ANALYSES

Thaïlande : marasme politique et défis multiples

Interview
12 juin 2024
Le point de vue de Barthélémy Courmont


Malgré l’espoir incarné par les élections législatives de mai 2023, le marasme politique continue de se poursuivre en Thaïlande où l’ombre de l’autoritarisme et de l’armée, qui a pris le pouvoir de force en 2014, continue de planer. Alors que le pays reste affaibli économiquement depuis la pandémie de Covid-19, le secteur du tourisme ayant été fortement touché, la Thaïlande doit également faire face à de nombreux défis sociaux et démographiques. Au niveau diplomatique, Bangkok continue de maintenir une politique équilibriste en maintenant de bonnes relations avec les pays occidentaux, notamment la France ou les États-Unis, tout en veillant à ne pas froisser Pékin. Quelle analyse peut-on dresser sur la situation économique et sociale thaïlandaise ? Quelle politique étrangère pour Bangkok ? Éléments de réponse avec Barthélémy Courmont, directeur de recherche en charge du Programme Asie-Pacifique à l’IRIS.

Retour de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra (2001-2006) et constitution d’un nouveau gouvernement à l’automne dernier, quelle analyse peut-on faire de la situation politique thaïlandaise ?

La situation est assez confuse, et inquiétante en ce qu’elle ne traduit pas les aspirations des Thaïlandais. Aussi il convient de rappeler brièvement les faits. À l’issue de l’élection de mai 2023, qui permettait de tourner la page de plusieurs années de gouvernement militaire (depuis le coup d’État de 2014), le jeune parti Move Forward est arrivé en tête, devant le Pheu Thai de Thaksin, alors en exil, les conservateurs et militaires arrivant loin derrière. Les deux partis de tête s’entendaient sur la nécessité d’un retour à la démocratie, et promettaient notamment une révision du crime de lèse-majesté, instrument permettant aux militaires de réprimer les voix divergentes. Cependant, la coalition formée par les deux partis ne parvint pas à composer un gouvernement autour du jeune dirigeant de Move Forward, Pita Limjaroenrat, en dépit d’une majorité confortable. La faute à un refus du Sénat, dont les membres sont désignés depuis 2014 par l’armée, de soutenir la nomination au poste de Premier ministre celui qui fit campagne contre les conservateurs et les militaires et promit de démilitariser la vie politique de son pays. En dépit de plusieurs recours, un gouvernement fut nommé en août 2023 autour du Pheu Thai et de Srettha Thavisin, devenu Premier ministre à la faveur d’une rupture avec son allié électoral. Depuis près d’un an donc, les Thaïlandais sont dirigés par un gouvernement qu’ils n’ont pas choisi, ce qui ne fait que prolonger le marasme politique et la dérive autoritaire dans laquelle ce pays est plongé depuis une décennie. De son côté, Thaksin est rentré au pays et après avoir purgé une peine de prison symbolique, est redevenu l’un des hommes les plus influents de Thaïlande. Ainsi, politiquement, la Thaïlande reste un objet de vives préoccupations et ne parvient pas à sortir de l’engrenage que le coup d’État de 2014 a provoqué (lui-même étant le résultat d’autres maux).

Quels sont les défis économiques et sociaux auxquels la Thaïlande est confrontée ?

Si la Thaïlande est entrée depuis près d’un siècle dans un cycle de coup d’État nombreux, ces derniers ont paradoxalement servi la stabilité de ce pays, qui n’a par ailleurs jamais été colonisé, et fut l’une des locomotives de l’économie sud-est asiatique dans les années 1960 et 1970, avec de forts investissements occidentaux, et les décennies suivantes avec une forte présence japonaise puis sud-coréenne. Si le pays a grandement souffert de la crise asiatique de 1997, il est resté l’un des moteurs de l’Asean avec Singapour et l’Indonésie. Cependant, la tendance des deux dernières décennies invite à une forme d’inquiétude, tant le pays ne parvient pas à s’imposer comme un modèle au sein de l’Asean. S’y ajoutent les conséquences de la pandémie de Covid-19, très importantes dans un pays dont plus de 20 % du PIB dépend du tourisme, notamment en provenance de Chine. Si le tourisme repart désormais très fortement à la hausse, et augure d’une amélioration très espérée de l’économie, il suffit de se rendre dans des lieux très fréquentés des touristes chinois, comme la région de Chiang Mai au nord du pays, pour voir à quel point l’activité tarde à retrouver un rythme soutenu. Si elle n’est pas « l’homme malade » de l’Asean, la situation étant tragique en Birmanie voisine, la Thaïlande fait aujourd’hui face à de nombreux défis économiques et sociaux. Il convient de rappeler ici que ce pays est par ailleurs confronté à un déclin démographique qui pourrait s’accélérer au cours des prochaines décennies, puisque de 70 millions d’habitants aujourd’hui, la population pourrait descendre à 50 voire 40 millions à la fin du siècle. Un autre défi, immense, attend donc les futures générations de Thaïlandais. Un dernier mot enfin sur la question migratoire, actuellement alimentée par les flots de réfugiés en provenance de la Birmanie en guerre, quelques centaines de milliers officiellement, 3 à 4 millions selon plusieurs sources.

Comment la politique étrangère thaïlandaise a-t-elle évoluée au cours des dernières années ? Quels sont les priorités et les partenaires stratégiques de Bangkok ?

Bangkok maintient une diplomatie qui lui permet de rester au contact des démocraties occidentales et de la Chine, en dépit des tensions grandissantes entre Pékin et Washington. En cela, la position thaïlandaise se rapproche de celle d’autres pays de l’Asean (à l’exception des Philippines de Ferdinand Marcos Jr. pour le moment) et rejette la soumission à telle ou telle grande puissance. En dépit de son gouvernement autoritaire, l’ancien Premier ministre et général Cha-O-Cha (2014-2023) parvint à maintenir une relation étroite avec les pays occidentaux (il fût par exemple reçu à deux reprises à l’Élysée par Emmanuel Macron). Dans le même temps, la Thaïlande est très proche de Pékin (une part conséquente de la population, 14 % environ, est d’origine chinoise, à l’instar de ce que l’on relève dans d’autres pays de la région où la diaspora chinoise est très importante) et maintient une étroite relation économique et commerciale, en plus de ne pas s’opposer frontalement aux velléités chinoises, en mer de Chine méridionale notamment. La Thaïlande met cependant constamment en avant sa souveraineté, y compris en discutant des accords avec Pékin dans le cadre des nouvelles routes de la soie. La motivation est de ne pas se mettre à dos des grandes puissances, mais sans non plus en être trop dépendant. Un jeu d’équilibriste parfois difficile et que la situation économique et politique rend parfois délicat, mais que Bangkok continue de manier assez habilement.

 
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