13.12.2024
« Bienvenue en économie de guerre » — 4 questions à David Baverez
Édito
7 juin 2024
1/Russie-Chine, amitié éternelle ou vassalisation de la première par la seconde ?
Une « amitié sans limites » par définition n’existe pas. Pour être sincère, elle se doit d’avoir été testée dans le temps. La relation sino-russe est trop déséquilibrée économiquement pour accoucher d’une telle amitié, le rapport de PNB étant d’un à dix. Cette « amitié » se limite uniquement à la recherche commune d’une désoccidentalisation, et plus particulièrement d’une attaque de l’hégémonie américaine. Bismarck disait que « dans les mariages à trois, il faut toujours être l’un des deux ». Vladimir Poutine situe en 1972 le premier signe du déclin de l’URSS, lorsqu’États-Unis et Chine se rapprochèrent. Il voit donc en 2022 le début du rebond russe grâce au rapprochement avec la Chine. Le prix à payer est, certes, une dépendance économique croissante à la Chine, avec des échanges bilatéraux annuels en très forte croissance, à près de 240 milliards de dollars. La Chine prend grand soin de ne pas dépendre pour autant de la Russie, refusant de cofinancer le gazoduc Power of Siberia 2, qui reviendrait à répéter l’erreur stratégique allemande de sourcer 40 % de ses besoins gaziers depuis la Russie. Pour Pékin, cette vassalisation croissante se savoure dans le temps long : en 1950, durant la guerre de Corée, c’était la Chine qui envoyait des troupes en première ligne lutter contre les forces occidentales ; aujourd’hui, en Ukraine, c’est au tour des Russes de se retrouver les premiers exposés face à l’Occident : la roue de l’Histoire a bien tourné dans un sens favorable à Pékin !
2/Vous évoquez une communalité d’intérêts entre Pékin et Washington…
L’originalité de cette « seconde Guerre froide » entre États-Unis et Chine tient au fait qu’elle peut cohabiter avec une « Chinamérique » forte de 700 milliards de dollars d’échanges commerciaux annuels. La solution au « Piège de Thucydide » est donc un schéma très diffèrent des précédents, qui s’appuie, suivant les conseils d’Henry Kissinger, sur le maintien d’une cohabitation grâce à la définition de lignes rouges à ne pas franchir, en l’occurrence, la technologie. Les États-Unis interdisent depuis le 7 octobre 2022 à la Chine l’accès aux innovations du XXIe siècle, mais lui laissent champ libre pour les industries matures du XXe siècle, aujourd’hui principalement sous leadership européen, telles l’automobile, l’aéronautique, la chimie ou la machine-outil. L’idée n’est pas que la Chine s’écroule, subissant un sort analogue à celui de l’URSS, mais qu’elle voit plutôt sa croissance stagner de manière à ne jamais défier la place de numéro un mondial des États-Unis en termes de PNB. Cette stratégie semble se révéler à ce stade très gagnante pour l’Oncle Sam, si l’on en croit les marchés financiers, qui, au travers des rendements des bons du Trésor à 10 ans, anticipent pour la prochaine décennie un taux de croissance américain deux fois supérieur à celui de la Chine. La cassure du XXe Congrès du Parti communiste chinois (PCC) en octobre 2022, mettant un terme au Partenariat public-privé par l’instauration du contrôle systématique du capital privé par la sphère étatique, en est la principale responsable.
3/Et carrément le risque d’une yéménisation de l’Europe…
Gardons-en tête que les grandes puissances s’affrontent toujours dans une géographie tierce, telle que le Yémen dans le cas du conflit entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Aujourd’hui, c’est au tour de l’Europe de se faire piller à la fois par la Chine et les États-Unis : il est bien rentré dans les esprits que la Chine s’arroge les hydrocarbures russes à vil prix et qu’elle est donc, de facto, la première bénéficiaire du conflit russo-ukrainien, qu’elle n’a nullement intérêt à faire cesser. Il est moins communément admis qu’un transfert de valeurs sans précèdent s’installe également de l’Europe occidentale vers les États-Unis à travers les budgets de défense, les importations de gaz naturel liquéfié, les logiciels, et la réindustrialisation européenne qui se concrétise… aux États-Unis, grâce aux incitations fiscales du programme IRA. De 1980 à 2020, la Chine a vu sa part de PNB mondial croître de 2 % à 18 %, entièrement aux dépens du Japon, passé de 10 % à 5 %, et de l’Europe, réduite de 28 % à 18 %. Les États-Unis, restés stables à 26 % durant la période, voient désormais la nécessité de s’inviter également à la table du pillage de l’Europe, s’ils veulent préserver leur leadership mondial face à la montée en puissance de la Chine.
4/La géopolitique n’est plus le parent pauvre de l’économie ?
… et l’économie n’est plus l’enfant maudit de la géopolitique ! La réalité est que le dernier cycle trentenaire, entamé en 1989 avec la chute du Mur de Berlin, a permis aux deux disciplines de vivre en silos : le monde du business a profité de la « mondialisation heureuse », tandis que la planète décuplait de 700 millions d’Occidentaux à 7 milliards d’agents économiques. Les géopolitiques ont dans le même temps développé un certain mépris pour ces esprits seulement mercantiles, court-termistes, incapables d’appréhender les grandes évolutions du monde à plus long terme. Aujourd’hui, le retour en force de la géopolitique dans le business les force à se réconcilier. Un nouveau métier commence à apparaitre aux États-Unis comme au Japon, celui de « Chief Geopolitical Risk Officer », en charge de comprendre l’impact de cette nouvelle donne géopolitique sur les business models des secteurs économiques. Il va être fascinant d’observer si ces nouveaux stratèges vont émerger du milieu géopolitique, tels que des ambassadeurs ou membres des services secrets ressortis de leur retraite, ou au contraire du milieu des affaires, tels les directeurs des affaires publiques ayant réussi à se réinventer en élargissant leur sphère de compétence.
Cet article est également disponible sur le site de Médiapart et le blog de Pascal Boniface.