ANALYSES

Russie-Ukraine : gagner la guerre ? Gagner la paix ?

Tribune
8 février 2024


Alors que la guerre civile en Ukraine va entrer dans sa dixième année, la guerre russo-ukrainienne dans sa troisième et la guerre froide américano-russe dans sa 77e année, la question unanimement partagée est de savoir qui va gagner ces guerres. Fausse question qui esquive le problème de fond : comment gagner la paix ? Dans une guerre, les belligérants cherchent d’abord à atteindre leurs objectifs. Les discussions pour la mise en place d’une paix pérenne démarrent lorsque les résultats atteints satisfont les deux protagonistes ou lorsque l’un des deux admet qu’il ne pourra jamais arriver à ses fins. Quel est l’état des lieux ?

L’Ukraine, pays agressé, bombardé, martyrisé, en partie détruit et en partie occupé, a un objectif clair : recouvrer sa souveraineté sur la totalité de son territoire et être admis dans un système de protection militaire et économique (OTAN et UE) pour échapper à l’emprise russe.

La Russie avait de multiples objectifs en s’engageant militairement contre l’Ukraine. D’abord s’immiscer dans la guerre civile ukrainienne et l’amplifier en soutenant les insurgés du Donbass tout en prélevant un premier bénéfice par l’annexion de la Crimée (2014). Puis vint l’escalade (2022) : reconnaissance des républiques autoproclamées (Donetsk et Louhansk), attaque militaire contre l’Ukraine, annexion des oblasts dissidents et des territoires conquis et création d’une ligne de défense qui s’avère, à ce jour, inexpugnable. S’y rajoutent les opérations militaires dans la profondeur visant à détruire le potentiel économique et à briser les capacités de défense ukrainiennes. Si la ligne de défense russe résiste aux contre-offensives de l’armée ukrainienne, les territoires occupés et, dans une moindre mesure, le territoire russe terrestre ou ses espaces maritimes ne sont pas à l’abri des ripostes de l’armée ukrainienne. Ces actions ne semblent toutefois pas porter des avantages évidents : pour la Russie, ce sont des coups d’épingles dont les conséquences sont habilement dissimulées ou exploitées en agitant encore plus l’épouvantail de la russophobie, ultime motivation pour souder le peuple russe et son armée derrière le « camarade commandant-en-chef suprême ».

De part et d’autre de cette ligne de confrontation comme dans les arrières, l’épreuve de force se joue sur la profondeur stratégique, c’est-à-dire la capacité à durer et à alimenter la fournaise des armes.

La profondeur stratégique russe est immense, augmentée par celle de ses alliés majeurs (Chine, Corée du Nord, Iran), l’ensemble dans un espace géostratégique protégé par le bouclier des armes nucléaires. Industries d’armement, formation de combattants, exploitation des ressources naturelles ou industrielles, capitalisation de revenus y sont développées en sécurité. Certes parfois troublées par des frappes et constamment soumises à des sanctions, mais qui n’entament pas la dynamique générale. La majeure partie de ces ressources est russe et donc sous une direction unique et ferme d’économie de guerre. Les multiples déclarations et gestes de la Chine montrent que l’alliance est solide et publiquement assumée (déclaration du 31 janvier 2024), quant aux deux autres pays, ils ne sont pas prêts à lâcher la Russie.

La profondeur stratégique ukrainienne est excessivement contrainte. Elle est morcelée en deux zones géostratégiques. Le territoire ukrainien, théâtre de la guerre, sur lequel toutes les activités militaires, industrielles et même civiles sont exposées aux coups les plus rudes et donc ne peuvent déployer une efficacité maximale. Elle est connectée avec l’espace géostratégique des alliés, sous le parapluie nucléaire otanien, qui peut en sécurité apporter sa contribution à l’effort de guerre (formation des combattants, industries d’armement, maintenance des matériels, recueil et traitement du renseignement), mais selon une programmation progressive, soumise aux processus décisionnels des États, aux tergiversations pour les prises de décisions collectives (Hongrie pour l’UE) et désormais aux limitations de capacités (munitions, blindés, armement de défense sol-air ou aéronefs de combat) en l’absence d’un passage à une économie en guerre à défaut d’une économie de guerre. La difficulté majeure est enfin pour l’Ukraine les limites de la ressource en combattants, un problème aigu qui ne peut être résolu par les alliés et attise les tensions à l’intérieur du haut commandement politico-militaire.

La situation sur le front ukrainien

Sur le front ukrainien, la Russie a donc atteint ses objectifs politiques (aide aux dissidents du Donbass) et territoriaux (saisies de la mer d’Azov, barrage de Nova Kakhova, canal de Crimée, centrale de Zaporijia et conquête de territoires lui permettant de sécuriser ces gains). L’on peut considérer que les rodomontades sur la dénazification sont avant tout de la propagande destinée à mobiliser la population russe qui garde une mémoire vive, très entretenue par le pouvoir, de la Grande Guerre patriotique (1941-1945). Selon l’institut Levada, 75% de la population soutient l’opération militaire spéciale et 83% approuve l’action du président Poutine.

L’issue de l’affrontement militaire en Ukraine dépend ainsi des capacités à tenir dans la durée des deux belligérants. Si celles de la Russie se consolident, celles de l’Ukraine tendent à s’éroder avec le temps. Elles dépendent largement de la volonté et de la possibilité pour les Occidentaux et surtout les États-Unis de maintenir leurs efforts dans la durée. Le Sénat américain vient de trouver un compromis sur la politique migratoire et l’acceptation de l’aide à l’Ukraine, mais Donald Trump pousse les Républicains à ne pas le voter.  Pour autant rien ne permet d’affirmer que cette position puisse durer. Il est démontré que 60% de l’argent destiné à l’Ukraine est investi dans l’industrie d’armement aux États-Unis même. Un président américain, quel qu’il soit, se privera-t-il de cet avantage qui permet en outre, pour un infime pourcentage de son budget de la défense d’affaiblir l’ennemi russe et de viser à toucher au-delà Chine, Iran, Corée du Nord ?

Construire les équilibres géopolitiques futurs

Et n’esquivons pas la fait que, au-delà de cette guerre, l’enjeu, pour les Américains et les alliés occidentaux, est la construction des équilibres géopolitiques du siècle à venir. Et sur ce champ, les États-Unis et l’Occident sont défiés par le tandem Chine-Russie. Depuis 2007 et encore plus explicitement en décembre 2021, Poutine justifie son agression par la nécessité de se défendre contre les États-Unis et ses alliés : « For the United States and its allies, it is a policy of containing Russia, with obvious geopolitical dividends. For our country, it is a matter of life and death, a matter of our historical future as a nation ».

La guerre est pour lui globale et hybride et il la prépare depuis longtemps. Parmi de multiples actions géopolitiques, Poutine a lancé, en 2006, le projet d’une association entre Chine, Russie et Brésil, bientôt rejoints par l’Inde puis l’Afrique du Sud (BRICS-2011) et, depuis le 1er janvier 2024, par l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Éthiopie (l’Argentine ayant finalement décliné l’invitation). Régulièrement dénigré par nombre d’économistes et de géopoliticiens, ce club, certes hétéroclite et volontairement sans discipline interne, avance progressivement vers ses objectifs sans cesse revalorisés. Il s’agissait d’abord de s’organiser à quatre pour plaider au cas par cas des dossiers économiques auprès des instances de régulation internationales, dominées par les pays occidentaux. Selon Dmitri Medvedev, hôte du premier sommet en 2009, « Le sommet du BRIC doit créer les conditions d’un ordre mondial plus juste ». Les ambitions initiales concentrées sur l’économie se sont élargies à des prises de position concernant l’ensemble des questions internationales afin de se concerter et de se regrouper pour défendre des positions alternatives sur tous les problèmes. Bien qu’il ne soit pas présent en Afrique du Sud pour le dernier sommet des BRICS en 2023, les conclusions de ce sommet ont brossé la vision des chefs d’État pour un monde alternatif, reprenant nombre des propositions du « concept » de la politique étrangère de la Fédération de Russie.

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Ce défi lancé par la Russie est suivi avec intérêt par plusieurs pays. Les pays occidentaux ont voulu le relever, mais ils doivent comprendre qu’il dépasse la dimension militaire et le cadre espace-temps ukrainien, en soi certes, un problème majeur difficile à régler. Le plan est hybride, à visée globale et reçoit le soutien de nombreux pays. Comment réagir ?

« Le suprême raffinement dans l’art de la guerre, c’est de s’attaquer aux plans de l’ennemi. […] Le mieux ensuite, c’est de lui faire rompre ses alliances. », SunTzu, L’Art de la guerre.

Pratiquement, sans cesser de montrer la fermeté par le soutien à l’effort militaire de l’Ukraine, car la stratégie politique ne se conçoit pas sans la force, faire évoluer les régulations économiques internationales en suivant la recommandation du rapport Goldman Sachs de 2001 « It is time for the world to build better global economic BRICs. », et politiquement en entreprenant une réforme de l’Organisation des Nations unies, en somme offrir un horizon à ceux qui ont été tentés par les sirènes russes. Un projet que peut et doit porter l’Union européenne, affirmant ainsi sa capacité d’autonomie stratégique.
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