ANALYSES

Attentat à Moscou : la Russie face au terrorisme islamiste

Interview
26 mars 2024
Le point de vue de Jean de Gliniasty


L’attentat perpétré le vendredi 22 mars dernier par le groupe État islamique au Khorassan dans une salle de concert à Moscou a rappelé aux autorités russes la menace islamique pesant sur la Russie depuis la guerre d’Afghanistan et les guerres de Tchétchénie. Pourquoi la Russie a-t-elle été frappée ? Quelles peuvent être les répercussions géopolitiques de cette attaque ? Comment la menace djihadiste évolue-t-elle en Asie centrale ? Entretien avec Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS et ancien ambassadeur français en Russie, spécialiste des questions russes.

L’attentat mené le vendredi 22 mars par un commando terroriste affilié à Daech au Crocus City Hall à Moscou a fait 140 morts et 300 blessés. Pourquoi la Russie a-t-elle été visée ? Quels sont les précédents entre la Russie et le terrorisme islamiste ? En quoi cet attentat met-il en exergue les failles des services de renseignement russes ?

Durant la guerre en Afghanistan (1979-1989), la Russie s’est heurtée aux islamistes afghans armés notamment par les États-Unis dont une partie est devenue Al-Qaïda. Ensuite, les guerres tchétchènes (1996 et 2000) ont vu le nationalisme tchétchène se transformer en djihadisme caucasien (l’« Émirat du Caucase ») dirigé contre la Russie. Puis en Syrie, la Russie s’est affrontée à Daech. Le retrait américain d’Afghanistan a provoqué une véritable guerre entre les talibans et Daech, et les relativement bonnes relations entretenues par Moscou avec les talibans ont fait de la Russie une cible. Il ne faut pas s’étonner que depuis la première guerre de Tchétchénie les attentats commis contre les Russes par les djihadistes se soient succédé avec les pics du Théatre Doubrovka (plus de 150 morts, dont 130 otages, en 2002) et de l’École de Beslan (334 morts, dont 186 enfants en 2004). On a enregistré régulièrement de nombreux et sanglants attentats djihadistes notamment dans les aéroports, dans le métro de Moscou et de Saint-Pétersbourg avec des dizaines de morts. Le dernier organisé en septembre 2022 par Daech visait l’Ambassade russe à Kaboul et a fait dix morts.

Le risque permanent d’attentats djihadistes est pris en compte par les autorités russes mais, d’une part, malgré des signaux d’alerte, il est difficile de prévoir le jour, l’heure et l’endroit de l’attentat, et d’autre part, la guerre en Ukraine mobilise les efforts des services de sécurité et amoindrit sans doute leur vigilance envers les djihadistes. L’attentat de Crocus Hall et ses 140 morts seront mis, quoi qu’il en soit et malgré un premier mouvement de solidarité autour des autorités, sur le compte d’une défaillance de la sécurité et donc du gouvernement.

L’attentat, pourtant revendiqué à plusieurs reprises par l’État islamique au Khorassan, est utilisé par le Kremlin pour alimenter son narratif anti-Ukraine. La population adhère-t-elle à cette version ? Quelles peuvent être les répercussions de cet attentat et des déclarations de Vladimir Poutine dans la guerre entre Kiev et Moscou ?

La priorité du président Poutine est sa guerre en Ukraine et l’attentat a été utilisé pour accuser Kiev de complicité (la fuite des terroristes vers l’Ukraine) légitimant ainsi une intensification des mesures militaires en Ukraine et un surcroît de mesures répressives à l’intérieur. La possibilité d’une plus grande solidarité avec le monde occidental dans la lutte contre le djihadisme passait au second plan comme on l’a constaté avec le rejet dédaigneux des avertissements américains – rejet qui n’a sans doute pas empêché les Russes de prendre des mesures et de déjouer peu de temps après un projet d’attentat contre une mosquée à Moscou.

Après quarante-huit heures, Poutine a néanmoins reconnu que les auteurs de l’attentat étaient les djihadistes de Daech, sans exclure pour autant des complicités ukrainiennes. Il lui était difficile de faire autrement, car les Occidentaux, l’opinion mondiale et les Russes eux-mêmes savaient à quoi s’en tenir surtout après les communiqués de l’État islamique du Khorassan revendiquant l’action terroriste.

Les quatre suspects interpellés et présentés devant un juge seraient originaires du Tadjikistan. Quel est aujourd’hui l’état de la menace djihadiste en Asie centrale et dans le Caucase ?

La menace terroriste dans le Caucase est constante, car la guerre de Tchétchénie a laissé des traces dans toute la région et les « retournants » de la guerre en Syrie après la défaite de Daech sont nombreux. En Asie centrale, la Russie avait déploré le retrait brutal des Américains d’Afghanistan et le vide ainsi créé qui risquait de déstabiliser la région.

Le Tadjikistan est particulièrement vulnérable, car le régime a interdit le Parti de la Renaissance islamique pourtant partie aux accords qui avaient mis fin en 1997 à cinq ans de guerre civile, et ses membres ont choisi la clandestinité. De nombreux djihadistes tadjiks sont retournés de Syrie et la longue frontière avec l’Afghanistan est propice à toutes les infiltrations.

Plus généralement les mouvements musulmans extrémistes et les djihadistes de l’État islamique du Khorassan agitent les populations dans l’ensemble de l’Asie centrale, ce qui suscite un surcroît de vigilance des gouvernements, une coopération de police et de renseignement avec la Russie et la Chine, notamment au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) et le plus souvent un surcroît d’autoritarisme. Mais le composé de référence islamique, de laïcité des élites et d’autoritarisme des régimes de la région rend l’Asie centrale particulièrement vulnérable à l’action des djihadistes.
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