18.11.2024
France-Chine, 60 ans d’ambivalence
Presse
3 janvier 2024
Reconnaissance tardive – elle intervient bien après celle effectuée par le Royaume-Uni en 1950, pour ne citer qu’un exemple – liée à une conjoncture défavorable (le Vietminh puis le FLN algérien étant soutenus par Pékin), mais reconnaissance effective conduisant, pour Paris, à la renonciation à tout contact diplomatique officiel avec l’« autre » Chine, la République de Chine, réfugiée sur l’île de Taïwan depuis 1949, avec à sa tête Chiang Kaï-chek. Soixante ans plus tard, les conseils du Général semblent plus que jamais d’actualité, tant la RPC est devenue un acteur incontournable des relations internationales.
En 2024, le 60e anniversaire de cette reconnaissance devrait être célébré en grande pompe, tant cet exercice diplomatique est l’occasion de communiquer sur la coopération économique entre les deux pays (on se souvient du slogan, il y a dix ans, « 50 contrats pour le 50e anniversaire »).
Pourtant, en six décennies, le rapport de force entre ces deux membres du Conseil de sécurité de l’ONU a bien changé, au profit de la RPC. Cet anniversaire intervient dans un contexte géopolitique particulièrement tendu : rivalité sino-américaine, guerre en Ukraine, conflits au Proche et au Moyen-Orient, tensions dans l’Indo-Pacifique, influence croissante chinoise en Afrique… Autant de sujets qui structurent une relation bilatérale en pleine évolution.
60 ans, 60 milliards de déficits
En 1964, la Chine disposait d’un avantage démographique sur la France, mais sur le plan économique les indicateurs français étaient bien meilleurs, l’Europe occidentale jouissant alors d’une période de pleine croissance (les trente glorieuses) tandis que la Chine sortait à peine de la « Grande famine » qui sévit entre 1958 et 1962 en conséquence de la politique désastreuse du Grand Bond en avant, qu’allaient aggraver dès 1966 les dix années noires de la Révolution culturelle.
En 2023, la relation économique apparait des plus déséquilibrées, avec un déficit commercial français abyssal de plus de 50 milliards d’euros en 2022 – le plus grand déficit commercial bilatéral français. Si les multinationales françaises continuent de faire des profits en Chine (aéronautique et spatial, agroalimentaire, produits de luxe, cosmétique), les bénéfices sur l’ensemble du tissu économique national sont moins évidents, l’ouverture tous azimuts au capitalisme d’État chinois favorisant la désindustrialisation et la perte d’avantages compétitifs de nombreux produits à haute valeur ajoutée. À l’horizon 2024, la barre symbolique des 60 milliards d’euros de déficit devrait être atteinte.
Certes, un tel déséquilibre bilatéral n’est pas l’apanage de notre seul pays, le déficit commercial global des pays de l’UE vis-à-vis de la Chine s’élevant en 2022 à la somme astronomique de 400 milliards d’euros.
Largement biaisés par des considérations idéologiques et le mythe d’une RPC qui respecterait les règles du commerce mondial après son accession à l’OMC (2001), les exécutifs français et européens n’ont su contrecarrer ni les mesures protectionnistes de la Chine sur son marché intérieur, ni les subventions chinoises dissimulées. Les indicateurs économiques les plus récents obligent à constater l’écrasant avantage et l’omnipotence de la RPC dans de nombreux pans de l’économie pour lesquels chaque déficit sectoriel apparaît colossal et peu réversible.
Le « en même temps » à l’œuvre
Oscillant entre intégration à des organismes multilatéraux censés démultiplier sa puissance et volonté de porter une voix singulière dans les relations internationales, le positionnement français vis-à-vis de la RPC est un exemple caractéristique du « en même temps » élyséen dans la pratique des relations internationales. Ainsi, dans une volonté globale visant à lier les contextes euro-atlantique et indo-pacifique, les principales organisations multilatérales auxquels la France contribue ont toutes durci leurs positions contre Pékin.
L’OTAN d’abord, avec deux documents doctrinaux récemment publiés, le programme OTAN 2030, et le concept stratégique 2022, qui désignent sans équivoque la Chine comme un concurrent et une menace pour l’ordre international. L’UE ensuite, qui par le truchement d’un document-cadre publié en 2022 intitulé « la boussole stratégique », a qualifié la RPC de « rival systémique ». Le G7 enfin, dont le dernier sommet à Hiroshima, en 2023, a abouti à un communiqué conjoint par lequel les chefs des États formant le Groupe ont adressé plusieurs reproches explicites au gouvernement de Pékin.
Ainsi, l’OTAN, l’UE, et le G7 voient clairement la RPC comme un concurrent, voire comme une menace. La France, pourtant membre de ces trois organisations, tient dans le cadre bilatéral franco-chinois un discours plus policé, consciente que Pékin est un interlocuteur incontournable sur un certain nombre d’enjeux transnationaux : dossier climatique, dette des pays en voie de développement, guerre en Ukraine, crise au Moyen-Orient, etc. Les observateurs ont pu constater cette singulière approche française lors de la dernière visite d’Emmanuel Macron en Chine en avril 2023, le président français appelant à cette occasion les Européens à ne pas « être suivistes » des États-Unis sur la question taiwanaise.
Par ailleurs, lors du sommet de l’OTAN de Vilnius, Emmanuel Macron a confirmé son refus de voir une antenne de l’OTAN ouvrir à Tokyo, probablement pour ne pas susciter le mécontentement de Pékin, dont les officiels ont rappelé à de nombreuses reprises qu’ils voyaient d’un très mauvais œil l’extension de l’Organisation à la région Asie-Pacifique. La France juge qu’il est dans son intérêt de ne pas provoquer la Chine dans cette zone, à laquelle les ramifications de la relation franco-chinoise s’étendent désormais largement.
L’Asie-Pacifique, future composante centrale de la relation sino-française ?
Le communiqué conjoint franco-chinois publié à l’issue du voyage du président français en 2023 mentionne en son point quatre que :
Une reconnaissance explicite chinoise de la légitimité française à se poser comme puissance de l’Indo-Pacifique ? C’est une évolution notable qui contraste avec la posture traditionnelle des officiels chinois, la RPC ayant longtemps considéré la France comme une puissance non légitime dans la zone. On se souvient des remarques acerbes d’un amiral chinois au Shangri-La Dialogue en 2013 : « Pour nous la France, c’est en Europe. »
Par ailleurs, si Pékin n’a jamais contesté ouvertement la souveraineté de Paris sur les collectivités françaises de la zone, le développement incontestable de la RPC dans le Pacifique océanien a souvent été mis en avant comme repoussoir à toute velléité indépendantiste, notamment en Nouvelle-Calédonie. Rappelons que deux chefs d’exécutifs indépendantistes sont actuellement aux affaires à Nouméa et à Papeete, et revendiquent des relations spécifiques avec la RPC, parfois en dehors de la relation sino-française.
Une évolution significative de la relation sino-française qu’il conviendra de surveiller pendant les dix prochaines années. Si d’aucuns jugent la position française ambivalente vis-à-vis de la RPC, elle l’est assurément sur au moins deux volets : stratégique et économique. Stratégique avec, dans le rétroviseur de l’histoire, un passé proche qui ne passe pas, à commencer par la dénonciation en 2021 par Canberra du contrat de vente à l’Australie de sous-marins français, sous la pression des États-Unis, et la signature subséquente de l’AUKUS. Cet épisode a montré que Français et pays de l’anglosphère partagent les mêmes valeurs mais n’ont pas les mêmes intérêts.
A contrario, la France ne partage certainement pas les mêmes valeurs avec la Chine, mais les deux pays ont des intérêts communs en matière économique. Que ce soit dans le domaine de l’agro-alimentaire, des industries du luxe ou de l’aéronautique, la Chine demeure pour les fleurons de l’industrie française un marché de tout premier plan. L’Hexagone ne peut s’en aliéner les promesses.
En somme, la France n’entend pas entrer dans une logique de confrontation avec la Chine et risquer de perdre des parts de marché que lui raviraient sans l’ombre d’un doute ses concurrents occidentaux.
Une ambivalence cultivée par Paris : « bruit à l’est, attaque à l’ouest »…
Cette ambivalence française s’observe tout autant à l’égard de Taïwan. Ainsi a-t-il été décidé l’ouverture d’un deuxième bureau de représentation de Taïwan à Aix-en-Provence, en décembre 2020. Trois ans plus tard était décidée par Emmanuel Macron l’implantation d’une usine de batteries électriques de deuxième génération du groupe taïwanais au port de Dunkerque.
Qu’est-ce à dire ? Que si le découplage économique vis-à-vis de la Chine, qu’appelle de ses vœux Washington, n’est certainement pas d’actualité pour Paris, les tensions entre les enjeux stratégiques d’une part et les enjeux économiques de l’autre ne cessent en revanche de s’accentuer. D’où la très grande prudence de la diplomatie française pour ce qui concerne l’Asie orientale et la conscience aiguë du coût que représenterait la multiplication des théâtres de crise. Ils s’ajouteraient à ceux se développant dans le périmètre sécuritaire de notre pays (Afrique sahélienne, Proche et Moyen-Orient, Europe orientale).
Demeure une option que semble avoir saisie l’Élysée : celle de la guérilla diplomatique. Autrement dit : survenir où on ne l’attend pas. La France s’est ainsi récemment impliquée au Bangladesh puis à Sri Lanka pour conforter sa stratégie de l’Indo-Pacifique. Elle a aussi vendu successivement des Rafale à l’Inde et à l’Indonésie, et privilégie, en lisière des hégémonies russo-chinoises, l’Asie centrale en initiant des rapprochements inédits avec la Mongolie et l’Ouzbékistan tout en maintenant une relation forte dans le domaine des énergies avec le Kazakhstan.
Les difficultés de l’heure et l’approche à la fois coopérative et concurrente que nourrit la France à l’égard de la Chine forcent Paris à plus d’agilité et d’innovation. L’année 2024 devrait sans doute le confirmer.
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Par Paco Milhiet, Institut catholique de Paris (ICP) et Emmanuel Lincot, Institut catholique de Paris (ICP)
Paco Milhiet, Visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies ( NTU-Singapour), chercheur associé à l’Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris (ICP) et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut catholique de Paris (ICP)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.