20.11.2024
La bataille d’Istanbul : le véritable défi des élections municipales du 31 mars en Turquie
Tribune
25 mars 2024
Bien qu’en France et dans la plupart des États européens, les élections municipales ne suscitent pas souvent des enjeux très importants, celles du 31 mars 2024 en Turquie présentent plusieurs enjeux vitaux pour l’opposition, le pouvoir et l’avenir du pays. Une chose est certaine : une victoire de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement) à Istanbul renforcerait considérablement la main du pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan, qui reste sans véritable rival, avec la capacité de déstabiliser gravement l’opposition. Une victoire du CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du peuple) constituerait un résultat prometteur pour l’opposition et pour les élections présidentielles prévues en 2028.
Il s’est écoulé presque un an depuis les élections générales de mai 2023, et la Turquie se retrouve à nouveau dans un processus électoral où les autorités locales seront élues. Pour rappeler brièvement le système administratif local de la Turquie, le pays est divisé en 81 provinces, parmi lesquelles figurent notamment Istanbul, Ankara, Izmir, Adana, Bursa et Trabzon. Chaque province est elle-même découpée en districts, tels que Beyoğlu, Beşiktaş, Kadıköy et Fatih à Istanbul et, à leur tour, chacun de ces districts est composé de quartiers. Le 31 mars, les électeurs turcs vont élire le maire de leur province, le maire de leur district, les membres des conseils municipaux, ainsi que le mukhtar de leur quartier ou village.
Parmi les 81 provinces de Turquie, Istanbul sera sans doute celle qui retiendra le plus l’attention. Gouvernée par Ekrem İmamoğlu, membre du CHP, depuis 2019 après une élection mouvementée, la domination de 25 ans de l’AKP et de ses prédécesseurs sur la ville a pris fin. Du côté de la capitale, Ankara, le CHP a également mis fin à une domination de l’AKP de 25 ans en 2019. Le maire actuel de la métropole, Mansur Yavaş, semble assuré d’être réélu malgré quelques districts où la victoire pour le CHP n’est pas garantie.
Pour revenir à Istanbul, ses 16 millions d’habitants, sa nature cosmopolite qui reflète les différentes régions du pays et son statut de moteur économique, elle reste d’une importance cruciale et il s’avère plus difficile qu’un parti s’y impose. Ainsi, c’est surtout pour la municipalité métropolitaine d’Istanbul que la course se tient et s’intensifie.
Contre toute attente, le candidat de l’AKP pour Istanbul est Murat Kurum, l’ancien ministre de l’Environnement et de l’Urbanisme. Un nom associé à des projets ayant suscité de multiples polémiques, tels que l’initiative de « Canal Istanbul », l’amnistie sur le zonage[1] en 2018 qui a aggravé les conséquences du tremblement de terre de février 2023, et des « transformations urbaines » à Istanbul, dans lesquelles des résidents ont été expulsés de leurs maisons sans garantie de relogement. Outre ces questions, Murat Kurum est un candidat discret, peu connu du public, qui a jusqu’à présent marqué sa campagne électorale par des gaffes à répétition. Ne pas savoir par exemple si un district d’Istanbul se situe du côté européen ou asiatique de la ville, a déclenché des critiques selon lesquelles il ne connaît pas la ville. Cela a même donné lieu à la création d’un site web intitulé « Bienvenue à Istanbul, Murat Kurum »[2], qui vise à « fournir des informations sur les activités à faire, les restaurants, les lieux d’hébergement et bien d’autres informations pendant les jours qu’il passera à Istanbul au cours du processus électoral ». Dans cette situation compliquée pour le candidat de l’AKP face à un candidat populaire comme Ekrem İmamoğlu, le président Erdoğan doit grandement s’impliquer dans la campagne électorale.
En effet, plusieurs raisons expliquent pourquoi Istanbul revêt une importance particulière pour R. T. Erdoğan. Tout d’abord, Istanbul, en tant que centre économique et financier du pays, est une source vitale de clientélisme pour les partis politiques en Turquie. La gouvernance d’Istanbul offre un appréciable accès aux ressources publiques et privées, constituant ainsi d’immenses avantages pour tout processus électoral. Cependant, la charge symbolique est encore plus importante pour le camp de R. T. Erdoğan. La popularité de l’AKP est en effet ancrée dans les municipalités qu’il gouverne depuis plus deux décennies, et Erdoğan doit son ascension politique à son élection à la mairie d’Istanbul en 1994. Ainsi, il y a un aspect émotionnel pour R. T. Erdoğan à reconquérir sa ville natale, Istanbul. De plus, en raison de son caractère cosmopolite rassemblant des habitants issus de différentes régions de la Turquie, la métropole représente une source d’influence majeure pour le pays.
Cependant, les enjeux sont également cruciaux pour l’opposition. Après le choc des élections présidentielles de mai 2023, le principal parti de l’opposition turque était divisé entre ceux qui voulaient un changement véritable au sein du parti, y compris un changement de leadership, et ceux qui estimaient qu’il y avait eu suffisamment de changements avec des modifications importantes au sein du Bureau exécutif central du parti et l’élection de nombreux nouveaux conseillers. Avec le soutien du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, le premier groupe a remporté le congrès du parti et, avec une petite marge, Özgür Özel a été élu président du CHP en novembre2023. Ce contexte de fragilité au sein du parti est fondamental lorsqu’on considère les élections municipales, car une défaite à Istanbul risque de déstabiliser E. İmamoğlu et sa position privilégiée au sein du parti. Pour l’instant, Ekrem İmamoğlu est considéré comme le seul acteur politique capable de défier Recep Tayyip Erdoğan et, cette fois-ci, le CHP n’aura pas de partis alliés comme en 2019 qui soutiendront directement le candidat. S’il remporte à nouveau les élections à Istanbul, E. İmamoğlu montrera sa capacité à gagner de manière autonome et il sera attendu qu’il se présente aux élections présidentielles de 2028. Ainsi, une victoire du CHP à Istanbul permettrait à Ekrem İmamoğlu d’acquérir davantage d’expérience sur la scène politique et de renforcer sa popularité jusqu’aux élections présidentielles. En revanche, une victoire de l’AKP éliminerait le plus grand rival actuel d’Erdoğan.
Comme cela a été le cas ces dernières années, la clé pour remporter les élections en Turquie est de calmer l’anxiété des nationalistes sans déplaire aux électeurs kurdes. Ces deux groupes ont le potentiel de se radicaliser mutuellement et d’alimenter des débats polarisants. Lors des élections de 2023, l’opposition avait perdu cet équilibre. À ce stade, la plupart des candidats du CHP au poste de maire semble avoir retrouvé cet équilibre en éloignant leur discours politique des axes nationalistes. Dans cet équilibre, les candidats développent un discours plus démocratique et se concentrent sur la politique locale, tout en développant des arguments sur l’économie, le mérite et le service public. İmamoğlu, quant à lui, n’a commis aucune gaffe majeure, bien qu’il soit le candidat qui a le plus souvent abordé la politique nationale et en dépit du fait que le pouvoir médiatique entre les mains du gouvernement ne laisse aucune marge d’erreur à l’opposition.
Un autre aspect à souligner à nouveau est que, contrairement aux élections de 2019, l’opposition ne formera pas d’alliance pour soutenir Ekrem İmamoğlu. Chaque parti présente son propre candidat, ce qui crée une équation fragile pour le CHP mais également pour l’AKP. Ainsi, les votes recueillis par le parti DEM (Halkların Eşitlik ve Demokrasi Partisi, Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples), parti pro-kurde qui précédemment soutenait İmamoğlu, et le parti YRP (Yeniden Refah Partisi, Le nouveau parti de la prospérité), parti islamiste allié avec l’AKP lors des élections présidentielles, à Istanbul détermineront l’issue de l’élection. Selon certains calculs, si le DEM obtient plus de 4 % des voix et le YRP moins de 3 %, M. Kurum aura une chance de l’emporter, et si le contraire se produit c’est E. İmamoğlu qui est en bonne position.
Dans ce contexte, les résultats à Istanbul dépendent de la situation de chaque district, chacun devant être évalué individuellement. Istanbul compte 39 districts : le CHP en détient 14, l’AKP 24 et le MHP 1 (Milliyetçi Hareket Partisi, Parti d’action nationaliste), ce qui a donné la majorité au sein du conseil municipal métropolitain à l’AKP et à son allié, le MHP, alors que E. İmamoğlu est le maire du Grand Istanbul.
Cette situation peut créer des confusions importantes, car il se peut qu’un parti remporte les élections municipales au niveau de la province sans parvenir pour autant à obtenir la majorité des districts. Cela témoigne des dynamiques qui affectent les élections au niveau national, provincial et des districts en Turquie, et montre également qu’il convient d’être prudent dans les analyses.
Pour revenir au niveau des districts, peu de districts semblent acquis, et les deux partis pourraient réserver des surprises. Toutefois, parmi eux, Fatih, Üsküdar et Beyoğlu sont les districts qui pourraient créer un effet de surprise à Istanbul. Gouverné par l’AKP et son prédécesseur depuis 1999 avec une marge de vote assez large, Fatih, ne semble plus être un bastion du pouvoir. Autre lieu, Üsküdar, longtemps aussi considéré comme un bastion de l’AKP et où Erdoğan a résidé pendant de nombreuses années et possède toujours une résidence, on constate que le CHP a une très forte probabilité de l’emporter également. Beyoğlu, gouverné par l’AKP et ses prédécesseurs depuis 1994, est encore plus fragile, avec une compétition très serrée. Ce lieu revêt également une importance symbolique pour Erdoğan, qui est né et a grandi à cet endroit, et dont une partie de sa famille vit encore à Kasımpaşa, un quartier populaire de Beyoğlu. Pour souligner l’importance de ce lieu symbolique pour lui, le président Erdoğan a l’habitude de terminer ses campagnes électorales à Kasımpaşa, comme il l’a fait en mai 2023. Dans cette situation où le candidat du CHP représente un défi sans précédent pour Beyoğlu, il est à prévoir que le président y organisera un meeting politique la dernière semaine de mars pour solliciter le soutien des électeurs du district et de la province. Une semaine avant les élections, le 24 mars, il a déjà organisé un grand meeting à Istanbul sur le tarmac de l’ancien aéroport d’Atatürk. En effet, le président n’hésite pas à descendre sur le terrain et à mobiliser ses ministres, surtout dans les grandes villes, pour apporter le soutien à ses candidats locaux.
Quant aux électeurs, on ne ressent pas l’excitation habituelle ni du côté du pouvoir ni du côté de l’opposition. Les électeurs de l’opposition ne semblent pas encore avoir surmonté la déception et la colère des élections présidentielles de 2023. Cependant, les électeurs du camp du pouvoir ne sont pas non plus très enthousiastes. La crise économique, avec une inflation très élevée et des salaires trop bas, notamment pour les retraités, est un facteur majeur. Dans le contexte actuel, seuls les électeurs du YRP semblent être enthousiastes pour les élections. Même si le charisme d’Erdoğan lui a permis de remporter les élections présidentielles, les dynamiques des élections municipales sont toujours plus variées en Turquie. Alors que la participation était de 84,6% en 2019, on peut s’attendre à une diminution considérable du taux de participation, et le parti qui aura les électeurs les moins démotivés remportera la victoire.
Cette élection municipale revêt donc une importance cruciale pour l’avenir politique de la Turquie. En effet, la question ne concerne pas seulement Istanbul, mais elle servira de transition vers une nouvelle course au pouvoir pour les élections présidentielles de 2028, car la véritable compétition se joue entre Erdoğan et İmamoğlu[3]. Si Ekrem İmamoğlu remporte à nouveau Istanbul, l’opposition aura un candidat fort pour les élections de 2028. En revanche, si E. İmamoğlu est battu, le camp de R. T. Erdoğan n’aura aucun rival pour les élections de 2028. Les deux camps en sont bien conscients, et la course se poursuit avec une avance légère pour E. İmamoğlu. Néanmoins, la moindre erreur, la moindre gaffe d’un candidat peut tout changer dans un contexte très polariser.
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[1] C’est un ensemble de lois turques visant à enregistrer et à légaliser les constructions nominalement illégales. L’amnistie est accordée (rétroactivement) aux bâtiments sans permis de construire et aux constructions qui ne respectent pas les codes de construction officiels, y compris les règles de sécurité contre les incendies et les tremblements de terre. Les amnisties de zonage sont souvent accordées par les autorités pour un gain économique et politique à court terme.
[2] Pour visiter le site web : https://www.istanbulahosgeldin.com/
[3] Il est cependant à noter que selon la Constitution, Erdoğan ne peut pas se représenter pour un troisième mandat à l’élection présidentielle. Cependant, si le Parlement décide de renouveler les élections avant l’expiration du mandat du président (l’AKP et son allié le MHP n’ont pas assez de sièges pour le faire), ou si la Constitution est modifiée pour le permettre, Erdoğan pourrait se présenter comme candidat.