ANALYSES

Élections au Sénégal : Bassirou Diomaye Faye, le président de la rupture ?

Interview
4 avril 2024
Le point de vue de Caroline Roussy


Élu à plus de 54% des voix dès le premier tour le 24 mars dernier, Bassirou Diomaye Faye, candidat du parti Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), est devenu, à 44 ans, le plus jeune président de l’histoire du pays. Présenté comme un opposant antisystème, celui qui était en prison il y a encore quelques semaines incarne un nouvel élan politique auprès de la jeunesse sénégalaise. Quelle analyse peut-on faire des résultats de l’élection ? Quelles sont les orientations politiques nationales et internationales du nouveau président sénégalais ? Éléments de réponse avec Caroline Roussy, directrice de recherche à l’IRIS, en charge du programme Afrique/s.

Après le report de l’élection présidentielle décrété par Macky Sall début février, l’élection sénégalaise a eu lieu le 24 mars dernier et a été marquée par la victoire de Bassirou Diomaye Faye. Quels enseignements peut-on tirer de ces résultats et de cette victoire de l’opposition ?

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette séquence. Macky Sall avait souhaité, pour des motifs peu avouables, reporter sine die l’élection présidentielle initialement prévue le 25 février dernier. Sous la pression conjuguée de la rue, des pouvoirs religieux, de la diplomatie internationale, mais surtout du Conseil constitutionnel, le président Sall a été contraint à l’organisation du scrutin avant le 2 avril, date de la fin de son mandat. Si durant cette séquence d’incertitudes les Cassandres ont prédit la fin de la démocratie sénégalaise, un possible coup d’État militaire, le pays a su montrer que ces institutions étaient solides et que les Sénégalais étaient viscéralement attachés au scrutin présidentiel tout autant qu’à l’alternance politique.

La victoire du PASTEF, parti d’Ousmane Sonko, était prévisible. Déjà il y avait un ras-le-bol de la gouvernance Sall, de son virage autoritariste au cours des trois dernières années, pour rappel : des manifestations réprimées dans le sang en mars 2021, en juin 2023 et plus récemment en février 2024 ; des centaines d’opposants politiques croupissant dans les geôles, un harcèlement des journalistes et l’impression que la République était devenue la chose de Macky Sall et de sa clientèle. En face, Ousmane Sonko, un homme jeune, un discours réformiste, souverainiste, l’envie de renverser la table pour mieux réenchanter la politique et surtout une jeunesse en mal d’espoir. Ousmane Sonko a été empêché de se présenter à la présidentielle, mais l’engouement qu’il a suscité sur sa personne depuis plusieurs années, le narratif qu’il a su créer avec les jeunes, et les moins jeunes aussi, se sont reportés sur « son plan B » Bassirou Diomaye Faye. Sans aucun doute, le rejet de Macky Sall, dont a pâti son candidat Amadou Ba, et le désir en faveur du changement expliquent cette victoire dès le premier tour avec près de 55% des voix. Il est vrai que les analystes, les observateurs ne s’attendaient pas un tel tsunami, à un tel plébiscite du PASTEF. On envisageait plutôt un scrutin à deux tours. Force est de constater que la dynamique du changement l’a emporté tout autant que la volonté d’en finir avec la page Macky Sall.

Quoi qu’il en soit on a pu observer la très grande élégance républicaine du candidat Ba qui a félicité son adversaire et lui a présenté ses vœux de réussite avant même la proclamation officielle des résultats. Le Sénégal confirme-là que c’est un pays démocratique. Il montre que le changement peut arriver par la voie des urnes. Une bouffée d’oxygène en Afrique de l’Ouest quand certains gouvernants sont tentés par des coups d’État militaire ou constitutionnel.

Le 2 avril, lors de son discours d’investiture, Bassirou Diomaye Faye a promis un « changement systémique » au Sénégal. Quelles sont les orientations nationales annoncées par le président ? Quelles sont les attentes des Sénégalais ?

Ce qui est intéressant à ce stade c’est qu’il est encore difficile de faire le lien, la jonction entre le programme du candidat Faye, entièrement tourné vers l’affirmation de la souveraineté du Sénégal en matière économique, monétaire et agricole et partant systémique, et les attentes concrètes des Sénégalaises et des Sénégalais. Un des premiers changements attendu est l’allègement du coût de la vie. Il est nécessaire de prendre la mesure de la très grande précarité dans laquelle une large partie de la population se trouve. Le SMIC est à 65.000 francs CFA. Un riz au poisson (thiep) est à 1000-15000 francs CFA. Cet ordre de grandeur suffit déjà à démontrer la difficulté du quotidien des Sénégalais. Autre attente, l’employabilité des jeunes. Le marché n’est pas en capacité d’absorber les nouveaux entrants. On relève, par ailleurs, une inadéquation entre l’offre de formation proposée aux étudiants et les besoins du marché. Autre attente également, très forte, la renégociation des accords de pêche avec l’Union européenne, notamment. Les chalutiers vident les eaux territoriales de ses poissons. L’activité des pêcheurs est très fortement touchée par ces pratiques et leur revenu a été divisé au moins par trois sinon plus au cours des dernières années. Nombreux sont ceux parmi les pêcheurs à être candidats à l’exil, quitte à s’embarquer dans des canots de fortune. Il y a bien d’autres attentes, mais ce sont celles que l’on peut classer comme prioritaires. Il est intéressant d’observer que dans son adresse à la nation le 3 avril, veille de la fête de l’indépendance, les premiers mots du président ont montré qu’il avait entendu, écouté et qu’il souhaitait répondre à ces attentes. Quelles mesures va-t-il pouvoir adopter dans les semaines à venir pour y répondre concrètement, sans doute en saura-t-on davantage lorsque l’on connaîtra la constitution du nouveau gouvernement dirigé par Ousmane Sonko et que les orientations programmatiques et leurs échéances seront précisées.

Dans le programme du PASTEF et ce qui a été confirmé par le président, il y a une volonté de changer les institutions pour éviter la trop forte présidentialisation du régime et prévenir des abus de la précédente mandature. Il y a une volonté de renégocier les contrats pétroliers et gaziers. La question de la faisabilité de cette renégociation, avec des multinationales bardées de juristes et avocats, interroge. Reste à savoir la teneur des renégociations envisagées. Enfin, sur le franc CFA, le président tout comme son Premier ministre semblent engagés pour mettre un terme à ce système monétaire, mais à quel rythme ? Dans quel espace : la CEDEAO, la zone franc, l’échelle nationale ? Souhaitent-ils aller plus loin que la proposition de l’économiste togolais Kako Nubukpo qui dans un premier temps suggère un changement de nom ? À ce stade, il y a encore beaucoup d’interrogations.

Alors que son prédécesseur Mack Sall avait maintenu de bonnes relations avec l’Occident et la France, quelle sera la ligne politique régionale et internationale envisagée par le nouveau président sénégalais ?

Le président Faye était, il y a quelques semaines encore, en prison. Avec Ousmane Sonko, c’est un nouveau tandem qui arrive au pouvoir. Peut-être doit-on leur laisser le temps de prendre possession de leur fonction respective. Pour l’heure rien n’indique qu’il y ait une volonté de rupture des relations avec l’Occident ou plus particulièrement la France, premier partenaire économique et financier du Sénégal. Le président Faye a du reste affirmé qu’il souhaitait « une coopération vertueuse, respectueuse et mutuellement productive ». Avouons qu’en 2024, cette requête en faveur de l’égalité et de la justice n’est pas franchement révolutionnaire, sinon pour ceux acquis à des relations de domination intégrée. Elle met juste en exergue un nécessaire recalibrage et rééquilibrage des relations. La France semble s’y résoudre. Le président Macron a affirmé qu’il se réjouissait de travailler avec les nouvelles autorités. Bien sûr, certains sont inquiets par rapport à des propos antérieurs plutôt durs tenus par Ousmane Sonko. Il y a deux ans encore, il déclarait sans ambages : « il est temps que la France lève son genou de notre cou », faisant référence au « let me breathe » de George Floyd et ajoutant « il est temps que la France nous foute la paix ». Il semble que depuis il ait sérieusement ripoliné son discours. Maire de Ziguinchor, il a soutenu et accueilli dans sa ville l’ouverture d’un magasin Auchan, pourtant considéré par certains comme un symbole de la tutelle économique française – rappelons que l’enseigne avait été saccagée et pillée durant les manifestations de mars 2021. Entre les discours dans l’opposition, parfois un brin démagogiques et populistes, et la réalité de l’exercice du pouvoir, il y a souvent un hiatus, ce qui du reste ne saurait être un tropisme africain… Est-ce qu’en cas de crise économique, un discours anti-français pourrait être investi par les gouvernants pour se défausser de tout bilan critique de leur propre politique ? C’est possible. Tout comme il est possible que la renégociation partenariale entre le Sénégal et la France permette de servir d’exemple à la réinvention des liens entre la France et les pays africains.
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