ANALYSES

Nouvelle-Calédonie et géopolitique des métaux critiques : vers une perturbation du marché du nickel ?

Interview
21 mai 2024
Le point de vue de Emmanuel Hache


Métal critique et central dans la transition numérique et écologique actuelle, le cours du nickel fait face à une forte instabilité. Alors que la Nouvelle-Calédonie est frappée par d’importants troubles politiques, l’archipel représente 5,6 % de la production mondiale de nickel, pour 20 % de son PIB et 90 % de ses exportations, de quoi expliquer la déprime actuelle du marché ? Comment évaluer la conjoncture actuelle et la production minière mondiale ? Quel est l’état des lieux de la géopolitique du nickel ?  Éléments de réponse avec Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions relatives à la prospective énergétique et à l’économie des ressources naturelles (énergie et métaux).

Les évènements récents en Nouvelle-Calédonie sont-ils liés à la conjoncture observée sur le marché du nickel ?

La filière mondiale du nickel est aujourd’hui paradoxalement extrêmement fragile. Ainsi, le nickel est considéré comme l’un des métaux de la transition énergétique à l’instar du cuivre et du lithium. Si aujourd’hui le nickel est principalement utilisé dans les alliages et l’acier inoxydables, le secteur des technologies bas-carbone et notamment les batteries prennent une place de plus en plus importante dans les usages de ce métal. Le nickel représente le N des batteries lithium-ion ou NMC (nickel, manganèse, cobalt). À l’horizon 2040, on estime que les besoins pourraient augmenter de 75 % passant de 3,6 millions de tonnes aujourd’hui à plus de 6,2 millions de tonnes, avec les technologies bas-carbone représentant plus de 50 % des usages à cette période. Avec de telles anticipations sur le marché, les prix devraient avoir tendance à se consolider, voire à augmenter sensiblement. Pourtant la volatilité des cours du nickel ne se dément pas. Au London Metal Exchange (LME), une des principales bourses mondiales pour le nickel, les cours avaient gagné près de 40 % en 2021 et 2022, avant de perdre 17 % en 2023 en moyenne annuelle. Surtout les prix se sont dégradés tout le long de l’année 2023, passant de 28 000 dollars la tonne en janvier 2023 à 16 100 dollars en janvier 2024, soit une diminution de 43 % ! Depuis février 2024, les cours sont repartis légèrement à la hausse à environ 18 000 dollars la tonne, en raison des sanctions imposées par les États-Unis et le Royaume-Uni sur les métaux en provenance de Russie, qui représente 5,5 % de la production mondiale. Mais nous sommes très loin des sommets observés pour ce métal si essentiel à la transition bas-carbone. Pour rappel, en mai 2007, à la veille de la crise financière mondiale, les prix du nickel avaient atteint plus de 52 000 dollars la tonne en moyenne mensuelle, soit quasiment 3 fois le prix actuel.

Le contexte est ainsi particulièrement porteur avec la transition bas-carbone. Comment dans ce cas expliquer la déprime actuelle des cours ?

La déprime des cours vient surtout de la conjoncture observée chez les producteurs mondiaux. En 2023, ce sont près de 3,6 millions de tonnes de minerais de nickel qui sont sortis des principales mines mondiales, soit une hausse de 10 % par rapport à l’année précédente. La production chez le premier producteur mondial a ainsi augmenté de près de 14 % l’année dernière, ce qui a précipité la baisse des cours. L’Indonésie représente ainsi désormais 50 % de la production minière mondiale contre moins de 30 % en 2019. Suivent ensuite les Philippines (11 % de la production mondiale), la Nouvelle-Calédonie (5,6 %), la Russie (5,5 %) et le Canada (5 %). Et l’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’à l’horizon 2030 le groupe formé par l’Indonésie, les Philippines et la Nouvelle-Calédonie pourrait représenter 75 % de la production minière internationale. Dans ce contexte la filière nickel en Nouvelle-Calédonie fait face à une rude concurrence. Malgré 5,6 % des réserves mondiales et une production qui a augmenté sur les années récentes, la Nouvelle-Calédonie subit de plein fouet les politiques observées chez le premier producteur mondial (hausse de la production, remontée de la filière), mais également la hausse des prix de l’énergie enregistrée depuis 2022. En outre, la majorité des groupes présents sur le territoire sont lourdement endettés et n’ont pas assez investi sur la période récente. Le groupe français Eramet et sa filiale Société Le Nickel (SNL) ont enregistré une diminution de sa production et de ses ventes. C’est le premier employeur local. Les autres usines de l’archipel connaissent des difficultés encore plus importantes : l’usine Koniambo Nickel SAS (KNS) est en sommeil à la suite du départ de l’entreprise Glencore et malgré un soutien important de l’État français et l’usine de Prony est également lourdement endettée. Le nickel est pourtant un véritable eldorado pour l’archipel. La filière représente entre 20 et 25 % des emplois privés et contribue largement au PIB de l’économie locale de manière directe et indirecte (environ 20 % du PIB). La crise du nickel en Nouvelle-Calédonie est symptomatique d’une nouvelle forme de malédiction des ressources et du manque de diversification des activités sur l’archipel. La dépendance au nickel qui assure 90 % des exportations de l’archipel est une bénédiction quand les cours sont au plus haut et une problématique majeure quand les cours sont au plus bas.

Existe-t-il ainsi une nouvelle malédiction des ressources liées à la transition bas-carbone ?

La possession d’une ressource naturelle a été considérée, par le passé, comme une richesse, vecteur de puissance, pour les économies. Les matières premières ont ainsi posé les jalons de la domination du Royaume-Uni au XIXe siècle puis des États-Unis au XXe siècle et les différents conflits observés à travers le globe ont définitivement posé leur caractère stratégique. Aujourd’hui le positionnement de la Chine sur le segment du raffinage des métaux de la transition bas-carbone va dans ce sens. Toutefois, pour certains pays producteurs dont le positionnement est plutôt en amont de la filière minérale (la mine), posséder une matière première n’est pas forcément gage de développement. Le concept de la maladie hollandaise (Dutch Disease) est apparu en 1977 dans un article de The Economist pour évoquer l’économie des Pays-Bas, à la suite de la découverte de champs gaziers en 1959 et de leur exploitation une décennie plus tard. La maladie hollandaise peut être considérée comme l’une des composantes économiques d’un concept beaucoup plus large de « malédiction des ressources » développé au début des années 1990. Avec les besoins engendrés par la transition bas-carbone se pose la question d’une malédiction des ressources pour la transition écologique. En effet, nous sommes dans une décennie d’incertitudes : incertitudes sur la vitesse de déploiement des technologies bas-carbone, incertitudes géopolitiques avec les différents conflits actuels, incertitudes économiques majeures avec le risque de fragmentation des espaces économiques. Dans ce contexte, la lisibilité des investissements est difficile et évaluer les besoins reste particulièrement hasardeux. Les pays producteurs ont aujourd’hui la tentation de se regrouper en cartel pour tenter de contrôler les prix. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) sont ainsi devenus BRICS+ en janvier 2024 avec l’entrée de l’Arabie saoudite, de l’Iran, des Émirats arabes unis (EAU), de l’Égypte et de l’Éthiopie. Ils occupent aujourd’hui une position dominante à la fois dans la production et dans les réserves mondiales de certains métaux critiques comme les platinoïdes, les terres rares et le cuivre. En plus de leurs ressources abondantes, la position dominante du groupe se signale aussi par leur politique commune sur la restriction des exportations pour les métaux stratégiques. Les marchés des matières premières, cycliques par nature, amplifient ainsi les désordres mondiaux, car ils sont à la base de l’économie mondiale et des principales dynamiques de transition (écologique et numérique) actuelle.
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