18.11.2024
Birmanie : après l’offensive de groupes ethniques armés, quelles perspectives politiques et géopolitiques ?
Interview
15 décembre 2023
Depuis fin octobre 2023, des affrontements ont lieu en Birmanie, notamment dans l’État de Shan, suite une offensive coordonnée par trois groupes ethniques minoritaires du Kolang contre la junte militaire au pouvoir depuis le coup d’État de 2021. Ces opérations conjointes viennent fragiliser la junte qui ne contrôle aujourd’hui plus que 40 à 60 % du territoire birman. Comment expliquer ce recul militaire ? Ces affrontements, qui ont lieu à la frontière sino-birmane, ont-ils trouvé une résonance auprès de Pékin ? Doit-on s’attendre à une continuité ou une fragmentation du conflit ? Le point avec Éric Mottet, directeur de recherche à l’IRIS.
Alors que la junte ne contrôle aujourd’hui plus que 40 à 60 % du territoire birman, comment expliquer son recul militaire ? En quoi la convergence des luttes au sein de la société birmane a-t-elle fragilisé la junte ?
Le coup d’État militaire de 1er février 2021 a provoqué une relance des conflits ethniques sur tout le territoire birman, certains groupes d’ethniques (Chin, Kachin, Shan, Kayah, Kayin, Arakanais) s’opposant depuis des décennies aux troupes régulières de la junte militaire birmane. À ce titre, la Brotherhood Alliance (MNDAA, TNLA, Arakan Army), un trio de groupes ethniques armés, a repris fin octobre 2023 (Opération 1027) dans l’État Shan frontalier avec la Chine des territoires et des postes militaires jusqu’alors aux mains de la Tatmadaw (armée birmane). Ce sont joints aux Organisations ethniques armées (OEA), les Forces de défense du peuple (People’s Defence Forces ou PDF), crée par le gouvernement d’unité nationale (NUG), gouvernement en exil dominé par d’anciens députés de la Ligue nationale pour la démocratie (dissous le 29 mars 2023), le parti de Aung San Suu Kyi au pouvoir entre 2015 et 2020. Les PDF ont pour but de défendre la démocratie et de protéger la population en déclarant une guerre défensive contre l’armée. Avec plus de 60 000 soldats, les PDF sont désormais bien équipées et collaborent avec les OED. À cela s’ajoute une désobéissance civile de grande ampleur et des grèves tournantes dans l’ensemble du pays. En combinant leurs forces, moyens, expertises et matériels, les mouvements de contestations infligent désormais à la junte militaire des revers retentissants obligeant l’armée à battre en retraite sur de multiples fronts. Face à cette double confrontation, la Tatmadaw ne semble pas disposer des effectifs de réserve habituellement nécessaires pour contrer les multiples offensives. Il faut dire que la Tatmadaw aurait perdu environ 50 000 soldats (sur 450 000) depuis le dernier coup d’État, ces derniers ayant été tués, blessés ou fait défection (20 000), notamment pour rejoindre les PDF. Depuis quelques jours, la junte birmane encourage les soldats ayant déserté ou s’étant absentés sans permission à retourner dans leurs casernes. Elle rappelle également les anciens combattants, menaçant de suspendre leurs pensions s’ils ne revenaient pas. En tout état de cause, les troupes sont démoralisées et le recrutement devient de plus en plus difficile.
Des affrontements dans l’État de Shan entre des groupes ethniques du Kokang et l’armée birmane ont éclaté fin octobre 2023 à la frontière sino-birmane. Ces affrontements ont-ils trouvé une résonance auprès de Pékin ? Quels intérêts stratégiques revêt la Chine en Birmanie ?
Pékin surveille très attentivement les événements en Birmanie, particulièrement le long de la frontière commune (2 000 km). D’ailleurs, la Chine encourage depuis plusieurs années les organisations armées à maintenir un cessez-le-feu avec la Tatmadaw le long de la frontière, mais aussi entre organisations ethniques rivales. Cela s’explique par le fait que Pékin accorde une priorité absolue à la sécurité de ses frontières et de son intégrité territoriale. En collaborant avec les Organisations ethniques armées, Pékin cherche également à démanteler le réseau de centres de cyberescroquerie en ligne qui opèrent dans les zones contrôlées par le régime et les forces de garde-frontières (Border Guard Forces, BGF) intégrée à l’armée birmane. Ces centres, qui ont font des milliers de victimes parmi les ressortissants chinois (traite d’êtres humains, arnaques) sont devenus en quelques années une préoccupation majeure pour les gouvernements des provinces chinoises frontalières. Par ailleurs, la Birmanie revêt une importance géostratégique et économique majeure pour la Chine et ses Nouvelles routes de soie (Belt and Road Initiative), notamment à travers le développement du corridor économique Chine-Myanmar. Ce corridor d’infrastructures énergétiques (gazoducs et oléoducs) et de transport, qui s’étend de la frontière chinoise (province du Yunnan) à l’État de Rakhine (anciennement État d’Arakan), doit à terme déboucher sur un port en eau profonde (Kyaukpyu) qui donnerait à la Chine un accès à l’océan Indien. Or, l’opposition violente à la junte birmane complique les négociations autour de projets d’infrastructures financés par Pékin, tout en fragilisant le régime birman qui pourrait être contraint d’accepter des accords défavorables aux intérêts de la junte et ses généraux. Pour cette raison, le ministre des Affaires étrangères birman, Than Swe, aurait demandé à la Chine d’user de son influence auprès des organisations ethniques armées. D’après les médias du régime birman, Than Swe, qui s’est entretenu avec Wang Yi (ministre des Affaires étrangères chinois) le mercredi 6 décembre à Pékin, aurait discuté de l’accélération de la construction du port de Kyaukpyu et de la construction d’une voie ferrée reliant l’État de Rakhine à la province du Yunnan via la deuxième plus grande ville birmane, Mandalay.
Doit-on s’attendre à une continuité ou une fragmentation du conflit ? Quelles sont les perspectives politiques envisagées ?
Malgré ses pertes territoriales et humaines (limitées), la Tatmadaw conserve un ancrage relativement solide sur le théâtre des opérations en occupant un réseau de bases bien défendues, tout en contrôlant les grands axes de circulations, le réseau téléphonique et l’internet. L’armée doit cette situation à la décision précoce d’abandonner de nombreuses positions afin de garder le gros de ses forces intact. Plutôt que d’essayer de déployer des forces de manière éparse sur l’ensemble du territoire, la Tatmadaw semble avoir adopté une stratégie basée sur la concentration de forces mobiles et l’application de la puissance de feu (artillerie, avions de combat) contre certaines cibles prioritaires, ce que lui permettent ses moyens démesurés (dépense militaire de 2,7 milliards de $, soit un tiers du budget de l’État), notamment en comparaison aux guérillas faiblement armées (armes automatiques légères, drones civils, etc.). En face, un certain nombre de clivages entre acteurs de l’opposition armée existe, spécifiquement le manque de coordination militaire préétabli et de haut niveau. En outre, il sera difficile de reproduire l’effet de surprise des attaques de l’opération 1027. L’absence d’objectif commun et de moyens conséquents entre les OAD, les PDF et la société civile pourrait peser lourd quand viendra le temps de mettre en place un mouvement unifié. Cet affaiblissement visible de la junte dans des zones périphériques du territoire national ne doit pas laisser penser que les généraux ont définitivement perdu la main. En l’absence d’aides extérieures, ce qui est mal vécu par la population birmane notamment au regard du soutien matériel considérable apporté à la résistance ukrainienne, il est difficile d’envisager pour la résistance un niveau plus élevé de coopération et d’interopérabilité militaire. Quant aux généraux, ils demeurent convaincus que sur la durée, la contestation et la résistance finiront par s’essouffler. Quant à l’organisation des élections législatives promise par la junte depuis 2021, elles sont sans cesse repoussées et ne semblent plus d’actualité, d’autant que la communauté internationale se désintéresse fortement de la trajectoire sociopolitique de la Birmanie.