, notamment dès lors que Moscou reproche à la Corée du Sud de soutenir l’Ukraine.

Il faut savoir que la Corée du Sud est l’un des très rares pays asiatiques à imposer des sanctions à la Russie en marge de la guerre en Ukraine. Et donc les tensions entre Moscou et Séoul sont aujourd’hui très fortes, ce qui n’était pas le cas il y a encore deux ans.

Le rapport de force a changé. On sait aujourd’hui que la Corée du Nord se sent en position de force vis à vis du Sud grâce à ce soutien militaire hypothétique mais sans doute assez réel de la Russie. Et donc il y a là une grande inquiétude quant au fait de voir la péninsule coréenne devenir une forme de nouvelle ligne de front en marge des tensions géopolitiques à plus grande échelle que nous observons actuellement.

 

Propos recueillis par Alexandra Sirgant pour Vatican News.
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