ANALYSES

La République démocratique du Congo : un cas significatif de « crise oubliée »

Tribune
22 novembre 2023


Avec la récente intensification de la violence dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), un nombre record de déplacés forcés a été recensé par lOrganisation internationale pour la migration (OIM), soit 6,9 millions de personnes en situation de déplacement principalement interne mais également en direction des pays voisins (Ouganda, Rwanda, Tanzanie). Loin d’être un sujet très médiatisé, dans un contexte de guerre en Ukraine et de conflit israélo-palestinien, la situation complexe en RDC reste malgré tout une des zones les plus conflictuelles du monde et compte des millions de victimes passées sous silence ces trois dernières décennies.

Un cycle interminable de violences banalisées

Selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), la RDC est l’un des pays du monde où l’on compte le plus de déplacés forcés. L’escalade de la violence et la répétition des situations conflictuelles causent de grandes souffrances aux civils et un contexte d’instabilité constante. En effet, de nombreux groupes armés non étatiques sont très actifs dans l’est de la RDC, notamment au Nord Kivu et en Ituri. La zone a été récemment témoin d’une nouvelle accélération des exactions envers les populations civiles. Sur le seul mois de septembre, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a relevé une détérioration de la situation et fait état de plus de 8200 violations des droits de l’Homme. Ce contexte est directement lié aux affrontements impliquant le Mouvement du 23 mars (M23) et les Forces armées de la République démocratique du Congo (FRADC), à tel point que les opérations humanitaires à destination des civils sont en péril. La fin du mois d’octobre 2023 a été marquée par une prise de contrôle par le M23, des villes et villages stratégiques du Nord Kivu proches de Goma. À noter que le M23 existe déjà depuis plus d’une décennie et reste l’un des acteurs principaux de déstabilisation dans les régions de l’est. Il est notamment accusé de nombreux massacres. Ce groupe armé base son existence sur des fondements communautaires « protutsis ». Il a accéléré son avancée depuis l’année dernière, participant à la dégradation de la situation sécuritaire.

En novembre 2022, Human Right Watch avait alerté sur la résurgence du M23 et le recrutement forcé en masse des civils. Soutenu par le Rwanda, le M23 participe à de nombreuses exactions à caractère « ethnique ». L’armée congolaise se serait manifestement, elle aussi, adonnée a bon nombre d’abus et collaborations contestées avec des groupes armés locaux, et ceci malgré la déclaration du président Felix Tshisekedi en mai 2022. La fibre dite « ethnique » est massivement revendiquée par les groupes armés tels que le M23 et représente un des objets phares d’instrumentalisation du conflit. Un type de revendication hélas loin d’être nouvelle dans la région des grands lacs.

La violence envers les civils s’est installée depuis la première guerre du Congo (1996) avec le recours régulier aux massacres, pillages, exactions et tortures multiples. Depuis le début des conflits, l’utilisation du viol envers les femmes et les filles comme « arme de destruction massive » est une pratique banalisée par les groupes armés dans l’est de la RDC selon le docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix 2018 et candidat aux prochaines élections présidentielles. Les ONG sur place, ainsi que quelques médias, ont collecté de nombreux témoignages de survivantes à la limite de l’entendement, qui mettent en évidence un climat de terreur et dont les femmes et les filles sont les plus menacées. Or, il est difficile de traduire les auteurs de ces actes devant la justice dans un contexte d’instabilité récurrente. La pratique des violences sexuelles, rapts, exécutions sommaires et mutilations génitales féminines représentent un mode d’action privilégié pour déstabiliser la zone ce qui augmente largement les stigmatisations envers les femmes. Des violences basées sur le genre tellement systématiques qu’elles sont tout de même massivement perpétuées même hors des situations de conflits. Ces agissements se sont accrus depuis l’année dernière et constituent des crimes de guerre selon Amnesty International. En 2022, 38 000 cas de violences basées sur le genre ont été signalés au Nord-Kivu, et une augmentation de 37% a été notifiée par l’ONU depuis le premier trimestre 2023. De nombreux cas d’agressions sexuelles ont aussi été décomptés dans les camps de déplacés autour de Goma. De plus, les femmes et les filles font face à une grande précarité et plusieurs se sont résignées au travail du sexe pour survivre. Les enfants représentent aussi un public particulièrement vulnérable en temps de conflit. La RDC vient notamment d’enregistrer un nouveau record d’enfants tués, mutilés, enlevés et violés en 2023 selon l’ONU, et ceci pour la troisième année consécutive. Ce contexte est particulièrement favorable pour le développement des trafics humains en tout genre. Les enfants sont facilement enrôlés du fait de la proximité géographique des groupes armés avec les communautés, et certains, en très bas âge, sont utilisés comme explosifs humains.

Un contexte d’urgence humanitaire renforcé par des inégalités sur les plans économique et politique

Cette résurgence de violences envers les civils rend la situation humanitaire dans l’Est de la RDC très inquiétante et cela depuis de nombreuses années. À plusieurs reprises cette année, les ONG et agences des Nations unies présentent sur place ont alerté de la difficulté d’intervention. Les conflits ont provoqué, au cours de 2023, une faim aiguë selon le Programme alimentaire mondiale (PAM) et une difficulté d’accès pour les travailleurs humanitaires. Le contexte sécuritaire et les déplacements forcés accentuent l’appauvrissement général des ménages et l’insécurité alimentaire. Ajoutés à cela, les systèmes de santé sont aujourd’hui à bout de souffle et dans l’incapacité de prendre en charge l’ensemble des besoins sanitaires des populations cibles. De nombreux cas de rougeoles et de choléra ont été recensés dans les camps, où les conditions d’hygiène et d’accès à l’eau potable sont précaires selon Médecins sans frontières (MSF), le contexte sécuritaire actuel étant propice à la prolifération des épidémies. Par ailleurs, les effets du changement climatique aggravent une situation humanitaire déjà très problématique, avec des inondations récurrentes chaque année. En mai 2023, plus de 400 personnes ont perdu la vie sous les décombres dû aux fortes inondations dans la zone de Kalehe (Sud-Kivu).

De surcroit, la RDC tend vers un développement économique très inégal en fonction des régions. Tandis que la région de Kinshasa connait un boom économique d’envergure, les régions de l’Est de la RDC, restent relativement en marge du développement à cause des conflits récurrents. Il y a une inégalité transcendante entre les zones décisionnaires et l’Est du pays qui restent des territoires économiquement et politiquement négligés par les organes d’État.

La RDC est un cas évident de « malédiction des ressources naturelles », avec un fort potentiel économique lié à la présence d’importantes réserves extractives comme le coltan, le pétrole, les diamants, l’or et argent, le cobalt, etc. (et particulièrement à l’Est du pays). Cependant, les mécanismes de gouvernance pour assurer la bonne gestion de cette extraction sont faibles et la population ne bénéficie que peu de la rente de ces activités économiques. Une situation aussi alimentée par les conflits et la corruption de masse présente à toutes les échelles de la société.

Dans un contexte politique plus global, la RDC prépare actuellement les prochaines élections présidentielles et législatives prévues fin 2023, faisant l’objet de nombreuses dissensions sociales. À l’Est, les Congolais en situation de déplacement et fortement menacés par les groupes armés, craignent une exclusion des élections. Les territoires occupés (comme Masisi ou Rutshuru) par le M23 n’ont pas participé à l’enrôlement électoral. Ce blocage de l’activité démocratique participe également à la pérennisation de la situation conflictuelle.

« Un deux poids deux mesures » dans la gestion d’une crise complexe

La crise humanitaire quasi permanente en RDC est « la plus négligée au monde », selon le Représentant spécial adjoint de l’ONU en RDC, et pourtant la plus meurtrière depuis les indépendances africaines. À celle-ci vient s’ajouter un système d’impunité transcendant en matière d’exactions commises durant les conflits et même hors conflit, depuis déjà plusieurs décennies. Les dispositifs internationaux d’aide et de réponse apportés à la crise dans les territoires de l’Est, sont soit sous-financés et de fait avec une faible efficacité, soit totalement inadaptés au contexte de la zone.

L’aide spécifique à destination des déplacés liés aux conflits engage très peu de moyens selon le HCR, qui avait fait appel à 232 millions de dollars pour offrir une réponse adéquate en 2023. Seulement 40 % de ce montant a pu être réuni pour les millions de personnes ayant des besoins humanitaires urgents. Une représentation manifeste du manque d’implication de la communauté internationale, qui lors de crises et conflits récents sur d’autres zones géographiques (plus proche de l’Europe), a pu se mobiliser rapidement et mettre en place des mécanismes de réponses et d’aide d’urgence à destination des civils. Malgré les nombreuses alertes des mouvements citoyens et des ONG sur place, ce scénario et ce « laisser-faire » continuent de durer. Les mécanismes d’interpellation de la communauté internationale et des médias sont également très faibles et très peu déployés, faute de moyens pour les ONG. De surcroit, les médias ont également un rôle majeur dans la négligence face à cette crise, dans la mesure où il y a un désintérêt général et qu’elle reste invisibilisée à l’échelle internationale.

Par ailleurs, la compréhension de cette crise est d’autant plus complexe du fait de son caractère multifactoriel ainsi que du nombre de belligérants et de groupes armés en action depuis trente ans dans la zone. Toute tentative de maintien et de consolidation de la paix s’est révélée relativement infructueuse. Depuis 2010, la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (MONUSCO), anciennement MONUC (2023-2010), est présente sur le terrain pour protéger les civils congolais avec un budget de plus de 1 milliard de dollars. Un budget plutôt onéreux accordé à un mécanisme de maintien de la paix, mais qui ne semble pas en adéquation avec les besoins réels des civils et n’a pour l’instant pas démontré une efficacité dans sa stratégie de stabilisation de la zone. Elle n’empêche par exemple pas, aux côtés des FARDC, les exactions de masses et les avancés des milices. Jugé comme étant un dispositif inefficace et incapable de rétablir la paix, la MONUSCO a fait face à des manifestations civiles à Goma et plusieurs autres villes du Nord Kivu. Dans un climat de tension générale et d’exaspération des populations locales, une manifestation sous le slogan « MONUSCO dégage » a été conclue par une dizaine de morts en juillet 2022. Puis récemment, le 30 août 2023, les militaires congolais ont réprimé d’autant plus fort les mouvements sociaux à Goma, conclut cet fois-ci 57 décès. Le Conseil de sécurité a donc déclaré le retrait progressif de la MONUSCO d’ici fin 2023 suite à la demande du gouvernement congolais le 21 septembre dernier. Avant ce départ imminent, la MONUSCO et les FARDC ont lancé, en réponse aux dernières attaques du M23, l’opération « Springbok » pour protéger les villes de Goma et Sake.

À ce panorama complexe vient s’ajouter la lente mise en place d’un processus de justice transitionnelle adapté à la région. Depuis le début de la première guerre du Congo, aucune des victimes ne s’est vu octroyer réparation face aux atrocités vécues. La Cour pénale internationale (CPI) a tout de même ouvert des enquêtes sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qui auraient été perpétrés dans l’Est de la RDC (Ituri, Nord et Sud Kivu) depuis 2002. Il s’agit notamment l’un des plus anciens dossiers de la CPI. En juin dernier, Karim Khan, le procureur de la CPI, et le gouvernement de la RDC ont signé un accord pour renforcer leur coopération dans la lutte contre l’impunité face aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité. À la suite de cette annonce, Karim Khan a également décidé d’ouvrir un nouvel examen préliminaire concernant les crimes présumés des groupes armés tels que le M23 depuis le 1 janvier 2022.

Plusieurs initiatives ont été proposées pour mettre en place un processus de justice transitionnelle, avec un même objectif :  mettre fin au cycle d’impunité et faire en sorte que les communautés victimes depuis plusieurs générations obtiennent réparation. La publication du rapport Mapping en 2010 par le HCR sur les crimes les plus graves commis dans l’Est entre 1993 et 2003 (soit durant la première et la deuxième guerre de la RDC), donne notamment matière à réflexion sur les dispositifs à mettre en place. Le gouvernement rwandais s’était fortement opposé à l’époque contre le rapport Mapping, réfutant l’hypothèse d’un « double génocide » perpétré par les troupes rwandaises ainsi que les réfugiés hutus sur le territoire congolais. À ce jour, la majorité des recommandations de ce rapport n’ont pas été appliquées. Pourtant, il est régulièrement évoqué, notamment par le président Felix Tshisekedi et par le Dr Mukwege, l’idée d’un Tribunal spécial pour la RDC à l’image du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ou du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), avec des chambres mixtes de magistrats congolais et internationaux. L’idée de création d’une cour internationale ad hoc pour inculper les criminels de guerre reste vaguement en suspens pour l’instant.

Au niveau international, le positionnement général reste la passivité face à l’urgence humanitaire à l’Est de la RDC. Les déplacements et les exactions à l’encontre des civils ne cessent de s’accroître, et pourtant, une réponse adéquate n’est toujours pas une priorité de l’agenda politique international. L’ensemble des mécanismes d’aide mis en place par les Nations Unies s’avèrent très peu efficaces face à l’ampleur de cette crise et son inscription dans le temps. Elle reste cependant un sujet diplomatique, dans la mesure où l’État rwandais est fortement impliqué via son soutien au M23 (et à moindre mesure l’Ouganda), et démontre des visées expansionnistes dans l’Est de la RDC. L’ensemble de la région des Grands Lacs est impacté par un contexte d’instabilité constante et de menace face à plusieurs groupes armés. Depuis l’indépendance, la stabilité politique de la RDC, ainsi que l’unité territoriale, est en perpétuelle remise en question. Les civils sont évidemment les plus vulnérables et les premiers à payer le lourd tribut des affrontements. Les conflits, déplacements, violences et problèmes d’accès à des moyens de subsistance sont, hélas, à présent inscrits sur plusieurs générations de Congolais.
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