19.12.2024
Russie : nouvelle intronisation pour Vladimir Poutine
Interview
19 mars 2024
Élu avec plus de 87 % des voix, résultat inédit depuis la fin de l’Union soviétique, Vladimir Poutine va briguer, sans surprise, un 3e mandat consécutif, le 5e en tout. Si cette élection témoigne de la mainmise du Kremlin sur le pouvoir russe et l’opinion publique, elle légitime encore davantage Vladimir Poutine et ne laisse augurer aucun changement de cap sur le plan politique. Quelle analyse peut-on faire de ces résultats ? Comment se porte la Russie économiquement et politiquement ? Éléments de réponses avec Arnaud Dubien, chercheur associé à l’IRIS et directeur de l’Observatoire franco-russe.
Si Vladimir Poutine a été réélu sans surprise, quelle analyse peut-on faire de ce rendez-vous électoral au regard des résultats et du taux de participation ?
La plupart des observateurs moscovites s’attendaient à une participation d’environ 70 % et à ce que Vladimir Poutine recueille un peu plus de 80 % des voix (ce qui correspond peu ou prou à sa côte de soutien mesurée dans les sondages, y compris ceux réalisés par le Centre Levada). Les chiffres définitifs – respectivement 77,44 % et 87,28 % – ont donc surpris.
La première impression que l’on peut tirer de la visite de Poutine hier soir à son état-major de campagne à côté du Kremlin est celle d’une grande assurance du président russe. À l’évidence, il estime avoir reçu un mandat fort de son peuple pour mener à bien sa politique, notamment en Ukraine. Il n’y aura aucun changement de cap, et si un remaniement est bien attendu début mai, il n’affectera pas les grands équilibres politiques. Tout au plus certains éléments jugés méritants seront promus, peut-être pour commencer à préparer « l’après ».
Clairement, les communistes sont les grands perdants de cette présidentielle. Ils paient le choix d’un candidat insignifiant et le « ralliement autour du drapeau » de l’électorat loyaliste. Le jeune candidat de Gens nouveaux, Viatcheslav Davankov, a fait un score honorable, mais sans plus. Il a recueilli une partie des voix de l’électorat de Nadejdine en explorant les limites de ce qui était autorisé dans ce système très encadré par le Kremlin.
L’action « voter à midi » initiée par l’opposition dite « hors système » a eu un certain écho, surtout perceptible à Moscou. Reste qu’il est impossible pour ces forces – au demeurant marginales numériquement – de mener un combat politique en Russie dans le contexte actuel. La question de l’unité et du leadership de cette mouvance est en outre posée : Ioulia Navalnaïa cherche à prendre le relais de son mari, mais rien ne dit qu’elle y réussira. L’exemple de l’opposante biélorusse Tikhanovskaïa n’est à cet égard pas très encourageant.
Dans quel contexte économique et social ces élections se sont-elles tenues, et alors que malgré les sanctions, l’économie russe ne s’est toujours pas effondrée ? Comment expliquer cette résistance ?
Dans un contexte inattendu et même inespéré pour le Kremlin. Souvenons-nous de l’automne 2022. L’armée russe reculait dans la région de Kharkiv et avait dû se retirer de Kherson ; l’économie était en récession (environ -2 %) ; Vladimir Poutine était contraint de procéder à une mobilisation partielle alors que des doutes commençaient à émerger – à défaut de s’exprimer ouvertement – dans la société et au sein des élites russes. Aujourd’hui, les perspectives vues du Kremlin sont très différentes. Il n’y a pas d’opposition intérieure. Le Kremlin relève un effritement du soutien financier, militaire et diplomatique de l’Occident à l’Ukraine, alors même que Joe Biden est toujours à la Maison-Blanche. Surtout, l’économie russe fait mieux que résister : +3,6 % de croissance l’an dernier et, pour l’instant, une trajectoire comparable sur le début de 2024. Peu endettée, la Russie dispose d’importantes marges de manœuvre budgétaires. Ses recettes pétrolières tiennent grâce à l’accord OPEP+. Elle peut se permettre d’augmenter les impôts sur le revenu et les bénéfices des sociétés, car leur niveau actuel est bas (13 et 15 % pour l’impôt sur le revenu, 20 % pour l’impôt sur les sociétés). Moscou a, dès l’été 2022 (quand le Kremlin comprend que l’« opération spéciale » est un échec et que le pays s’engage dans un conflit d’attrition), mis en ordre de bataille ses industries de défense qui tournent désormais à plein régime. Cette politique économique a produit d’autres effets peu relevés en Occident. Pour résumer, les perdants de ces 30 dernières années deviennent les gagnants des transformations en cours. Cela vaut pour les territoires comme pour les classes sociales. Un ouvrier spécialisé de l’Oural (et de bien d’autres régions), hier méprisé et tirant le diable par la queue, est aujourd’hui courtisé et peut se payer des vacances en Thaïlande, car il gagne des sommes auxquelles il n’avait jamais rêvé auparavant. Le manque de main-d’œuvre, l’émigration de plusieurs centaines de milliers de personnes en 2022 et la campagne de recrutement du ministère de la Défense – qui propose des soldes mirobolantes pour la province russe, de l’ordre de 3 000 euros par mois – ont totalement rebattu les cartes. Une nouvelle géographie économique émerge aussi, avec des infrastructures tournées vers le Sud (zone Caspienne, avec le port d’Astrakhan et la ligne de chemin de fer via l’Azerbaïdjan) et l’Est (élargissement des terminaux portuaires de la façade pacifique, capacités accrues vers la Chine). Des mouvements tectoniques sont en cours ; reste à savoir – surtout pour nous Européens – ce qui est irréversible ou pas.
Dans le contexte de la guerre en Ukraine et un mois après la mort de l’opposant Alexeï Navalny, quel message ces élections renvoient-elles à l’étranger, et plus particulièrement à l’Occident ?
L’hostilité envers l’Occident, qui était jusqu’ici plutôt l’apanage des élites sécuritaires et de la frange la plus conservatrice de la société russe, commence à « infuser ». Certes, les gens font – encore – la part des choses ; il n’y a aucune hostilité au quotidien envers les Occidentaux en Russie par exemple. Mais les récents propos d’Emmanuel Macron laisseront des traces. D’autant que s’ils ne sont pas vraiment pris au sérieux par le Kremlin, ils sont utilisés à des fins de propagande par le pouvoir russe.
Côté occidental, on peut être frappé de l’évolution rapide des narratifs dominants et de la quasi-disparition de l’analyse au profit de l’incantation et de l’émotion. Ce glissement, alimenté par le fonctionnement du système médiatique parisien et de la méconnaissance fondamentale des réalités russes, est très inquiétant.