19.11.2024
Guerre russo-ukrainienne : quels rapports de force à l’aune de l’élection présidentielle russe ?
Interview
6 décembre 2023
La guerre en Ukraine est entrée dans une nouvelle phase avec l’échec de la contre-offensive ukrainienne lancée en juin 2022 ou encore le blocage des aides américaines accordées à l’Ukraine. Quelle est la situation actuelle sur le terrain et quel est l’état des rapports de force ? Où en est-on des perspectives de résolution diplomatique du conflit ? Quel impact l’élection présidentielle russe de mars 2024 pourrait-elle avoir sur la guerre russo-ukrainienne ? Le point avec Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste de la Russie.
Après l’échec de la contre-offensive ukrainienne lancée en juin 2023, dont l’objectif était de couper les fronts sud et est en deux, quelle est la situation actuelle sur le terrain ? La décision prise le 1er décembre par Vladimir Poutine d’augmenter de 15 % l’effectif des forces armées russes pourrait-elle intensifier les rapports de force ?
Après l’échec de la contre-offensive ukrainienne, on s’est rendu compte que la Russie montait significativement en puissance sur le plan militaire. En effet, la production de chars russes est de plus de 1 000 par an, l’effectif des forces armées a été augmenté de 15% et Moscou a signé un accord avec la Corée du Nord pour recevoir 10 millions d’obus. Parallèlement, des hésitations sont apparues du côté de Kiev pour plusieurs raisons. D’une part, l’aide ukrainienne est bloquée par le Congrès américain en raison d’enjeux de politique intérieure. Cette aide, même si elle reprendra, sera beaucoup plus conditionnelle. D’autre part, l’Union européenne a déclaré qu’elle ne pourrait pas fournir tous les obus demandés par l’Ukraine. La déclaration « Nous sommes dans l’impasse » de Valeri Zaloujny, le chef d’état-major ukrainien, dans son entretien pour The Economist a mis en exergue ces hésitations côté ukrainien. Sur le terrain, si la poussée russe générale est notable, il s’agit davantage d’une pression qui monte graduellement que de grandes offensives, à l’exception de celle du village d’Avdiivka. Ce village étant un saillant ukrainien qui contrôle la région de Donetsk et où là, la pression russe est maximale. Les Ukrainiens sont donc à présent sur la défensive.
Alors que le conflit Hamas-Israël a éclipsé la question du conflit russo-ukrainien sur la scène internationale et que le soutien américain tend à s’essouffler, où en est-on des perspectives de résolution diplomatique du conflit ?
Il faut différencier ce qui serait rationnel et la réalité des choses. Ce qui serait rationnel actuellement pour Kiev serait de négocier. L’Ukraine est encore en position de force en raison des victoires gagnées en 2022 et du fait que l’échec de la contre-offensive n’a pas marqué d’avancée significative des Russes. De plus, les Ukrainiens résistent sur Avdiivka, sur Koupiansk et ont même occupé une petite partie de la rive gauche du Dniepr près Kherson. La logique pour Kiev serait donc de négocier compte tenu de l’insuffisance de l’aide militaire de l’Union européenne, du blocage actuel de l’aide américaine à l’Ukraine et de sa diminution prévisible, des incertitudes électorales américaines – Donald Trump ayant déclaré qu’il réglerait le conflit en 24 heures, ce qui signifie faire pression sur les Ukrainiens. Kiev pourrait essayer de renégocier sur des bases qui ont été plus ou moins tracées au moment de la conférence d’Istanbul le 30 mars 2022. Celles-ci posaient néanmoins un problème pour Kiev puisqu’elles prévoyaient la neutralité de l’Ukraine contre la restitution ou, en tout cas, un statut spécial pour les territoires occupés par les Russes et notamment la Crimée et le Donbass.
Du côté de Moscou, on doit se rendre compte du fait que l’Occident, y compris en cas de victoire de Donald Trump, ne renoncera pas à aider l’Ukraine même si la pression pour inciter Kiev à la négociation sera plus forte. Quant aux sanctions contre la Russie, si elles n’ont eu aucun effet sur le pays, au moins à court terme, et pénalisent plutôt l’économie de l’Union européenne, leur effet à long terme risque d’être très nuisible pour l’économie russe. Cela plaide pour une négociation afin de conserver les acquis. Quant aux États-Unis, ils sortent gagnants de ce conflit en raison d’une croissance économique significative avec notamment la vente de gaz de schiste à l’Europe, mais aussi de leur réussite à ancrer définitivement l’Ukraine à I’Ouest et à garder l’Europe sous leur influence. Cela serait donc le moment propice pour négocier et conserver ces avantages. En revanche, la situation pourrait s’aggraver en cas de succès d’une offensive russe, et alourdir les conditions d’une négociation. Du côté de Kiev, des principes et des règles ont été fixés et les Ukrainiens veulent récupérer tous leurs territoires malgré les incertitudes émanant de leur situation politique (rivalité entre Valeri Zaloujny et Volodymyr Zelensky) et économique (diminution de l’aide internationale et baisse du PIB). Il y a en effet un enjeu national et psychologique fort pour l’Ukraine qui n’est autre que la survie de leur nouvelle nation. Les Russes quant à eux souhaitent affirmer leur puissance et conserver, voire augmenter significativement leurs gains territoriaux au risque d’un long épuisement, malgré leur bonne résistance actuelle aux sanctions.
Les éléments rationnels qui plaident en faveur d’une négociation ne sont cependant pas actuellement décisifs. Mais le sort des armes en cas de succès d’une offensive ukrainienne ou russe, ou les aléas de la politique ukrainienne pourraient changer la situation. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky est maintenant fortement contesté, notamment par Valeri Zaloujny, qui a publiquement déclaré que la contre-offensive ukrainienne était dans l’impasse, lui-même soutenu par le maire de Kiev, Wladimir Klitschko, une personnalité influente en Ukraine. Il pourrait donc y avoir des changements politiques à Kiev, ou du moins un changement d’équilibre, qui rende la négociation envisageable alors que Volodymyr Zelensky a déclaré qu’il ne négocierait jamais avec Vladimir Poutine. Mais de toute façon, ni les Ukrainiens ni les Occidentaux ne sont prêts à accepter une défaite de l’Ukraine.
Quelle est la situation politique et sociale intérieure en Russie, alors que le pays prépare ses élections présidentielles en mars 2024 ? Bien que Vladimir Poutine n’ait pas encore annoncé officiellement sa candidature, quel impact la préparation de ce scrutin pourrait-elle avoir sur la guerre russo-ukrainienne ?
En Russie, une base de 75% de l’électorat est légitimiste et soutient donc la guerre parce que le gouvernement l’a décidée. Elle est pro-Poutine par soutien au gouvernement en place. S’il y a des nuances importantes, tous les sondages – quelles que soient leurs imperfections en raison de la difficulté d’établir des sondages en Russie, même si Levada et VTsIOM sont des instituts sérieux – démontrent que dans l’ensemble trois quarts de l’électorat voteront pour Vladimir Poutine même si la situation peut évoluer d’ici les élections présidentielles de mars 2024. Le président russe a d’ailleurs pris toutes les mesures favorables à sa réélection puisqu’il y a peu de candidats significatifs qui sont autorisés à se présenter, pour ne pas dire aucun. Ainsi, la guerre en Ukraine ne sera paradoxalement pas un élément majeur de la campagne électorale russe, sauf en cas d’émergence d’un groupe activiste par exemple, les mères de soldats tués si tant est qu’on les laisse faire. Le conflit est accepté comme un état de choses et la population rurale ou pauvre, qui est largement mise à contribution pour le recrutement des soldats, y trouve son compte pour des raisons financières puisque le gouvernement central donne beaucoup d’argent aux mobilisés, aux veuves de guerre, aux contractuels, etc. Par conséquent comme il n’y aura aucun candidat sérieux contre Vladimir Poutine, que la situation économique reste assez bonne (taux de croissance de 3 % en 2023) et que les Russes s’accommodent de la guerre parce que la bourgeoisie des villes n’est pas touchée par la mobilisation, Vladimir Poutine sera probablement réélu sans trop de problèmes et sans que la question de la guerre soit au centre de la campagne.