17.12.2024
Les changements climatiques : un facteur d’immobilité humaine
Tribune
10 avril 2024
En 2010, le Cadre d’adaptation de Cancùn marque la reconnaissance, par la Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, des mobilités humaines liées aux changements climatiques[1]. L’altération du système climatique planétaire, que l’on doit à une hausse de la concentration en gaz à effets de serre dans l’atmosphère, se traduit en effet aux échelles locales par une multiplication et une intensification des aléas d’origine climatique. Il peut s’agir de processus lents et progressifs, tels que l’élévation du niveau de la mer, les sécheresses, ou le phénomène de désertification, comme d’aléas brutaux, à l’instar des cyclones, des vagues de chaleur, des inondations, des feux de forêt… Ces aléas se traduisent par une hausse de l’insécurité humaine et induisent un risque existentiel pour les populations humaines et les écosystèmes dont elles dépendent. À cet égard, l’un des principaux défis posés par les changements climatiques est celui de la mobilité humaine[2].
Pour appréhender la mobilité humaine liée aux changements climatiques, l’on mobilise généralement trois notions. D’abord, la migration, qui renvoie à une mobilité volontaire, non contrainte, de la part de populations cherchant, le plus souvent, à anticiper une aggravation de processus lents tels que ceux cités plus haut ; ensuite, le déplacement, qui induit quant à lui un caractère forcé, les personnes n’ayant d’autre choix que de quitter leur domicile, le plus souvent à la suite d’aléas brutaux ; enfin, la relocalisation planifiée, qui renvoie à une forme de mobilité organisée par l’État, le plus souvent à l’intérieur des frontières nationales – sauf accord d’accueil avec un autre État – et qui permet aux personnes de se réinstaller dans un emplacement moins vulnérable climatiquement. Lorsqu’elles sont volontaires, les mobilités humaines dans un contexte de changements climatiques apparaissent comme des stratégies d’adaptation à part entière, puisqu’elles permettent aux individus de réduire leur vulnérabilité climatique, et parfois même de réduire la vulnérabilité climatique de leur territoire d’origine, par exemple lorsque celle-ci est exacerbée par une trop forte densité de population. La multitude de formes que peuvent prendre ces mobilités humaines compte parmi les principales difficultés que l’on peut rencontrer lorsque l’on cherche à les identifier et les quantifier.
Identifier les mobilités humaines liées au climat
Si les mobilités humaines dans un contexte de changements climatiques sont multiformes, elles sont aussi, le plus souvent, multicausales. La décision de se déplacer est déterminée par un panel de facteurs – sociaux, politiques, économiques, démographiques, environnementaux – qui, souvent, s’influencent respectivement, et même, parfois, se fondent les uns dans les autres. C’est la raison pour laquelle on ne parle généralement pas de migration ou de déplacement climatique, mais bien plutôt de migration ou de déplacement en contexte climatique. Il est de fait difficile d’isoler le facteur climatique, qui est lui-même affecté par les facteurs. À la suite d’un cyclone, l’ampleur des déplacements de populations pour fuir la zone sinistrée peut être directement corrélée à des facteurs politiques : politiques d’adaptation mises en œuvre en amont pour assurer la résilience des infrastructures et développer la culture du risque, réactivité des secours, rapidité de la reconstruction…
Le facteur climatique joue, lui aussi, un rôle essentiel dans les types de migration dits traditionnels – politiques ou économiques. Par exemple, le déplacement d’une population rurale en réaction à une perte de revenus est traditionnellement considéré comme une migration économique, alors que cette perte de revenus est très souvent induite par des événements climatiques, au premier chef desquels les sécheresses. Dans un tel contexte, la décision de migrer est corrélée à la perte de revenus et la quête de stabilité économique sur un autre territoire, elles-mêmes corrélées à l’impact perçu des changements climatiques sur le territoire quitté. Impact perçu, car lors d’une mobilité humaine dans le contexte des changements climatiques, ce ne sont pas les données objectivées sur les vulnérabilités climatiques de la zone, mais bien la perception de ces vulnérabilités par les individus qui structure leur volonté de partir.
Cependant, les facteurs qui motivent la mobilité ne suffisent pas à déterminer la survenue de cette même mobilité, qui est par ailleurs soumise à deux autres ensembles de facteurs : d’une part, l’ensemble des caractéristiques des individus, notamment leurs ressources économiques, leur âge, leur genre, leur attachement à leur foyer… et d’autre part, les obstacles et opportunités concrètes qui vont plus ou moins entraver ou faciliter la mobilité, notamment les politiques migratoires mises en œuvre, les besoins matériels et économiques associés au déplacement… L’ensemble de ces facteurs vont alors non seulement déterminer la volonté de partir, mais aussi la possibilité de partir, de telle sorte que l’individu ou la population aura, ou non, le choix entre deux options : partir ou rester.
Les changements climatiques : un facteur de réduction de la mobilité humaine ?
En 2022, selon l’Internal Displacement Monitoring Centre (IDMC), 32,6 millions de personnes se sont déplacées à l’intérieur de leur pays à la suite de catastrophes naturelles, dont 98% s’étant déplacées à la suite de catastrophes météorologiques – le reste étant lié à des événements géophysiques[3]. Il est beaucoup plus difficile d’obtenir des informations sur les mobilités transnationales, la collecte de données étant encore extrêmement limitée dans le temps et dans l’espace. Il est cependant admis que les mobilités internes représentent à ce jour la grande majorité des mobilités en contexte climatique, les personnes cherchant à rester au plus près de leur communauté et de leur territoire d’origine. En l’absence de données à grande échelle, et sur le temps long, il est à ce jour impossible de faire des projections concrètes sur les mobilités transnationales futures dans le contexte des changements climatiques. Les estimations qui circulent aujourd’hui – et qui, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), varient entre 25 millions et 1 milliard de personnes migrant d’ici 2050[4] – sont à prendre avec prudence, puisqu’elles sont généralement fondées sur des méthodes de recensement des personnes vivant dans des zones à risque, partant du principe qu’elles devraient être amenées à quitter ces zones. Ils font ainsi abstraction de deux éléments fondamentaux : d’une part, les politiques d’adaptation, qui joueront un rôle essentiel dans le maintien de l’habitabilité des zones, et auront donc un impact tout aussi grand sur l’ampleur des mobilités humaines que la survenue des aléas ; d’autre part, la possibilité que certaines populations soient immobilisées, c’est-à-dire qu’elles ne soient pas disposées à quitter la zone, ou qu’elles n’en soient pas capables.
Deux sortes d’immobilités ont de fait été théorisées : l’immobilité volontaire, c’est-à-dire la détermination des individus à rester dans une zone malgré sa détérioration environnementale, et l’immobilité involontaire, c’est-à-dire l’incapacité des individus à se déplacer, malgré leur volonté de fuir leur environnement[5]. Si l’immobilité volontaire est plutôt liée à des facteurs culturels – attachement à la zone d’origine et aux réseaux sociaux locaux – l’immobilité involontaire, elle, est directement liée aux ressources financières, matérielles, sociales, et aux capacités physiques des individus, et peut donc être exacerbée par les changements climatiques qui ont pour effet de précariser ces ressources et de fragiliser ces capacités. C’est ainsi que le dernier rapport d’évaluation du GIEC met en évidence l’immobilité involontaire comme un risque climatique fondamental, les scénarios à fortes émissions et faible développement soulignant un accroissement du nombre de populations contraintes à l’immobilité[6]. Cette immobilité involontaire est directement liée à ce que l’on appelle des « trapping factors », c’est-à-dire les facteurs relatifs à l’individu – âge, santé, genre… – et relatifs à son contexte – environnemental, social, économique, politique – qui l’empêchent de se déplacer malgré sa volonté.
Le premier facteur d’immobilité forcée est le manque de ressources financières et matérielles pour se déplacer. Ce facteur d’immobilité est d’autant plus structurant que la plupart des personnes vivant dans les espaces les plus vulnérables sur le plan climatique présentent des ressources extrêmement limitées. Ainsi, les changements climatiques sont susceptibles d’induire une baisse de 10 à 35% de la mobilité humaine au sein des populations ayant les niveaux de revenus les plus bas d’ici 2100 en comparaison à un scénario sans changements climatiques[7]. Les populations aux ressources les plus limitées, qui sont aussi les populations les plus vulnérables climatiquement, sont donc, tout à la fois, les populations ayant le moins de chance de fuir les zones à risque. Le deuxième facteur d’immobilité identifié est lié à la santé des individus. Une personne malade ou dans une situation de handicap rencontrera des difficultés à fuir un territoire sinistré ou en voie d’inhabitabilité, et n’aura, dans certains cas, pas l’assurance d’être accompagnée par un personnel médical spécialisé, ou bien d’être accueillie par une structure d’accueil adaptée. Trois personnes en situation de handicap sur quatre rencontrent des difficultés plus ou moins grandes à suivre les mesures d’évacuation en cas de catastrophes naturelles, par manque d’infrastructure adaptée et d’accès à l’information[8]. De plus, lors des déplacements forcés, les personnes en situation de handicap sont davantage exposées aux violences, à l’exploitation et aux abus, et sont davantage privées de soins de santé et de moyens de subsistance[9]. Les personnes âgées font aussi face à des obstacles concernant leur mobilité en cas de catastrophe naturelle, comme la mobilité réduite, le manque d’information, les besoins de suivis médicaux, ou l’incertitude concernant l’accessibilité des structures d’accueil, et des services de santé et de première nécessité[10]. Outre le facteur économique et le facteur sanitaire, trois autres types de facteurs peuvent venir entraver la mobilité humaine : des facteurs géographiques comme l’éloignement des individus, des facteurs politiques comme les conflits, et des facteurs sociaux comme l’isolement social des individus, ou encore le système de genre, ce dernier pour des raisons sociétales et sanitaires.
De fait, des limitations de mouvement pèsent parfois sur les femmes et les filles – par exemple dans le cadre de la règle du mahram[11] – ou sur les personnes non-binaires et trans[12]. Dans la majeure partie des pays en développement, les femmes assument généralement des responsabilités familiales et domestiques, y compris la prise en charge des enfants ou des parents âgés[13]. Dès lors, cette répartition genrée des rôles dans les sociétés peut compromettre leur mobilité[14]. Les recherches suggèrent par ailleurs que trop peu de refuges accueillant les populations à la suite de catastrophes climatiques offrent des installations sanitaires correctes afin de subvenir aux besoins des femmes et des populations LGBTQIA+ en matière de santé physique, mais aussi en matière de santé mentale et psychologique. Dans un contexte de crise, les femmes et les populations LGBTQIA+ ne disposent que très rarement d’espaces privés ou de sanitaires séparés, les exposant notamment à des risques plus élevés de harcèlement dans des contextes de nudité, voire de violences sexuelles … Par exemple, 36% des personnes ayant choisi de ne pas aller dans un refuge lors du cyclone Alia au Bangladesh ont cité le manque d’espaces réservés aux femmes comme l’une des raisons les plus importantes[15]. Les risques de violences sexuelles, l’inadéquation d’un certain nombre de structures d’accueil, mais aussi la possibilité de se voir refuser l’accès aux refuges et aux services de santé de base, dans des pays tels que la Colombie, Haïti, le Kenya, ou la Thaïlande, peuvent ainsi opérer comme des facteurs immobilisants pour les femmes et les populations LGBTQIA+[16].
Ces facteurs contraignant la mobilité des personnes se renforcent mutuellement et peuvent se cumuler, aggravant significativement la vulnérabilité climatique des populations. Dans les pays en développement, il existe un lien solide entre le handicap et la pauvreté, induisant une vulnérabilité supplémentaire des personnes en situation de handicap aux formes de pauvreté et de précarité[17]. Ces populations d’autant plus vulnérables aux conséquences des changements climatiques ont cependant beaucoup moins de capacités et de ressources pour pouvoir entamer une mobilité. C’est ainsi que, dans de nombreux cas de figure, les changements climatiques apparaissent comme un facteur important de réduction de la mobilité humaine[18]. Cela est particulièrement vrai pour la mobilité transfrontalière, qui nécessite des ressources financières et matérielles, ainsi que des capacités physiques telles qu’elle est particulièrement rare dans les pays les plus pauvres, et les plus vulnérables face aux changements climatiques. Une étude menée au Burkina Faso a par exemple mis en évidence le lien entre changements climatiques, réduction de la productivité agricole et réduction de la mobilité internationale[19]. En ce qui concerne la mobilité interne, s’il est admis qu’elle est en voie d’augmentation sous l’effet des changements climatiques, cette augmentation n’est pas constatée partout, et cela n’induit pas forcément que la majorité des personnes soumises aux aléas climatiques entreprennent ou devraient entreprendre une mobilité. Dans les pays caractérisés par une économie principalement rurale, la littérature scientifique tend à mettre en évidence les changements climatiques comme un obstacle à la mobilité humaine, plutôt qu’un facteur d’accroissement de celle-ci. C’est ainsi qu’une étude menée au Malawi a démontré que les aléas climatiques lents comme brutaux tendaient à réduire tout à la fois les aspirations et les capacités des populations rurales à la mobilité, à l’exception des foyers les plus aisés[20].
À cet égard, les résultats mis en évidence par la littérature scientifique s’éloignent très largement de l’imaginaire de la « crise » ou de la « vague » migratoire relayé par une partie des médias et du personnel politique européen. Non seulement la mobilité humaine internationale est susceptible d’être réduite par les changements climatiques, notamment sous l’effet de la fragilisation des ressources financières et matérielles, mais la mobilité interne elle-même pourrait être compromise pour les populations les plus pauvres et vulnérables. Dans ce contexte, l’une des priorités des politiques en matière d’adaptation doit être de faciliter la mobilité humaine dans le contexte des changements climatiques.
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[1] UNFCCC, Report of the Conference of the Parties on its sixteenth session, held in Cancun from 29 November to 10 December 2010. 2010.
[2] Michelle Leighton, Xiaomeng Shen, et Koko Warner, « Climate Change and Migration: Rethinking Policies For Adaptation And Disaster Risk Reduction », Social Science Research Network, 2011.
[3] Internal Displacement Monitoring Centre (IDMC), Global Report on Internal Displacement. 2023.
[4] International Organization For Migration (IOM), « A Complex Nexus | International Organization For Migration ».
[5] Jonas Bergmann et Susan F. Martin, « Addressing Climate Change-Related Human Immobilities », Knomad Paper 54, 2023.
[6] IPCC, Climate Change 2022: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. Contribution of Working Group II to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. Cambridge University Press, Cambridge, UK and New York, USA, 2022.
[7] Hélène Benveniste, Michael Oppenheimer et Marc Fleurbaey, « Climate change increases resource-constrained international immobility ». Nat. Clim. Chang. 12, 2022, pp. 634–641.
[8] United Nations Office for Disaster Risk Reduction. The world must act on unacceptable failures to protect persons with disabilities from disasters. 2023. Geneva.
[9] Handicap International. Les personnes handicapées face au changement climatique, 28 novembre 2023.
[10] International Federation of Red Cross and Red Crescent Societies. World Disasters Report. Focus on discrimination, 2007; David Filiberto, Elaine Wethington, Karl Pillemer, Nancy Wells, Mark Wysocki, et Jennifer True Parise, « Older People and Climate Change: Vulnerability and Health Effects. » Generations, 33, 4, 2009, pp. 19–25.
[11] Dans la religion musulmane, le mahram est l’interdiction, pesant sur les femmes, de se déplacer sans se faire accompagner de son mari ou d’un autre parent masculin proche.
[12] Dans le cadre du conflit russo-ukrainien, certaines femmes transgenres et intersexuées, dont l’identité de genre ne correspond pas à leurs documents d’identité officiels, n’ont pas pu quitter l’Ukraine en raison de la réglementation, empêchant les hommes aptes au service de quitter le pays (IDMC. GRID 2023. Internal displacement and food security, 2023.)
[13] Oli Brown, Climate change and forced migration: observations, projections and implications. Background Paper for the 2007 Human Development Report. United Nations Development Programme, 2008.
[14]CARE. Evicted by climate change, confronting the gendered impact of climate-induced displacement, 2020.
[15] Ahsan, Md. Nasif, Kuniyoshi Takeuchi, Karina Vink, et Jeroen Warner, 2015, « Factors Affecting The Evacuation Decisions Of Coastal Households During Cyclone Aila In Bangladesh ». Environmental Hazards 15, 1, pp. 16‑42.
[16] IDMC. GRID 2023. Internal displacement and food security. Norwegian Refugee Council, 2023.
[17] Lena Morgan Banks, Hannah Kuper et Sarah Polack. « Poverty and disability in low- and middle-income countries: A systematic review ». PloS one, 12,12, 2017.
[18] Michel Beine et Lionel Jeusette. « A meta-analysis of the literature on climate change and migration, » Journal of Demographic Economics. 87, 3, 2021, pp. 293–344
[19] Sabine Henry, Bruno Schoumaker et Cris Beauchemin, « The Impact of Rainfall on the First OutMigration: A Multi-level Event-History Analysis in Burkina Faso », Population and Environment. 25,5. 2003, pp. 423–60.
[20] Natalie Suckall, Evan Fraser, et Piers Forster, « Reduced migration under climate change: evidence from Malawi using an aspirations and capabilities framework », Climate and Development, 9, 4, 2017, pp. 298–312.