ANALYSES

Quels scénarios face au rejet du franc CFA en Afrique de l’Ouest ?

Interview
20 octobre 2023
Le point de vue de Émilie Laffiteau


Le franc CFA est régulièrement critiqué en Afrique subsaharienne, dans les rues de nombreuses capitales comme dans les milieux intellectuels. Il serait la cause de nombreux maux socio-économiques que traversent ces pays. Comment se caractérise ce rejet ? Quelles en sont les principales raisons ? Où en est-on du processus, entamé en 2020, de la disparition du franc CFA en Afrique de l’Ouest et du passage à l’éco ? Quelles sont les perspectives monétaires à court et moyen terme des pays francophones d’Afrique de l’Ouest ? Le point avec Émilie Laffiteau, macroéconomiste, chercheuse associée à l’IRIS.

____________________________________________________________________________________

Rappel : le franc de la Communauté financière africaine (CFA) ou XOF est la monnaie des 8 pays de l’Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest (UEMOA) :  Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo. Le franc de la Coopération financière en Afrique centrale (CFA) ou XAF est la monnaie commune de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) : Cameroun, Gabon, Guinée équatoriale, République centrafricaine, République du Congo et Tchad.

____________________________________________________________________________________

 

Le franc CFA semble rejeté dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. Pourquoi ce rejet ?

Dans la pratique, l’utilisation du franc CFA reste de mise et il a moins souffert que d’autres monnaies des pays voisins telles que le cedi du Ghana ou le naira du Nigéria d’une dépréciation réelle de sa valeur. Les marchés financiers comme les citoyens ouest-africains continuent de lui accorder une relative confiance tant comme intermédiaire aux échanges et unité de compte que comme réserve de valeur (par exemple, la Côte d’Ivoire a, ces dernières années, réussi d’importantes levées de fonds sur les marchés financiers à des niveaux jamais observés par le passé). En revanche, dans les discours, il est assurément de plus en plus contesté par les populations ouest-africaines et certains leaders politiques. On a ainsi pu voir dans les manifestations et rassemblements populaires à Ouagadougou, Bamako, Niamey mais aussi Dakar des slogans virulents demandant son retrait. Le Front panafricain anti-CFA porté par l’activiste franco-béninois Kemi Seba est très actif sur les réseaux sociaux depuis 2017. Dans les milieux intellectuels, parmi les nombreux défenseurs de son retrait, on retrouve l’économiste Kako Nubukpo, actuel commissaire de la Commission de l’UEMOA et ancien ministre de l’Économie du Togo. On peut par ailleurs souligner que ce rejet est également perceptible en Afrique centrale, au Cameroun par exemple, mais dans une moindre mesure.

Les raisons de ce rejet ou ressentiment sont multiples. Il est évident que le franc CFA, ne serait-ce que par son nom « franc », reste un héritage fort de la colonisation de la France dans ces pays. Même si des arguments alambiqués ne manquent pas d’animer le débat, la volonté des États et des peuples ouest-africains de disposer d’un instrument discrétionnaire de politique monétaire en s’affranchissant pleinement de la tutelle de la France apparait pleinement légitime. Outre cet argument de souveraineté monétaire, les pourfendeurs du FCA dénoncent à raison les inconvénients économiques d’une parité de change fixe avec l’euro. Cet arrimage n’incite pas les entreprises exportatrices africaines à fournir des efforts de compétitivité et décourage la volonté de substitution aux importations par la production locale. Elle entretient les pays dans une forte dépendance pour ses intrants (principalement des biens intermédiaires en provenance de Chine et d’autres continents) et maintient une économie de rente des matières premières. Mais le rejet du CFA va en réalité bien au-delà de l’enjeu monétaire : c’est sans doute la bataille la plus symbolique que puissent mener les partisans d’une prise de distance avec la France, à de multiples niveaux : diplomatique, économique, militaire ou culturel. Bref, il ne s’agit pas seulement de revendication de souveraineté monétaire, mais de souveraineté nationale.

Qu’en est-il de la fin annoncée du franc CFA en 2020 et du passage à l’éco ?

En mai 2020, les présidents ivoirien et français, Alassane Ouattara et Emmanuel Macron, ont entériné officiellement la réforme du franc CFA annoncée en décembre 2019, reconnaissant que cette monnaie est « perçue comme l’un des vestiges de la Françafrique ». Cet accord entre le Trésor français et la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) engage deux principaux changements : l’annulation du versement des 50 % des réserves de change de la zone sur le compte d’opération du Trésor français et le retrait de la France des instances de gouvernance de la devise (conseil d’administration et comité de politique monétaire de la BCEAO). En revanche, point non moins majeur, la France continue – pour l’instant – de garantir le franc CFA. Cette étape s’inscrit comme une transition vers le remplacement du franc CFA (XOF) par le futur éco, monnaie commune de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), projet dont les 15 pays membres discutent depuis près de 30 ans. L’objectif serait ainsi, dans un premier temps, de basculer vers l’éco dans les huit pays de l’UEMOA puis d’accueillir, sous condition de critères de convergence macroéconomique, les sept pays anglophones dans un régime de change flexible (et de sortir ainsi de la parité fixe avec l’euro).

Aujourd’hui ce projet semble au point mort, en grande partie à cause de la conjoncture économique et géopolitique mondiale. La guerre en Ukraine, la hausse des taux d’intérêt au niveau mondial et l’inflation mettent en souffrance les régimes de change flexibles des pays en développement (on a vu dernièrement le Ghana faire défaut et subir une inflation galopante). Au contraire le franc CFA, grâce à sa parité avec l’euro et sa garantie du Trésor français, assure une relative maîtrise de l’inflation, limite le coût de l’endettement en devises et évite une défense de la monnaie locale qui serait très couteuse en devises internationales.

Quelles sont les perspectives monétaires pour les pays de l’UEMOA ?

Plusieurs scénarios sont possibles dont trois semblent plus probables. Le premier, celui de l’éco comme monnaie commune entre les 15 pays de la CEDEAO. Il comporte l’avantage d’être celui pour lequel les efforts sont actuellement consacrés afin de donner suite à la réforme de 2020 et engage le Nigéria qui détient, grâce à son pétrole, un niveau de réserves en devises largement plus élevé que ses voisins, ce qui permettrait de défendre la valeur de la nouvelle monnaie. Ce scénario comporte cependant de sérieuses difficultés de mise en œuvre et de probables lenteurs tant sur la période de stabilisation de l’éco au sein de la zone UEMOA que sur l’adhésion des sept autres pays selon des considérations de convergence, notamment budgétaires. Il semble également plus risqué pour les pays de l’UEMOA dont les économies sont régulièrement contracycliques à celle du Nigéria (pays producteurs de pétrole/pays importateurs de pétrole) et qui paieront donc cher certaines orientations de politique monétaire forcément dictées par la puissance nigériane. Le deuxième scénario est celui d’une monnaie commune dans la zone UEMOA avec pour uniques changements le nom de la monnaie (éco ou autre) et la parité. Cette option a l’avantage de maintenir certains acquis, notamment l’expérience de gestion d’une monnaie commune par la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), mais il faudra des réserves de change en quantité suffisante pour défendre la nouvelle monnaie et une coordination solide entre les États membres, ce qui semble compliqué actuellement compte tenu des tensions entre les régimes élus et les régimes arrivés au pouvoir par des coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Se pose également ici la question du maintien de la garantie du Trésor français. Dans l’hypothèse de son abrogation, la probable dépréciation qui s’ensuivrait serait sans doute reprochée à la France ; dans le cas du maintien, le statu quo demeure et avec lui les critiques de sa tutelle. Dans les deux cas, la responsabilité du Trésor français est engagée. Enfin, un dernier scénario réside dans la sortie de certains pays de la zone franc pour une monnaie nationale (scénario que l’on peut rapprocher à l’expérience de la création du franc guinéen en 1960). Ce dernier scénario serait, du moins actuellement, très aventureux car, mis à part la Côte d’Ivoire, aucun pays de la zone ne dispose d’une capacité à engranger suffisamment de devises pour défendre une nouvelle monnaie sur les marchés. S’ensuivraient donc très rapidement une inflation galopante et un risque très élevé de défaut de paiement, mettant à genoux l’économie nationale.

À court terme, le statu quo risque donc de durer. Si la volonté de souveraineté monétaire des pays de l’UEMOA est pleinement légitime, les alternatives au franc CFA restent à l’heure actuelle mal embarquées.
Sur la même thématique