13.12.2024
Guerre en Ukraine : questions de crédibilité
Édito
4 avril 2024
Aucune éclaircie en vue sur le front ukrainien. Un relatif statu quo après l’échec russe de parvenir à Kiev et l’échec de la contre-offensive ukrainienne de reconquérir le Donbass, auquel s’ajoute les inquiétudes sur l’engagement à long terme de Washington, l’absence d’alternative à Vladimir Poutine à espérer à Moscou, et des Européens qui restent malgré tout assez soudés entre eux et solidaires de Kiev.
Qu’est-ce qui est en jeu en Ukraine ? Dans le discours occidental, il s’agit avant tout de nos valeurs. Nos valeurs, bien sûr, puisqu’il y a une guerre d’agression, il faut la nommer telle qu’elle est : une conquête de territoires par la force dans laquelle de surcroit des crimes de guerre documentés ont été commis. Mais ce n’est pas uniquement pour défendre nos valeurs que nous sommes engagés aux côtés de l’Ukraine, il faut le reconnaître. Sur d’autres territoires, dans d’autres conflits, nos valeurs sont également mises en cause et nous ne disons rien, ou peu de choses, et surtout nous n’agissons pas. C’est tellement visible sur le conflit israélo-palestinien. La promptitude des chancelleries occidentales à condamner les crimes de guerre – inadmissibles – commis par l’armée russe en Ukraine, la régularité avec laquelle ils sont évoqués dans les médias, contrastent avec la timidité de la dénonciation des crimes de guerre sur Gaza, qui sont de surcroit commis sur une population civile soumise à un blocus et à une famine organisée. Combien de minutes d’images sur les chaines d’info permanente, combien de « unes » de journaux sur l’Ukraine ? Combien sur Gaza ?
Les États occidentaux n’ont pas le même investissement pour aider des pays autres que l’Ukraine, qui font pourtant également face à des conquêtes territoriales ou à des crimes de guerre. Cela s’explique parce le fait que ce conflit se déroule sur le continent européen. Mais aussi parce que la Russie est un rival géopolitique. Dans le conflit en Ukraine, les Occidentaux agissent également par intérêt. Car si les valeurs qu’ils défendent sont de principes universels – violation du droit international, violation des droits humains, de crimes de guerre, etc. – pourquoi autant d’émotions concernant l’Ukraine et autant d’indifférence sur le Nord Kivu, le Soudan, la Birmanie, etc. ? Il n’est pas honteux d’avoir des intérêts. D’ailleurs, si on ne les assume pas, il se crée un climat de soupçons autour des motivations de notre positionnement. Certes, les Occidentaux se mobilisent pour défendre leurs valeurs, mais également pour défendre leurs intérêts mis en cause en Ukraine. Et c’est avant tout pour cela qu’ils s’opposent à la Russie. C’était tout ce que je développais dans le premier chapitre de mon livre publié le 30 août 2023 Guerre en Ukraine, l’onde de choc géopolitique (Eyrolles, août 2023). Mais le débat sur ce point a été largement occulté dans l’espace médiatique, un peu moins sur les réseaux sociaux.
Les pays occidentaux ont fourni des efforts conséquents pour aider l’Ukraine afin de défendre leurs intérêts. Ils consacrent des sommes importantes tout en subissant le contrecoup économique de la guerre, comme le reste du monde. Ils ont abandonné des avoirs importants en Russie – qui ont fortement aidé Vladimir Poutine qui a pu redistribuer à des obligés, anciens ou nouveaux, 100 milliards d’avoirs abandonnés par les Occidentaux – ne voulant pas apparaître, notamment face aux accusations de Volodymyr Zelensky, comme complices de l’effort de guerre russe.
Cet engagement s’accompagne de multiples déclarations indiquant que la crédibilité occidentale est mise en jeu dans cette guerre. De ce fait, il leur est impossible de rester sans rien faire, et ils ne peuvent accepter un cessez-le-feu dans les conditions actuelles, comme le demandent les pays du Sud. Un cessez-le-feu, à l’heure actuelle, signifierait le maintien de conquêtes territoriales opérées par la Russie depuis le 24 février 2022 et même depuis 2014 puisque la souveraineté de la Russie sur la Crimée n’est pas reconnue.
À force de répéter à de multiples reprises que leur crédibilité stratégique était en jeu, les pays occidentaux ont transformé une déclaration de principe en réalité factuelle. Si la guerre s’arrêtait dans les conditions actuelles, l’Occident aurait perdu une grande partie de sa crédibilité stratégique à ses propres yeux, auprès de la Russie et à l’égard du reste du monde, y compris de la Chine. Ils veulent donc maintenir leur soutien à l’Ukraine pour ne pas entamer cette crédibilité et que l’Ukraine ne tombe pas dans l’escarcelle de la Russie.
Jusqu’où les Occidentaux sont-ils prêts à aller ? Le problème, c’est que si les choses continuent ainsi, la guerre risque de durer longtemps. L’idée selon laquelle il faudrait franchir un pas pour aider l’Ukraine se répand. Il s’agirait non pas de maintenir le statu quo actuel, mais de gagner la guerre et ainsi de récupérer les territoires que l’Ukraine a perdus en envoyant des troupes occidentales pour inverser le rapport de force, tant en termes d’équipements militaires que d’un point de vue démographique. L’idée de « préparer la guerre si l’on veut la paix » et de ne pas renoncer à cette option progresse donc. Mais, très souvent, à préparer la guerre, on n’obtient difficilement la paix.
L’histoire fournit de nombreux exemples de situations dans lesquelles, au nom de ce principe si vis pacem, para bellum, la guerre a été précipitée. L’engrenage devient parfois incontrôlable. Il est certain qu’il faut garder une position de fermeté à l’égard de la Russie, encore faut-il savoir où l’on fixe le curseur. Doit-on se limiter à l’envoi de matériel ou aller jusqu’à l’éventuel envoi de troupes ? Je m’étais déjà exprimé à ce propos : la deuxième option, c’est prendre le risque d’une guerre directe contre la Russie, guerre directe que les Occidentaux ont toujours soigneusement évitée pendant la guerre froide entre blocs soviétique et américain, entre OTAN et Pacte de Varsovie. Il semble difficilement envisageable de rétablir la conscription, ou d’envoyer toute la jeunesse française combattre en Ukraine. Cependant, envoyer ne serait-ce que quelques milliers de soldats en Ukraine revient à prendre le risque d’un affrontement direct avec la Russie et ainsi d’ouvrir la boîte de Pandore. Le président de la République française, au nom de l’ « ambiguïté stratégique », n’a pas voulu exclure cette possibilité. Il a tenté – en vain – de faire bouger le président des États-Unis et le chancelier allemand sur ce point, ce qui aurait constitué un tournant stratégique. La plupart des commentateurs français ont applaudi cette tentative, et considéré que ceux qui s’y opposaient étaient – a minima – des lâches. L’opinion française s’est alarmée et y est hostile à 74%[1].
Les intérêts vitaux des Occidentaux sont-ils en jeu en Ukraine ? Non, si leur crédibilité l’est bel et bien, cela n’implique pas nécessairement les intérêts vitaux occidentaux. Est-ce que la Russie risque, comme le disent beaucoup, d’attaquer les pays de l’OTAN une fois qu’elle aura digéré l’Ukraine ? Et dans ce cas-là, ne faut-il pas déjà préparer la guerre, voire prendre les devants ou avoir une base avancée de militaires de l’OTAN en Ukraine ? Une agression russe contre un pays de l’OTAN semble peu probable. Joe Biden, qui exclut l’envoi de troupes en Ukraine, a maintes fois répété que si le moindre centimètre carré d’un pays de l’OTAN était attaqué, les États-Unis et leurs alliés réagiraient militairement. Certains pourront rappeler que l’ensemble des spécialistes de la Russie, et Volodymyr Zelensky lui-même, ne pensaient pas que la Russie entrerait en guerre en Ukraine. Cependant, entrer en guerre contre l’OTAN, c’est autre chose. Soit l’OTAN est effectivement « l’alliance la plus formidable de tous les temps » et l’écart de puissance et de moyens avec la Russie dissuade Moscou d’attaquer l’OTAN, soit l’organisation de défense est plus faible que ne le disent ses plus fervents partisans. Par ailleurs, rappelons que la France dispose de l’arme nucléaire. On ne peut pas à la fois dire que l’arme nucléaire sanctuarise la France et craindre d’être attaqués par la Russie. La France n’a pas craint d’être attaquée par l’Union soviétique au cours de la guerre froide. Elle devrait être dans le même état d’esprit à l’égard de la Russie aujourd’hui, par ailleurs beaucoup plus faible qu’à l’époque. La Russie est une puissance agressive, mais c’est aussi une puissance pauvre face aux membres l’OTAN.
À force d’affirmer que leur crédibilité stratégique était en jeu, face à l’échec de la contre-offensive ukrainienne, les Occidentaux sont confrontés à un choix entre des options dont aucune n’est agréable. Quelles sont les alternatives ? Attendre ? Poursuivre la guerre pour ne pas céder ? Chercher à inverser le cours de la guerre au risque d’une guerre générale contre la Russie ? Il s’agit d’un risque à considérer et l’opinion française et plus largement occidentale ainsi que les dirigeants occidentaux ne soutiennent pas l’idée lancée par Emmanuel Macron. Le problème est d’avoir engagé la crédibilité occidentale sans avoir défini les buts de guerre. Peut-on gagner la guerre telle qu’elle est menée actuellement ? Cela semble aujourd’hui très improbable. Un effondrement de la Russie pourrait intervenir, mais ce n’est pas le scénario principal qui se dessine. À moins de prendre le risque d’un affrontement direct, le conflit risque de prendre la tournure d’une guerre de maintien des positions. Au mieux, l’armée ukrainienne pourra empêcher la Russie d’avancer, ou légèrement empiéter sur les positions russes. Avec du temps et beaucoup d’investissement, on pourrait travailler à combler le déficit de matériel militaire de l’armée ukrainienne face à l’armée russe. Mais il est peu probable que le Donbass soit reconquis, et encore moins la Crimée. Doit-on accepter une prolongation presque sans fin de ce conflit ? Est-ce que ce n’est pas un jour les Ukrainiens eux-mêmes qui vont demander à l’arrêter ? Les États-Unis ont reproché à l’armée ukrainienne de ne pas avoir prévu de consolider le front de manière défensive comme l’armée russe l’a fait à partir de l’automne 2022. L’Ukraine affirme ne pas l’avoir fait, car cela aurait été admettre de ne pas vouloir reconquérir les territoires tenus par la Russie. Elle le fait désormais et a entrepris de se doter d’un rideau défensif pour empêcher une nouvelle avancée russe.
Les Occidentaux ont fait beaucoup pression pour que la Russie mette en œuvre les accords de Minsk. Mais les pays occidentaux n’en ont jamais fait de même pour que l’Ukraine les mette en œuvre. L’ancien président ukrainien Petro Porochenko a refusé de les appliquer alors qu’il les avait signés au nom de l’Ukraine, au motif qu’il l’avait fait en position de faiblesse. Volodymyr Zelensky, qui avait fait campagne en 2019 en utilisant la langue russe, dans la perspective d’une paix avec la Russie, n’a pas été très allant sur ce point une fois parvenu au pouvoir. En décembre 2021, réunis à Paris, Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine tombent d’accord, sous l’égide d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel. Mais le président ukrainien change d’avis, sous la pression des plus radicaux de son camp à son retour à Kiev. Après le déclenchement de l’invasion russe, en mars 2022, Volodymyr Zelensky était prêt à faire un compromis avec Vladimir Poutine qui aurait remis les questions territoriales à plus tard au profit d’un cessez-le-feu immédiat.
L’Ukraine ne serait-elle pas en meilleure position aujourd’hui si elle avait accepté ces compromis jugés honteux à l’époque ? Peut-être qu’un jour l’Ukraine acceptera cela. Et pour quels résultats la guerre aura-t-elle été prolongée ? Pour des morts supplémentaires tant du côté ukrainien que du côté russe. Le terme de négociation ne doit pas être un terme tabou, à l’instar du terme de cessez-le-feu. La question qui doit vraiment se poser et qu’on ne pose que trop peu est la suivante : y-a-t-il une chance minimale de pouvoir reconquérir les territoires perdus et que les buts de guerre de Volodymyr Zelensky puissent être atteints ? Ou ne va-t-on pas être réduit à accepter un cessez-le-feu, bien plus tard avec beaucoup plus de morts de part et d’autre ? De moins en moins d’Ukrainiens sont prêts à mourir pour le Donbass, n’en déplaise aux commentateurs français. L’enthousiasme initial pour sauver Kiev et garantir l’indépendance de l’Ukraine est moindre après 26 mois de combat, et face à l’objectif désormais de reconquérir le Donbass. J’ai mis en avant depuis longtemps que l’inégalité démographique était un facteur décisif dans ce conflit. C’est bien d’envoyer des armes à l’Ukraine, mais, à terme, elle va manquer d’hommes et de femmes pour les utiliser.
La crédibilité occidentale serait encore davantage atteinte si un cessez-le-feu devait intervenir dans les conditions actuelles, mais plus tard. Il faut parfois savoir limiter les pertes. Le scénario d’une victoire sans déclencher une guerre générale contre la Russie pour laquelle il faudrait faire preuve d’un peu de patience est certes intéressant, mais les responsables militaires ne semblent pas trop y croire. Si l’on pense que la victoire n’est pas certaine, alors il n’est pas interdit de réfléchir à des sorties prématurées du conflit. Il faut savoir ne pas s’enfoncer dans l’erreur en maintenant la même ligne. Il s’agit de questions importantes qui sont difficiles à poser. Jusqu’à quand faut-il accepter de maintenir le statu quo ? Est-ce que les Occidentaux doivent nécessairement calquer leurs buts de guerre sur ceux de l’Ukraine ? Les intérêts sont-ils alignés ? Dans quelle mesure dispose-t-on d’une vision claire sur la gestion de l’Ukraine et sur le débat interne qui s’y joue sur la conduite de la guerre ? Qu’en est-il du poids des oligarques, du degré de corruption, et de l’efficacité de la lutte contre cette dernière ?
Pourquoi les Occidentaux n’auraient-ils pas leur mot à dire sur les buts de guerre, au regard de leur participation et des coûts qu’ils subissent ? C’est de la taxation sans représentation. Les pays occidentaux soutiennent l’Ukraine, mais ne semblent pas avoir leur mot à dire. Il nous faut défendre nos intérêts et cela peut impliquer de ne pas suivre inconditionnellement le gouvernement ukrainien.
[1] Sondage Odoxa pour Le Figaro et Backbone consulting du 29 février 2024.
Cet article est également disponible sur le blog de Pascal Boniface ou Mediapart.