ANALYSES

Quels enseignements tirer du vote de la loi sur l’aide à l’Ukraine qui vient d’être adoptée aux États-Unis ?

Tribune
26 avril 2024
Par Michael Stricof, maître de conférences rattaché au Laboratoire d’études et de recherche sur le monde anglophone (LERMA) d’Aix-Marseille Université, spécialiste de la politique de défense des États-Unis


Le samedi 20 avril, le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, a présenté quatre projets de loi supplémentaires sur la sécurité nationale. Promulgué le 24 avril par le président Joe Biden qui réclame des financements supplémentaires depuis six mois, il s’agit du premier financement américain pour l’Ukraine depuis 2022. Les États-Unis financeront 95 milliards de dollars d’aide à l’étranger, dont 60 milliards pour l’Ukraine. Le reste est destiné à Israël et à Taïwan. Une dernière mesure obligerait les propriétaires chinois de TikTok à vendre l’entreprise et imposerait des sanctions supplémentaires à la Russie et à l’Iran.

Pourquoi a-t-il fallu attendre six mois pour que l’aide à l’Ukraine soit votée ?

Après l’invasion de la Russie en février 2022, les États-Unis ont pris la tête de la réponse internationale en fournissant une aide de 113 milliards de dollars, dont environ 50 milliards d’aide militaire, et en coordonnant la fourniture de l’assistance d’autres alliés. En l’absence de financement supplémentaire depuis décembre 2022, les six derniers mois ont été marqués par un changement général de dynamique en faveur de la Russie dans la guerre.

Comme je l’ai écrit au début du mois d’octobre 2023, la demande de financement de l’administration Biden anticipait à la fois les besoins ukrainiens et la réalité politique américaine : il devenait beaucoup plus difficile de fournir une aide supplémentaire une fois la campagne présidentielle américaine commencée. Les divisions partisanes contribuaient à réduire l’efficacité du Congrès à presque zéro, et Trump avait commencé à s’exprimer ouvertement contre un soutien supplémentaire des États-Unis à l’Ukraine.

Depuis son élection à la présidence du Congrès américain en octobre 2023, le nouveau speaker républicain Mike Johnson a refusé de soumettre le financement de l’Ukraine à un vote de la Chambre des représentants, où une majorité bipartisane aurait clairement voté en faveur du projet de loi, car quelques extrémistes de son parti s’y opposaient.

Joe Biden et les démocrates du Congrès ont tenté à plusieurs reprises d’obtenir une aide à l’Ukraine en la liant à d’autres priorités, y compris l’aide à l’Israël après les attentats du 7 octobre. Cela n’a pas permis de vaincre l’opposition de Trump et du speaker à la tête de la chambre des représentants. Tout d’abord, les républicains ont affirmé que les États-Unis devaient s’occuper de la sécurité de leurs propres frontières avant de financer la sécurité d’autres pays. Les démocrates du Sénat ont alors négocié avec les républicains un projet de loi de 20 milliards de dollars sur le financement sur la sécurisation de la frontière avec le Mexique afin d’offrir une contrepartie et de donner satisfaction aux républicains. Le 4 février, ce projet de loi a été proposé au Sénat ; il contenait presque 100 milliards de dollars pour la sécurité internationale, dont environ 60 milliards pour l’Ukraine.

Le 5 février, Donald Trump s’est opposé publiquement, car il ne voulait pas d’accord sur la frontière afin d’en faire un sujet de campagne et il restait sceptique quant à l’assistance militaire pour l’Ukraine. Mike Johnson a alors affirmé que le projet de loi serait « mort à l’arrivée » s’il était présenté à la Chambre des représentants et le 7 février, le projet de loi a été rejeté par les républicains du Sénat, y compris par une partie de l’équipe qui l’avait négocié.

Toutefois avec une majorité bipartisane de sénateurs qui a toujours soutenu l’assistance militaire à l’Ukraine et après l’échec du projet de loi sur la sécurité de la frontière sud, la chambre haute a voté un nouveau projet de loi de sécurité nationale qui comprenait 60 milliards de dollars pour l’Ukraine. Mais le speaker de la chambre des représentants Mike Johnson avait toujours refusé d’examiner ce projet de loi jusqu’à ce revirement de fin avril.

Comment expliquer le revirement de position des républicains à la Chambre ?

Il est peu probable que les arguments moraux ou géostratégiques sur la nécessité de financer l’Ukraine soient soudainement devenus suffisants pour expliquer le revirement de Mike Johnson. Le fait que Mike Johnson risque aujourd’hui sa place de président de la Chambre des représentants – les extrémistes de l’aile Trump de son parti tels Marjorie Taylor Greene et Thomas Massie s’opposent à l’assistance militaire fournie à l’Ukraine et le menacent de lui retirer son poste depuis son arrivée au pouvoir – pour le même projet de loi qu’il aurait pu obtenir il y a six mois suggère que d’autres facteurs doivent être pris en compte, dont deux assez clairs :

Premièrement, Trump est plus faible aujourd’hui qu’il y a trois ou six mois. Il a passé la majeure partie de la semaine dernière au tribunal, s’attirant les foudres des médias en tant que premier ancien président à faire face à un procès pénal dans l’histoire des États-Unis et pour s’être apparemment endormi dans la salle d’audience. Dans le même temps, les finances du milliardaire Trump semblent en mauvais état. Après l’introduction en bourse de Trump Media & Technology Group qui semblait donner à Trump l’injection de capitaux dont il avait tant besoin, la valeur des actions s’est effondrée. Ses affaires à New York sont menacées par un procès civil pour fraude qu’il a perdu mais dont il fait actuellement appel. Trump avait du mal à trouver un garant pour la caution dans ce cas, un signe de faiblesse économique. Trump doit également faire face à trois autres procès pénaux potentiels, l’un concernant sa gestion de documents classifiés, et deux liés à ses efforts pour renverser l’élection de 2020. Il limite également ses apparitions publiques à ses rassemblements avec ses partisans les plus acharnés. Visiblement fatigué, replié sur lui-même et en proie à des difficultés juridiques et financières, Donald Trump semble affaibli. Il ne s’agit pas de prédire comment les choses se passeront en novembre, mais en avril, alors que le financement de l’Ukraine a finalement été examiné par la Chambre des représentants, il ne se trouve pas à son plus haut niveau d’influence.

Deuxièmement, le fait d’être directement associé à la propagande russe reste une mauvaise politique aux États-Unis. Il est clair depuis un certain temps que la propagande russe, ou des arguments si semblables à la propagande russe qu’ils servent les mêmes objectifs sont monnaie courante parmi les extrémistes conspirationnistes de la politique américaine. Depuis le début du mois d’avril, ces accusations se sont multipliées et ont reçu une preuve solide de plus. Le 2 avril, le président de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, un républicain a déclaré dans une interview que la propagande russe avait « infecté une bonne partie de la base de mon parti ». Le 7 avril, le président de la Commission du renseignement, lui aussi républicain, a réitéré ce sentiment. Le 17 avril, le Washington Post a fait état d’un document secret russe fourni par les services de renseignement européens, qui décrit une « campagne d’information offensive » visant à affaiblir la coalition de pays hostiles dirigée par les États-Unis et à déplacer le pouvoir géopolitique vers la Russie et ses alliés. Selon ce document, la pièce maîtresse de cette politique est l’Ukraine, où l’issue de la guerre « déterminera dans une large mesure les contours du futur ordre mondial ». Il n’était guère nécessaire d’avoir cette confirmation de la stratégie russe, mais un rapport aussi explicite, associé aux critiques du Parti républicain, a fait passer toute hésitation à soutenir l’Ukraine pour une trahison plutôt que pour un simple désaccord politique.

Le soutien à l’Ukraine dépendait, comme toutes les dépenses américaines, des priorités politiques américaines. Les résultats de l’élection de 2024 définiront l’avenir du soutien américain à l’Ukraine et, avec lui, la lutte géopolitique plus large que le Kremlin et la plupart des décideurs à Washington considèrent comme centrale.

Quels enseignements peut-on tirer de l’impact du débat sur la politique étrangère des États-Unis sur la scène internationale ?

La Russie a clairement tenté de diminuer le soutien des États-Unis à l’Ukraine en particulier et à l’OTAN en général en influençant la politique américaine. Elle soutient des points de vue extrémistes sur des questions qui ne sont pas toujours liées à la politique étrangère, en favorisant la diffusion de théories de complots à n’en plus finir pour favoriser les candidats extrémistes, réduire la confiance des Américains dans leurs institutions, et affaiblir le fonctionnement de l’État. Dans une dynamique de relations internationales où les États-Unis restent un leader, influencer la politique américaine, et aussi les candidats, reste une stratégie importante pour les États.

Bien sûr, il y a la corruption à l’ancienne. L’Égypte a soudoyé le président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat, Bob Menendez, un démocrate du New Jersey. Les diplomates étrangers étaient connus pour dépenser dans l’hôtel de Trump à Washington DC afin de s’attirer ses faveurs. L’investissement de 2 milliards de dollars de l’Arabie saoudite dans le fonds d’investissement de Jared Kushner peut être le plus facilement compris comme un pot-de-vin pour son soutien positif en tant que principal diplomate américain au Moyen-Orient pendant le mandat de son beau-père.

D’autres États tentent d’acheter de l’influence de manière indirecte. L’investissement du Qatar dans la Brookings Institution, un think tank de premier plan à Washington, où de nombreux dirigeants en fin de mandat, généralement de centre gauche, passent du temps dans l’attente d’une future nomination, représente un effort pour influencer des décideurs politiques de Washington. De nombreuses autres institutions à Washington et dans les environs sont financées et influencées de la même manière.

La diplomatie classique peut consister en campagnes d’influence, et changer le discours d’un pays sur son État est une stratégie traditionnelle. Le lobbying tout à fait légal du Japon s’intensifie à Washington pour se prémunir contre une victoire de Trump.

Le fait de cibler directement des dirigeants hors du pouvoir pour sortir de l’impasse politique dans laquelle se trouve Washington est devenu un élément important de l’influence étrangère. Cela ne se limite pas aux concurrents, comme la Russie, mais aussi aux alliés. Un autre détail étrange de la saga du financement de l’Ukraine mérite d’être mentionné. Le 8 avril, le ministre britannique des Affaires étrangères, David Cameron, a rendu visite à Donald Trump à Mar-a-Lago pour tenter de faire pression directement sur lui au sujet de l’Ukraine. Bien que le ministère des Affaires étrangères ait affirmé que de telles réunions avec les dirigeants de l’opposition au cours d’une année électorale étaient une pratique courante, il ne s’agissait pas d’un simple effort pour établir des relations positives dans l’éventualité d’une victoire de Trump en novembre.

Ses exemples d’influence étrangère qui vise la politique américaine reflètent une dynamique centre/périphérie ou hégémon/partenaire dans laquelle le pays leader, en l’occurrence les États-Unis, est également le théâtre d’une cour d’influence de la part de sa périphérie ou de ses nations partenaires. De même que les États-Unis, avec leur grande influence militaire et économique, façonnent les politiques des autres pays par des actions directes et indirectes, de même d’autres pays tenteront d’influencer les politiques américaines par la diplomatie, le commerce et, de plus en plus, en exerçant une pression directe sur la politique américaine, qui est une des lignes de front de la bataille sur le système mondial actuel.
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