19.11.2024
Géopolitique de la voiture électrique : un point de vue
Tribune
24 novembre 2023
Il est paradoxal qu’un homme aussi entouré par une technostructure savante que le président Macron puisse plaider à la fois pour une réindustrialisation de la France et pour un programme d’électrification accéléré de notre parc de véhicules, alors que ce programme, concocté à Bruxelles, peut provoquer un désastre industriel et social. La décision de la Commission européenne d’accélérer le passage à la voiture électrique et d’abandonner la production de voitures à moteur thermique en 2035 a en effet été prise en fonction de l’objectif « zéro émission de carbone à horizon 2050 », objectif politique fort louable, mais qui semble avoir dominé toute autre considération. Il est ici permis de se demander si les conséquences sociales de cette décision ont été prises en compte et si la justification de cette décision a été sérieusement analysée aux plans économique et même environnemental.[1]
Un coût social non pris en compte
Une étude de la Plateforme Filière automobile (PFA) estime ainsi qu’il faut s’attendre en France à des pertes nettes d’emploi de l’ordre de 65.000 à 100.000 postes d’ici 2030, ceci sans tenir compte des destructions additionnelles qu’il faut prévoir pour la période 2030-2035 et lorsque l’interdiction de la fabrication de moteurs thermiques sera effective. Compte tenu des effets indirects et induits, ce sont certainement au moins 200 000 emplois qui sont ainsi mis en risque en France à relativement brève échéance.
Certes la transition vers une économie plus économe en carbone est indispensable. Mais les objectifs de la commission sont trop ambitieux pour permettre aux industries décarbonées de prendre le relais pour compenser les emplois perdus. Dans le contexte français marqué par une désindustrialisation très préoccupante depuis plusieurs décennies[2], il est douteux que la célèbre « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter permette d’espérer un bilan emploi positif en France dans le secteur mondialisé qui est aujourd’hui celui de l’automobile. Nous allons donc droit à un désastre social qui aura certainement des conséquences politiques, au moment où les partis extrémistes ont déjà le vent en poupe.
Une justification environnementale incertaine
Un article plein de bon sens de Gaëtan Mangin « Et si l’écologie c’était plutôt de rouler avec nos vieilles voitures [3]» récemment publié dans le magazine en ligne The Conversation nous rappelle qu’il n’est pas du tout évident que la réduction des émissions carbone liées au passage à la voiture électrique compense les dégâts environnementaux provoqués par la destruction de votre vieille voiture et surtout la construction d’une voiture électrique neuve. Cet article se demande si ce passage à l’électrique ne reflète pas cette société de consommation qui jette les biens durables avant leur fin de vie et qui programme délibérément leur obsolescence.
Au-delà du coût social de cette mesure, une deuxième critique est en effet que sa justification par la réduction des émissions de carbone est peu convaincante. On considère en effet qu’actuellement, la fabrication d’une voiture électrique et de sa batterie provoque une émission de CO2 qui est de l’ordre du double de celle entrainée par la fabrication d’un véhicule analogue à moteur thermique[4]. La raison en est la complexité de la fabrication des batteries. Celles-ci exigent en particulier l’emploi de divers métaux comme le lithium dont la demande va être multipliée par un facteur de 15 à 20, le cobalt qu’il faut extraire actuellement au Congo Kinshasa dans des conditions environnementales et sociales épouvantables et le nickel dont la richesse des minerais est en chute libre et exige maintenant des process complexes pour sa production. Il faut enfin divers métaux qualifiés de “terres rares”, pour lesquels la Chine a un quasi-monopole et est le seul pays qui maitrise l’ensemble des filières allant des mines aux batteries.
Le programme massif et contraignant de substitution des voitures existantes à moteurs thermiques par des voitures électriques ne peut se justifier que si le bilan carbone global des véhicules électriques[5] est nettement inférieur à celui des véhicules à moteurs thermiques. Or, nous nous heurtons ici à une bataille de chiffres entre partisans et adversaires de la voiture électrique, qui permet d’afficher des conclusions contradictoires. Qu’en est-il en réalité ? Deux pages de calculs fort simples permettent de comparer l’intérêt des voitures électriques et des voitures à essence ou diesel en termes d’émission de CO2. Les résultats sont en particulier fonction de l’émission de CO2 survenant lors de la fabrication des batteries, elle même fonction de la puissance de la batterie et du mix énergétique du pays qui la construit. Il faut comparer les émissions correspondantes avec l’économie attendue en émission de CO2 lors de l’usage de la voiture électrique qui émet alors moins de CO2 que la voiture à moteur thermique.
Il est ici faux de parler de voitures électriques à zéro émission comme le proclament les publicités de nombreux constructeurs. Un véhicule électrique consomme de l’électricité dont la production entraine des émissions de CO2. En Pologne où 88 % de l’électricité est produite à partir d’énergies fossiles, essentiellement du charbon, en gros une voiture électrique roule au charbon ! Les résultats de cette comparaison sont finalement largement fonction du mix énergétique des pays de fabrication et d’utilisation des véhicules électriques.
En faisant varier les différents paramètres nécessaires à ce calcul, ce qui est d’autant plus facile que les batteries sont actuellement fabriquées en Chine et que les Chinois ne communiquent guère sur ces questions, les experts s’affrontent. Damien Ernst, une sommité professeur d’électromécanique à l’Université de Liège, considère qu’avec une batterie de 80 kWh fabriquée en Chine et destinée à un véhicule de gamme moyenne, il faudrait en Allemagne rouler plus de 378 000 km pour que l’économie en termes de CO2 dépasse le surcout en émission de CO2 lié à la fabrication de la batterie. Auke Hoekstra, une autre sommité, mais de l’Université de Eindhoven, considère de son côté sur la base d’hypothèses différentes que, en Europe, un véhicule électrique est rentable en termes d’émission de CO2 après avoir roulé entre 35 000 et 80 000 km selon les hypothèses retenues.
Ce qui parait quand même clair à la lecture des analyses des experts, c’est que ces calculs impliquent l’usage d’un grand nombre de paramètres[6]. Or un choix judicieux de ces paramètres qui pour beaucoup, comme la durée de vie des batteries, reposent sur des hypothèses, permet aisément de justifier n’importe quelle option et de donner un vernis scientifique à ce qui constitue en fait un choix idéologique.
Pour lutter contre la pollution et réduire les émissions carbone, de nombreuses municipalités introduisent en outre des zones à faible émission où, très bientôt, seules les voitures qui répondent à des normes écologiques très strictes (essentiellement électriques ou hybrides) seront autorisées à circuler. Ces décisions certes justifiées par de bonnes intentions condamnent à très court terme les véhicules à moteur thermique. Elles vont poser de sérieux problèmes à la France des banlieues et du monde rural dont la mobilité repose largement sur des véhicules diesel ou à essence anciens, généralement achetés d’occasion. Malgré les subventions, cette France qui gère difficilement ses fins de mois est incapable d’acheter une voiture électrique neuve et se trouve confrontée à l’absence d’un marché d’occasion pour ces véhicules et à de grandes incertitudes quant à la durée de vie de leurs batteries.
Quelles conclusions pratiques pouvons-nous tirer de ces analyses ?
Les calculs d’experts permettent au moins de dégager quelques conclusions pratiques : ils permettent en premier de conclure que les voitures électriques sont bien adaptées à un pays comme la Norvège où près de 100 % de l’électricité est d’origine hydraulique. En France où grâce à l’énergie d’origine nucléaire le bilan carbone est favorable, la voiture électrique a ses avantages, en particulier si elle est entièrement construite sur place. Si elle est construite en Allemagne avec des sous-traitants polonais, c’est moins évident.
Mais en Allemagne, en Italie, en Europe de l’Est et bien sûr en Pologne, le kilométrage permettant de “récupérer” le surcroit d’émission de carbone lié à la fabrication d’une voiture électrique apparait supérieur à ce qu’une batterie peut fournir sur sa durée de vie, du moins pour les véhicules du haut de la gamme moyenne et de gamme supérieure. Ceci signifie que le bilan carbone de beaucoup de voitures électriques a de fortes chances d’être négatif pour ces pays qui représentent plus de la moitié de la population européenne.
Une deuxième conclusion pratique est que le bilan carbone des véhicules à motorisation tant électrique que thermique est largement fonction inverse du poids du véhicule. Une politique européenne poussant délibérément à la construction de véhicules légers, utilisant en particulier pour les voitures électriques des batteries de faible puissance, aurait été infiniment plus convaincante en termes de bilan carbone que cet engouement général pour le véhicule électrique et la mort du moteur diesel et essence. En l’état actuel des connaissances, on peut estimer que seuls des véhicules dont la puissance de la batterie est inférieure ou égale à 60 kWh présentent un bilan environnemental favorable en termes de CO2. Ce sont nécessairement des véhicules relativement légers.[7]
Mais ce type de véhicule ne correspond pas nécessairement au choix de la clientèle et par là même à celui des constructeurs tant chinois qu’européens. Ceux-ci offrent de très nombreux modèles de véhicules dont les batteries sont de 80 ou 100 kWh (voire 120 kWh pour le EQS de Mercedes). Le bilan carbone de ces modèles est à l’évidence désastreux comparé à un véhicule essence plus léger. Notons que ce choix pour le haut de gamme est parfaitement rationnel pour les constructeurs européens qui doutent de leur capacité à concurrencer la Chine sur les basses et moyennes gammes. Finalement il est absurde de se donner bonne conscience au plan environnemental en achetant une grande routière ou un SUV électrique (dont en France l’achat est toujours subventionné, ce qui doit faire bien rire nos amis chinois…)
La décision de la commission compte tenu du prix très supérieur de la voiture électrique par rapport à la voiture thermique (de l’ordre de 30 %) est perçue comme favorisant indûment les catégories sociales aisées vivant en zone urbaine. Or celles-ci disposent en général de nombreuses alternatives en termes de mobilité. Faire de la voiture électrique une option de “mobilité démocratique” accessible aux catégories sociales à faible revenu exigera un système de subventions dont la pérennité budgétaire est en France incertaine, car financé par la dette publique (le parc automobile français compte environ 38 millions de voitures…).
Un boulevard offert à la Chine
Une troisième conclusion pratique est que, près de la moitié des voitures électriques étant produites en Chine, l’Europe sera prochainement envahie par les voitures électriques chinoises, en particulier pour le milieu et bas de gamme. Son avance technologique et les économies d’échelle que permet la taille de son marché font qu’à moins d’une politique très volontariste de protection de l’industrie automobile européenne, cette dernière a de fortes chances de devoir se replier sur le seul haut de gamme. Face à un pays continent qui est connu pour ses pratiques déloyales de dumping, une forte protection du marché européen du véhicule électrique est donc indispensable. Celle-ci pourra prendre la forme de la combinaison d’une taxe carbone, d’une préférence européenne et de droits de douane et si possible d’un « Buy European Act » sur le modèle adopté par les États unis.
Mais la direction Commerce de l’Union européenne qui régit ces questions est toujours idéologiquement prisonnière des thèses libre-échangistes et sera vraisemblablement plus soucieuse d’offrir des voitures chinoises moins chères aux acheteurs européens que d’assurer la survie des industries européennes. Jusqu’ici tant la commission que les pouvoirs publics français ont toujours arbitré en faveur des consommateurs et du court terme et non de l’industrie qui s’inscrit dans un moyen-long terme. Enfin, la Chine étant malheureusement membre de l’OMC, elle s’appuiera sur les règles de cet organisme pour s’opposer à une protection efficace.
La fabrication de ces véhicules en Chine où 65% de l’électricité vient du charbon produira encore plus de carbone que leur fabrication en Europe. Si comme il est donc probable, l’Europe ne protège pas son marché, que la taxation du carbone importé se révèle comme beaucoup le craignent une usine à gaz, le passage contraignant à la voiture électrique a toutes chances de présenter un bilan carbone global (mondial) désastreux tout en aggravant l’ampleur des pertes d’emplois en Europe.
Cette décision va en effet ouvrir un boulevard aux constructeurs chinois pour étrangler l’industrie automobile européenne[8] et en particulier pour briser une industrie automobile française que sa fiscalité et ses charges sociales rendent structurellement moins compétitive que l’industrie allemande. Les constructeurs chinois ont pris dix ans d’avance sur les Européens sur cette technologie, alors qu’ils n’ont jamais pu percer en Europe en matière de véhicules à motorisation thermique. Les risques ici portent non sur 275 000 emplois européens comme l’évalue une étude du cabinet PwC Strategy, mais sur une bonne part des 5 millions d’emplois de la filière automobile européenne… Pour un bénéfice environnemental incertain, nous mettons ainsi en risque un secteur industriel majeur pour l’Europe.
Enfin, les pays émergents comme l’Inde, le Vietnam, le Brésil, l’Indonésie, l’Égypte, etc. qui représentent plus de la moitié de la population mondiale et où la classe moyenne est en train de passer de la moto à l’automobile, sont moins soucieux que l’Europe des problèmes environnementaux mondiaux. Ils refuseront ou limiteront très probablement le passage à la motorisation électrique dont le coût public est conséquent. Le marché correspondant en voitures à motorisation thermique est considérable. L’arrêt de la fabrication de moteurs thermiques en Europe signifie que celle-ci abandonne ce marché et le cède gracieusement aux autres pays producteurs tels que le Japon, la Corée du Sud et la Chine qui seuls poursuivront la recherche technologique en ce domaine.
L’Europe organise ici le suicide d’un secteur de son économie industrielle construit sur une avance technique fondée sur un siècle d’expérience et dont le marché potentiel mondial sous forme de ventes directes ou de co-investissement reste considérable. Rappelons que l’Allemagne, au dernier moment, sous la pression de ses industriels a tenté de bloquer cette décision européenne. Elle a au moins pu négocier des exemptions sous conditions qui lui permettront de maintenir une capacité industrielle dans le domaine de la motorisation thermique et de relancer la recherche en matière de carburants novateurs.
Une accumulation de paris risqués
L’avenir du secteur de l’automobile électrique en Europe et tout particulièrement en France implique ainsi un pari sur la mise en place d’une protection significative de la production européenne de voitures électriques et de batteries. Ce pari est risqué compte tenu de l’idéologie libre-échangiste de la DG Commerce de l’Union européenne. Cette décision correspond également à un autre pari portant sur les inconnues techniques résiduelles concernant en particulier la durée de vie des batteries, le nombre de cycles de recharge qu’elles pourront supporter et le coût de leur recyclage. Elle correspond enfin, comme nous l’avons noté, à un pari concernant la disponibilité à des prix acceptables des métaux et terres rares pour leur fabrication à grande échelle. Ces seules considérations justifieraient le maintien en Europe d’une saine concurrence entre véhicules électriques et thermiques au-delà de 2035.
La systématisation de la voiture électrique et la nécessité de passer à un mix énergétique moins carboné impliquent aussi en Europe, faute d’alternative et malgré ses inconvénients et ses risques[9], un important pari sur une relance du nucléaire civil européen. L’électricité en Europe est en effet produite à 70 % par des sources fossiles. Or les espoirs d’amélioration de ce ratio sont contrariés par le refus persistant du nucléaire par l’Allemagne et par son recours au charbon et à la lignite pour la production de base de son électricité.
La guerre en Ukraine et ses conséquences au plan énergétique provoquent enfin une forte tension sur la disponibilité à court et moyen terme de l’électricité en Europe et une folle flambée des prix également liée à un mode de calcul des prix de l’électricité qui est contestable[10]. Étant donné la gestion erratique de ce secteur par la France, les délais de réalisation du nouveau programme nucléaire français (de l’ordre d’une quinzaine d’années) et l’étranglement financier de EDF utilisé comme vache à lait par Bercy,[11] on peut aussi se demander si à échéance de 2035, les automobiles électriques françaises pourront disposer d’électricité les jours sans vent et les automobiles allemandes se passer de charbon. Ce qui semble déjà certain, c’est que rares seront les usagers qui pourront avoir recours au système de charge rapide dont l’impact en termes d’appel de puissance sur les réseaux est considérable.
Clairement la réduction indispensable des émissions de CO2 devrait être recherchée ailleurs que dans un passage hâtif au tout électrique en matière automobile. La réduction du poids des véhicules et de leur pollution, la recherche sur les carburants et sur les filtres à particule, la mise au point industrielle de voiturettes n’exigeant que de petites batteries (de l’ordre de 10 kWh), la taxation du kérosène destiné à l’aviation, la régulation des émissions liées au transport maritime, constituent autant de domaines qu’il importe d’explorer à fond d’ici 2035.
En conclusion, sans un mix énergétique européen réduisant au minimum les émissions de carbone, le passage contraint aux voitures électriques ressemble essentiellement à un achat de bonne conscience. Nous ne devons certes pas renoncer à la voiture électrique qui a des avantages indéniables en ville en termes de bruit et de pollution. Mais les problèmes les plus graves en matière de pollution atmosphérique se situent dans les grandes villes du Sud : Pékin, New Delhi, Le Caire, Lagos, etc.[12] La pollution atmosphérique urbaine diminue régulièrement en Europe et sur la base des tendances actuelles, les normes OMS devraient être respectées en 2030 et le zéro pollution est attendu pour 2050. Ces considérations portant sur la lutte contre la pollution justifient parfaitement le passage au véhicule électrique en milieu urbain qui présente de multiples avantages. Mais cessons de nous donner bonne conscience en achetant un SUV ou une grande routière électrique et par pitié n’interdisons pas le moteur thermique.
Ces diverses motorisations correspondent en effet à des usages différents : urbain et suburbain pour l’électrique et diesel ou essence pour les campagnes et les grands trajets. L’avis des usagers devrait être quand même pris en considération ! L’autonomie insuffisante des véhicules électriques est un problème qui a peu de chances d’être résolu au cours des prochaines années. Pourquoi rouler à 130 km/h s’il faut s’arrêter trois heures pour recharger tous les 300 km ?
Tout ce programme européen semble ainsi largement hors-sol. Sous la pression du lobby vert qui s’est glissé dans de multiples postes d’influence et de pouvoir à Bruxelles, la commission a mis la charrue avant les bœufs. La décision de la commission a manifestement été prise sur des bases idéologiques, sans apprécier sérieusement ses conséquences économiques et sociales, sans analyser objectivement sa justification et surtout sans consultation sérieuse des usagers qui se retrouveront sans solution pour les trajets à grande distance.
À notre dépendance vis-à-vis des pays producteurs de pétrole et de gaz va s’ajouter une dépendance plus inquiétante vis-à-vis de la Chine qui seule maitrise l’ensemble des filières d’extraction, traitement et transport des métaux indispensables à la production des batteries. L’ampleur de la demande à venir de lithium, cobalt, manganèse, graphite et terres rares risque de rapidement poser un problème de disponibilité des ressources et se traduira par de fortes tensions sur les prix de ces produits, prix qui seront certainement manipulés par la Chine[13].
La multiplication des mines provoquera, comme toujours en ce domaine, des ravages environnementaux considérables dans les pays producteurs et une très importante consommation d’eau. Le principe du NIMBY (not in my back yard) fera supporter ces coûts environnementaux par les pays les plus pauvres de la planète. Les coûts économiques et sociaux de cette transition industrielle qui resteront à la charge des puissances publiques européennes n’ont été chiffrés que partiellement[14].
Ces gigantesques transformations industrielles visant à notre décarbonation vont être conduites au pas de charge compte tenu des délais de construction des usines pour les batteries, de transformation des usines automobiles et d’implantation des réseaux de recharge. Ils n’auront hélas, comme nous l’avons noté, qu’un impact incertain sur les émissions de carbone au niveau global. Rappelons ici que les émissions des voitures européennes ne représenteraient si l’on en croit Julien Pillot[15] que 1,25 % des émissions mondiales de carbone et les émissions des voitures françaises que 0,1 %. Le passage obligé de la France à la voiture électrique ne réglera donc pas le problème du réchauffement climatique…
La désaffection en France vis-à-vis du calcul économique, de la planification et de tout ce qui peut se rapprocher des outils d’une économie dirigée est quand même problématique. J’ai un grand respect pour le Président Giscard d’Estaing, mais je critique sa liquidation de facto du commissariat au plan et son désintérêt marqué vis-à-vis des analyses économiques pour guider la décision publique. Son refus a sans doute été motivé par son souci d’ancrer la France dans une économie libérale où les entreprises prennent librement leurs décisions et aussi … de ne pas se retrouver contraint lors de ses propres décisions !
Mais ce faisant, l’investissement public en France ne sera désormais guidé que par les désidératas des responsables politiques concernés. Or ce n’est pas faire insulte à ces derniers de remarquer que le mieux est généralement pour eux le plus grand et le plus cher, ce que je constate à chaque fois que je passe devant notre ministère des finances à Bercy, avec sa superbe piste pour hélicoptères, merveille architecturale qui déborde largement du toit, mais où je n’ai jamais vu se poser d’hélicoptère.
Il est permis de regretter l’époque où, en France, le commissariat au plan disposait de moyens de travail et était dirigé non par un politique que l’on ne savait où caser, mais par un grand ingénieur unanimement respecté comme le fut Pierre Massé dans les années 1960, capable de tenir tête tant au lobby nucléaire qu’au nouveau lobby des éoliennes. En l’absence d’un organisme indépendant de ce type, nos choix de politique industrielle (mais en avons-nous une ?) sont hélas pris sur des bases idéologiques susceptibles de créer des catastrophes les ou des bases politiques dont le coût se révélera très certainement exorbitant et la rentabilité désastreuse.
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[1] Une version de cet article est présentée dans le dernier livre de Serge Michailof : « Revoir Igloolik » ed. Nuvis 2023.
[2] Cf. “La désindustrialisation de la France, 1995-2015 » Nicolas Dufourcq, Odile Jacob, 2022
[3] The Conversation, 1er octobre 2023.
[4] L’ADEME (l’Agence de l’Environnement et de la maitrise de l’Énergie) a procédé à un calcul en termes d’énergie. Il faudrait ainsi en moyenne environ 120 000 mégajoules pour la production d’un véhicule électrique contre environ 70 000 mégajoules pour produire un véhicule à propulsion essence ou diesel. Ces chiffres de l’ADEME sont corroborés par ceux de l’équipementier bien connu Valeo qui estime que la production d’une Renault Clio entraine le rejet d’environ 3 tonnes de carbone contre 6 tonnes pour la Renault Zoé (dite zéro émission électrique) de catégorie identique. Or plus le modèle est gros plus l’écart s’agrandit : la fabrication d’une Tesla entrainerait l’émission de 12 t de carbone contre 5 pour un véhicule thermique équivalent.
[5] Incluant le carbone émis lors de sa fabrication et celle de la batterie, de son fonctionnement sur les vingt ans de durée de vie moyenne des voitures et de la destruction ou du recyclage de la batterie et du véhicule.
[6] Mix énergétique du pays d’utilisation et du pays de fabrication, efficacité énergétique du constructeur, durée d’utilisation des véhicules, consommation d’essence ou de gasoil aux 100 km, consommation de KW aux 100 km, choix du type de véhicule, de son poids et de la puissance de la batterie, durée de vie de la batterie, modalités de son recyclage, etc.
[7] La Mégane de Renault correspondrait en gros à la taille maximum.
[8] Cf. la destruction délibérée de la filière du panneau photovoltaïque en Allemagne et en France par le dumping chinois.
[9] Rappelons l’existence en microéconomie du critère du « minimax » qui favorise l’option d’investissement qui « minimise le risque maximum »… Nous ne serons jamais totalement à l’abri d’une action terroriste faisant sauter le système de refroidissement d’une centrale nucléaire, action susceptible de provoquer une épouvantable catastrophe si elle est conduite par un commando déterminé bien équipé.
[10] Rappelons que Marcel Boiteux, économiste avisé et mathématicien, ancien président de EDF, a montré que la dérégulation et la mise en concurrence en électricité conduit à une augmentation des prix. Malgré sa notoriété internationale rappelée récemment par le Prix Nobel Jean Tirole, il n’est plus écouté. Il en est résulté une acceptation par la France d’une dérégulation du marché imposée par l’Allemagne conduisant à une indexation de fait du prix de l’électricité sur le gaz dont le prix a flambé. Il y a eu soit un amateurisme coupable de la part des négociateurs français, soit une faiblesse politique et un refus de confronter les Allemands. Comme le souligne Lionel Tacoen, le directeur de la lettre géopolitique de l’électricité dans son édition de septembre 2023, nous avons fait preuve d’une grande négligence concernant la vérification des éventuels bienfaits de la concurrence dans le secteur électrique. Selon lui un rapport de Harvard Business School publié en juin 2023 constate que la concurrence en électricité mène effectivement à des hausses de tarifs dues à de graves imperfections des marchés. (Cf annexe).
[11] EDF a par exemple été obligé en 2023 de financer une partie du bouclier tarifaire par une augmentation du volume d’électricité nucléaire vendu à bas cout à ses concurrents, provoquant une perte d’exploitation de l’ordre de 8 milliards d’euros. EDF aura ainsi vendu en 2023 à un prix imposé le tiers de son électricité à d’autres fournisseurs… Notons que le nouvel accord (une usine à gaz…) négocié par Bercy fondé sur un prix de l’électricité nucléaire de 70 euros le MWh certes plus satisfaisant transfère en revanche le risque de prix déterminé par le marché sur EDF.
[12] Ceux qui ont connu comme moi il y a un demi-siècle ces villes pratiquement sans automobiles, regrettent la disparition des éclatants ciels bleus de ces capitales…
[13] Cf. Guillaume Pitron, « La guerre des métaux rares », Éd. Les Liens qui libèrent, 2018.
[14]Il s’agit des subventions nécessaires à la rentabilisation des usines de production des batteries européennes face à la concurrence chinoise (on parle de 30 % des investissements qui sont colossaux), des coûts de mise en place des réseaux de recharge et des coûts sociaux liés aux destructions nettes d’emplois.
[15] « Le pour et le contre, faut-il interdire les véhicules à moteur thermique ? » The Conversation, 27/1/2022