13.12.2024
« Ce que le football est devenu » – 4 questions à Jérôme Latta
Édito
13 octobre 2023
Selon vous, l’économie tout entière du football est dépendante de son financement majoritaire par les diffuseurs, qui en sont les véritables maîtres…
C’est l’apparition d’un marché des droits de diffusion, avec le développement des télévisions à péage, qui a métamorphosé l’économie du football en enclenchant une croissance spectaculaire à partir des années 1980. Cela a fait de ces télévisions les principaux financeurs de l’industrie du football, en créant une double « télédépendance » : pour les clubs à l’égard de ces revenus, et pour le football dans son ensemble, devenu un « produit télévisuel » et donc implicitement tenu de répondre aux demandes de ses commanditaires.
Cela a notamment incité les organisateurs – ligues professionnelles, fédérations et confédérations – à bouleverser les horaires de diffusion, en les éparpillant, mais aussi à multiplier les compétitions ou à les hypertrophier afin d’augmenter la quantité de matches et le montant des droits générés. Le découpage en lots, dans le même but, a aussi tendu à accroître le nombre de diffuseurs, compliquant et rendant plus coûteux l’accès des téléspectateurs, au risque d’invisibiliser les compétitions et de nuire à l’exposition, et donc à la popularité du football.
Enfin, les télévisions ont imprimé leur marque sur le jeu avec une mise en scène visant à le spectaculariser par une débauche de moyens techniques, à produire un « show techno où se noie le football », comme l’écrit le spécialiste Jacques Blociszewski, qui s’éloigne de plus en plus de ce que voit le spectateur au stade, au point parfois de nuire à la compréhension du match. En menant le procès permanent des arbitres, en pratiquant l’arbitrage vidéo de façon anticipée, elles ont aussi milité en sa faveur bien avant son adoption, sans la moindre réflexion sur ses conséquences pourtant majeures sur le jeu et les manières de le vivre.
L’arrêt Bosman, pris par la Cour de Justice de l’Union européenne en 1995, a dérégulé le marché des transferts. Mais les supporters se prêtent au jeu, s’enthousiasmant pour les départs et arrivées des joueurs…
Même s’il s’est inscrit dans une dynamique dérégulatrice d’ensemble, l’arrêt Bosman a en effet eu des conséquences majeures en permettant, avec la suppression quasi totale des quotas de joueurs étrangers, aux clubs les plus riches d’accumuler les meilleurs footballeurs dans leurs effectifs. Il a aussi favorisé l’inflation des montants de transfert et des salaires, qui absorbent l’essentiel des revenus des clubs, et l’extrême mobilité des joueurs, souvent perçue comme relevant d’un « mercenariat ». Ceux-ci, principalement les tout meilleurs sur un marché du travail très segmenté, et leurs agents, ont été les grands gagnants de cette évolution.
Le paradoxe est que l’un des effets les plus problématiques de la libéralisation du football – qui voit les footballeurs transformés en actifs financiers spéculatifs, implique des flux financiers opaques très favorables à la corruption et au blanchiment, assigne les clubs formateurs à une fonction d’élevages de joueurs, contribue à la perte d’identité des équipes – a été transformé en spectacle médiatique. Le « mercato », qui présente l’avantage de fournir du contenu dans les périodes de trêve des compétitions, est devenu une actualité en soi, dans laquelle les rumeurs sont des informations, qui suscite un intérêt à la manière d’un vaste Monopoly, un jeu pour lequel beaucoup de supporters se passionnent et dont ils deviennent eux-mêmes des spécialistes… alors que leurs clubs sont, pour la plupart, victimes de ce système. On peut y voir une forme d’aliénation.
De 1985 à 1996, il y a eu 16 places de demi-finalistes en Ligue des Champions pour le bloc Espagne, Italie, Angleterre, Allemagne, 24 pour les autres. De 1997 à 2006, 34 pour le bloc, 6 pour les autres. Dans les décennies suivantes, les autres n’ont plus qu’une place, contre 39 pour le bloc…
La lucrative Ligue des champions, lancée en 1992 comme une compétition « premium », a constitué un des principaux leviers du creusement des inégalités économiques et sportives, d’enrichissement des plus riches. D’abord au travers d’une formule de compétition (phase de groupes, têtes de série, part des places réservées aux grands championnats) qui a favorisé les clubs déjà les mieux dotés. Ensuite au travers d’un système de répartition des revenus qui leur a artificiellement – indépendamment de tout mérite sportif – attribué la plus grosse part du gâteau.
La phase à élimination directe, au printemps, a ainsi été progressivement trustée par une oligarchie de clubs issus des quatre pays les plus puissants (plus le PSG) qui s’est arrogé l’essentiel des ressources économiques et sportives, témoignant d’un rétrécissement drastique de l’élite et d’une corrélation de plus en plus étroite entre la puissance financière et les résultats. L’incertitude sportive, combattue par ces clubs car contraire à la nécessité de sécuriser leurs investissements, ne se rétablit que dans l’entre-soi de cette petite élite.
Celle-ci agite depuis 25 ans la menace d’une ligue privée et fermée, poussant l’UEFA à céder systématiquement en aménageant la Ligue des champions conformément aux intérêts de ces clubs. Même si le lancement d’une telle « Super Ligue », en avril 2021, a été mis en échec grâce à un large front du refus, toutes les réformes de la Ligue des champions (y compris celle qui sera en œuvre la saison prochaine) nous en rapprochent. L’ensemble des évolutions du football, à peine combattues, tendent vers ce modèle de compétition fermée qui tournerait le dos au modèle du sport européen – lequel repose sur un système pyramidal de compétitions ouvertes grâce aux accessions et relégations entre les différentes divisions.
La révolution financière du football se produit selon vous dans l’indifférence des pouvoirs publics et des médias sportifs…
Dans ce livre, j’ai mis en perspective ces évolutions connues de tous, ces mécanismes qui ont convergé durant une trentaine d’années pour donner un caractère systémique à des inégalités parfaitement documentées, faisant du football de plus en plus un spectacle et de moins en moins un sport, dont les principes élémentaires sont bafoués – comme l’équité et l’intégrité des compétitions. On peut avancer beaucoup d’explications à la passivité des médias sportifs. La principale, outre un manque de culture critique et politique, est qu’ils ont trouvé leur propre intérêt dans le développement de ce sport-spectacle, qui a conquis une légitimité sociale et un rang élevé dans la hiérarchie de l’information. Leur caution implicite de ce système, en dehors d’indignations sporadiques, reste cependant problématique : ils se réclament constamment de « valeurs », celles du sport, qui sont ainsi profondément mises à mal.
Les pouvoirs publics, particulièrement en France, oscillent entre une forme de mépris pour le sport et une conception de celui-ci comme divertissement pour les masses. La gauche politique et intellectuelle a exprimé une indifférence analogue, ne considérant pas le sport comme un terrain de luttes, mais comme une expression du capitalisme industriel puis du néolibéralisme contemporain. Une cause perdue, en somme, qui ne mériterait pas qu’on se batte pour elle malgré les liens historiques entre le football, les cultures populaires et les mouvements ouvriers.
Cette démission collective a notamment conduit à ne pas défendre, à l’échelle européenne, une « spécificité des activités sportives » calquée sur celle qui protège la culture et qui protégerait les clubs et le football lui-même en tant que biens communs, notamment en rétablissant des régulations fortes, en veillant aux liens avec les territoires et les publics. Ce patrimoine collectif ne devrait pas être instrumentalisé par des intérêts qui lui sont complètement étrangers – intérêts économiques et désormais géopolitiques, comme on l’a vu avec la Russie, le Qatar ou maintenant l’Arabie saoudite. Si l’on ne parvient pas à réunir enfin les conditions d’un vrai débat politique sur le sport, la fuite en avant du football se poursuivra.